Mayotte est un abcès au flanc de la République française, un abcès appelé à ne jamais guérir sauf au prix d’une opération chirurgicale.
Cette île du bout du monde, entre Afrique australe et Madagascar, est le lieu de tous les mensonges depuis son acquisition en 1841 par un officier de marine français. Paradis tropical, elle est devenue pendant le dernier demi-siècle un enfer postmoderne par l’effet d’une succession de décisions malavisées et irresponsables.
En témoigne notre enquête sur les conséquences politiques et humaines de ces décisions qui ont conduit Mayotte à devenir le 101e département français, le 31 mars 2011, en violation du droit international qui prescrit le respect des frontières issues de la colonisation.
À défaut de me rendre à Mayotte, j’ai mené mon enquête en historien ou historiographe, en confrontant toutes les sources disponibles :• Les travaux des historiens et des chercheurs, au premier rang desquels Rémi Carayol et Nicolas Roinsard. Excellent connaisseur de Mayotte, Rémi Carayol a fondé la revue en ligne Afrique XXI. Il vient de publier Mayotte. Département colonie (La Fabrique éditions, 240 pages, 15 euros, 2024), un ouvrage de référence dans lequel il analyse les racines d’une situation devenue inextricable. Nicolas Roinsard est chercheur et maître de conférences. Il a mené qui a mené une série d’enquêtes ethnographiques de terrain entre 2013 et 2020. Il en a tiré un compte-rendu très bien informé et proche du terrain : Une situation postcoloniale, Mayotte ou le gouvernement des marges (CNRS éditions, 352 pages, 26 euros, 2022).
• Les témoignages des Amis d’Herodote.net qui ont travaillé ou travaillent encore à Mayotte et nous ont fait part de leur vécu (sous couvert d’anonymat).
• Les sources officielles : enquêtes de l’INSEE, textes législatifs et débats parlementaires de 1975 sur le maintien ou non de Mayotte au sein de la République française.
• Enfin, mais ce n’est pas le plus intéressant, les propos publics ou officieux de la classe politico-médiatique.
AL
Clichés mahorais
Devant l'« île aux parfums », il importe de nous libérer des clichés, lieux communs et contre-vérités qui ont cours dans la presse et les débats.
Après 1841, la présence française à Mayotte s’est limitée à une poignée de planteurs sur l’île principale, la Grande-Terre, et à un comptoir colonial sur le rocher de Dzaoudzi. Mayotte était semblable en cela à d’autres possessions coloniales qui remontaient pour certaines à Richelieu et Louis XIV : Saint-Louis du Sénégal ou encore Fort-Dauphin et Sainte-Marie, sur le littoral oriental de Madagascar. Rien à voir avec Nice et la Savoie. C’est seulement le 7 mai 1946, avec la loi Lamine-Guèye, que les Comoriens de Mayotte et des autres îles vont passer du statut d’indigène à celui de citoyen, de même que les habitants de toutes les autres colonies françaises.
En 1958, avec le transfert de la capitale de l’archipel de Dzaoudzi à Moroni (Grande Comore) et la perspective de l’indépendance, les notables de Mayotte ont craint que leurs rivaux de Grande Comore et Anjouan ne se réservent la meilleure part du gâteau. Sous l’égide de Marcel Henry, issu de planteurs de Sainte-Marie, et Pierre Pujo, militant d’Action française (royaliste) nostalgique de l’Empire colonial, une partie d’entre eux ont mené campagne à Paris et sur l’île, pas toujours de manière pacifique, en faveur de la départementalisation. Leur souci était davantage de ne pas tomber sous la dépendance des Grands-Comoriens que de rester français ! Comme dans les autres colonies d’Afrique, l’attachement à la France et à la République était quasi-inexistant dans une population massivement ignorante de la langue française et qui ne connaissait souvent les Européens que sous la forme de planteurs et de légionnaires.
Le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est une antienne qui remonte au début du XXe siècle et n’a reçu d’application véritable qu’à deux occasions : le rattachement de Nice et la Savoie à la France (1860) et le retour de la Sarre à l’Allemagne (1935).
Ce droit requiert de définir ce qu’est un peuple : a minima une communauté soudée par l’appartenance à un territoire. Or, l’horizon des Mahorais n’est pas limité à leur île, loin de là. Par les relations matrimoniales et les échanges, il s’étend aux îles voisines, en particulier à Anjouan et même à la côte sakalava de Madagascar.
Par ailleurs, le droit de faire sécession vient en contradiction avec le droit international qui s’oppose à toute modification unilatérale des frontières. Séparer Mayotte du reste des Comores au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » oblige à accepter aussi l’annexion de la Crimée par la Russie…
La France a interdit la polygamie traditionnelle mais, paradoxalement, sa législation sur le droit des étrangers a entraîné une nouvelle polygamie, autrement plus déstabilisante pour les familles et le tissu social.
En témoignent les femmes interviewées par le chercheur Nicolas Roinsard : venues des îles voisines ou de Madagascar, elles se sont fait faire un enfant par un compagnon mahorais (généralement déjà marié) ; l’enfant étant reconnu par son père, il est automatiquement français, ce qui donne à sa mère l’espoir d’être régularisée à terme, voire naturalisée !
Le « droit du sol » n’a rien à voir en la circonstance. Une nouvelle réforme de celui-ci, à l’échelon de Mayotte, venant après celle de 2018, ne changera rien aux trafics matrimoniaux entre les « îles Vanille ».
La richesse relative de Mayotte est au centre des débats publics, son produit intérieur brut par habitant (PIB/habitant) étant présumé six à vingt fois supérieur à celui des Comores ou de Madagascar. Cette allégation repose sur l’application absurde du PIB/habitant à une fraction de territoire national. Si l’on s’en tient à une définition rigoureuse (dico), il faudrait déduire de la valeur ajoutée locale l'argent qui vient de la métropole. Par le fait que Mayotte importe à peu près tout ce qu’elle consomme et n’exporte à peu près rien, son PIB réel serait ainsi moins élevé que celui des Comores et de Madagascar !
La dépense publique représente aujourd’hui 80% du PIB mahorais : salaires des fonctionnaires, aides sociales, investissements dans les infrastructures. Cette dépense en constante augmentation contribue à faire flamber les prix des biens de consommation courante. Elle dissuade les Mahorais de se lancer dans des activités entrepreneuriales, forcément plus risquées et moins rémunérées que les emplois dans la fonction publique territoriale. Elle attire aussi de plus en plus d’habitants des îles voisines, désireux de recueillir les miettes du festin en s’employant dans le bâtiment et la domesticité.
L’augmenter ne fait qu’aggraver les maux dont elle est la cause : inégalités de revenus abyssales ; découragement de l’esprit d’entreprise ; « submersion migratoire ».
Mayotte dans l’impasse
Les Mahorais ne représentent plus guère que la moitié de la population de Mayotte. Les autres habitants sont des étrangers venus pour l’essentiel des Comores voisines et de Madagascar ou des enfants nés sur l’île de mère étrangère. Les deux tiers environ sont en situation irrégulière. Ils se satisfont de travaux ingrats et rémunérés entre 150 et 400 euros mensuels, largement inférieurs au SMIC local et plus encore au SMIC métropolitain.
Protégés par leurs papiers d’identité et des emplois confortables, le plus souvent dans la fonction publique, les Mahorais font volontiers travailler les étrangers pour leur compte et leur louent un abri. Mais dans la crainte d’être débordés, ils prennent de temps à autre des armes pour les combattre et raser leurs bidonvilles ou bangas. C’est le « décasage ».
Ils donnent aussi leurs votes à l'extrême-droite. Au deuxième tour des élections présidentielles de 2022, la candidate du Rassemblement national a ainsi recueilli 59,1% des suffrages exprimés, soit l'un de ses meilleurs résultats (note).
Les maires et les députés mahorais participent à la dénonciation de l’immigration de manière de plus en plus extrême, rejoints en cela par plusieurs autres députés de l’outre-mer. À preuve l’élection le 9 juillet 2024 des deux premiers députés d’outre-mer affiliés au Rassemblement National (RN) : Anchya Baman à Mayotte et Joseph Rivière à La Réunion.
Le maire de M’Tsangamouji, dans le nord de l’île, Saïd Maanrifa Ibrahima, s’inquiète aujourd’hui des « énormes tensions » survenues à l’occasion de la distribution d’eau et de vivres après Chido. « Ce sont des personnes en situation irrégulière qui viennent faire la queue plus tôt le matin, et des familles de Mahorais n’ont pas pu bénéficier de cette aide », assure-t-il (La Croix, 5 février 2025).
Le paradoxe est que ces « personnes en situation irrégulière » sont pour la plupart en tous points semblables aux Mahorais. L’ethnologue Sophie Blanchy, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste des sociétés comoriennes et malgaches, déclare dans Le Monde (26 avril 2023) : « S’agissant des Comoriens à Mayotte, il est difficile pour moi de parler de migrants étrangers. Ces populations, qu’elles soient nées à Mayotte, à Anjouan ou à Grande Comore, partagent la même langue, pratiquent la même religion, ont la même conception de la parenté, se sont souvent mariées et continuent de se marier entre elles. Rien ne les distingue si ce n’est que certaines se retrouvent sur ce territoire avec la nationalité française et d’autres pas ».
Les choses sont peut-être en train de changer avec un trafic à grande échelle qui amène sur l’île de plus en plus d’immigrants du continent africain, attirés par un bout d’Europe à portée de kwassa-kwassa. Beaucoup de Mahorais de souche fuient en conséquence leur île et tendent à l'abandonner aux nouveaux-venus. Ils usent de leur citoyenneté pour aller chercher une vie plus sereine à la Réunion ou en métropole.
Le départ des meilleurs éléments n'améliore en rien la situation de Mayotte. Nicolas Roinsard rappelle qu'en 2019, seuls 55% des habitants déclaraient maîtriser le français (75% parmi les natifs de l'île). Et Rémi Carayol évoque une évaluation de 2015 selon laquelle « plus de la moitié des Mahorais âgés de 17 et 18 ans étaient en situation d'illettrisme (contre 3,6% de leurs homologues métropolitains) ».
Même au prix d'efforts considérables, on voit mal comment l'État français pourra faire face aux défis politiques, sociaux, culturels et économiques :
• Corruption endémique de la classe politique locale,
• Analphabétisme et méconnaissance de la langue française,
• Prévalence du droit coutumier coranique sur la loi française,
• Sous-développement aigu et absence de toute activité de production, en lien avec l'insécurité et les sur-rémunérations des fonctionnaires, qui découragent l'initiative privée,
• Énorme pression migratoire en provenance des Comores, de Madagascar, voire de l'Afrique des Grands Lacs (on compte plusieurs milliers d'enfants clandestins à la charge de la collectivité et dont la mère a péri dans un naufrage),
• Montée des violences meurtrières entre Mahorais et immigrés illégaux comoriens ou africains.
Mayotte indépendante !
Comment s’explique le choix de conserver envers et contre tout Mayotte jusqu’à en faire un département français ?
On peut y voir la conviction qui nous vient de la Révolution que la France est porteuse de « valeurs » supérieures auxquelles tout un chacun serait disposé à adhérer pourvu que nous lui en offrions les moyens. On peut y voir aussi la nostalgie d’une France présente autrefois dans toutes les parties du monde, nostalgie qui traverse toutes les classes de la société.
De son empire colonial, la France a conservé quelques « confettis » dans tous les océans de la planète. Cela lui vaut de posséder aujourd’hui le deuxième domaine maritime mondial derrière celui des États-Unis… Mais dans les temps « compliqués » qui s’annoncent, en Europe comme dans le reste du monde, il est douteux qu’elle préserve encore longtemps ses positions, en particulier dans l’océan Pacifique où s’aiguise l’appétit de la Chine.
• S’en tenir au statu quo, c’est prendre le risque d’un engrenage policier et militaire sous l’effet d’une immigration hors de contrôle.
• Rattacher l’île au reste de l’archipel comorien, c’est trahir les Mahorais pour lesquels la république des Comores fait figure de repoussoir absolu…
• Reste la perspective de l’indépendance ! Cette éventualité pourrait venir d’un référendum qui offrirait aux Mahorais le choix entre une indépendance bien préparée et pourquoi pas ? un rattachement à l’Union des Comores.
L’indépendance bénéficierait de solides garanties de la France, dont le maintien d’un hôpital de qualité à Mamoudzou et d’un bataillon sur le rocher de Dzaoudzi pour prévenir une agression des Comores voisines ; des arrangements financiers pour les habitants tels qu’une « aide au retour » conséquente pour les étrangers et une allocation forfaitaire viagère pour les Mahorais restés fidèles à leur île ; enfin des facilités pour les Mahorais qui choisiraient de s’installer en métropole.
D’après la Cour des comptes, la dépense publique à Mayotte s’élevait à 3 milliards d’euros environ en 2022 pour une population de 320 000 habitants dont 50% d’étrangers majoritairement en situation irrégulière.
• Dans un premier temps, la France accorde une aide au retour de dix mille euros aux 150 000 étrangers présents à Mayotte (total : 1,5 milliard d’euros), étant entendu que ceux qui préfèreraient rester sur l’île devraient, une fois l’indépendance acquise, composer avec la gendarmerie du nouvel État mahorais.
• Là-dessus, l’île étant devenue indépendante, chacun des 150 000 ex-citoyens français reçoit une allocation viagère de 500 euros/mois (non transmissible). C’est 900 millions d’euros la première année et un peu moins chacune des années suivantes du fait des décès naturels. Et c’est aussi pour les Mahorais l’opportunité de développer les ressources de leur île en prenant exemple, pourquoi pas ? sur leurs lointains voisins des Seychelles.
Cette option paraît aujourd’hui invraisemblable (comme en 1954 l’indépendance des trois départements algériens). Il n’empêche qu’elle serait bien moins coûteuse sur le long terme que le maintien du statu quo. Elle épargnerait à la France le recours à la force armée dans un futur sans doute pas si lointain, pour faire face à la submersion migratoire. Et elle assurerait aux Mahorais une tranquille aisance dans le respect de leur identité. Il est vrai qu’il y faudrait une vision politique et une volonté qui font défaut dans la France actuelle.
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Voir les 4 commentaires sur cet article
Jihème (27-02-2025 11:34:11)
Quand on parle de "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et du principe de droit international reconnu par l'ONU "d'intangibilité des frontières issues de la colonisation", on invoque deux pr... Lire la suite
Henri Brun (26-02-2025 18:47:07)
Merci pour cet article, Et pour diffuser ces phrases qui fournissent une clé pour comprendre et donc envisager une solution "Leur souci était davantage de ne pas tomber sous la dépendance des G... Lire la suite
Krut (26-02-2025 15:53:59)
Bravo pour cette analyse lucide, et encore plus pour cette proposition de "troisième voie", imaginative, mais pondérée. Pour avoir vécu et travaillé à Mayotte, "paradis artificiel" (pour les Bla... Lire la suite