À voir la popularité dont jouit le pape François depuis son élection au trône de Saint Pierre, le 13 mars 2013, on a du mal à croire que ce même homme était, la veille, un « proscrit » dans son propre pays, en Argentine.
Jésuite et archevêque
Le pape François, de son vrai nom Jorge Mario Bergoglio, est né à Buenos Aires, le 17 décembre 1936, dans une famille d’immigrés piémontais dont le père était cheminot. Il entre au séminaire de la Compagnie de Jésus à 21 ans et est ordonné prêtre le 13 décembre 1969, douze ans plus tard.
En juin 1973, il est nommé provincial de la Compagnie de Jésus en Argentine, charge qu’il exercera pendant six ans. De 1980 à 1986, il préside le Colegio Maximo de San Miguel, un centre universitaire jésuite. En 1991-1992, il est envoyé à Córdoba, au centre du pays. Probablement une première traversée du désert. Lui-même a parlé d’une « crise intérieure » à ce moment-là.
En 1992, il revient à Buenos Aires comme évêque auxiliaire et devient le bras droit de l’archevêque Antonio Quarracino, que beaucoup ont surnommé « le premier électeur de Bergoglio ». Il le remplace à sa mort en 1998.
Jorge Mario Bergoglio ne tarde pas à apparaître alors, presque malgré lui, comme un candidat crédible au pontificat.
Il se fait en effet remarquer par ses collègues du monde entier à deux reprises, par son travail, son aptitude au dialogue, sa capacité de synthèse et ses idées sur ce que doit être le renouveau de l’Église :
La première fois quand, après avoir reçu la barrette cardinalice des mains de Jean-Paul II en février 2001, il est désigné en septembre de la même année rapporteur du synode des évêques, en remplacement de l’archevêque de New York, le cardinal Edward Egan, contraint de regagner son pays après les attentats du 11/9.
La deuxième fois, en 2007, à Aparecida (Brésil), où il est chargé de la rédaction du document final – un vrai programme - de la Ve Conférence des évêques Latino-américains.
L'archevêque dénonce le couple présidentiel
Mais nul n’est prophète en son pays - le Christ lui-même l'a dit -, et Jorge Mario Bergoglio n’a pas failli à la règle ! La froideur à peine dissimulée du message de félicitations de la présidente argentine Cristina Kirchner au nouveau pape latino-américain rappelle leur longue mésentente et leur inimitié réciproque.
L'archevêque de Buenos Aires ayant emprunté aux missionnaires jésuites du Paraguay leur caractère inflexible et volontaire, ses relations avec le couple présidentiel, héritier du péronisme, prirent très vite l'allure d'une guérilla. C'était Don Camillo contre Peppone, sans le côté bon enfant de la comédie italienne...
Pendant la crise sociale et économique très grave qui secoue l'Argentine en 2001, Jorge Bergoglio s'était posé en médiateur. En dépit de cela, Néstor Kirchner - président de 2003 à 2007 - et sa femme et successeur Cristina Fernández en font l'un des responsables de la crise. La vérité est qu'ils lui en veulent de dénoncer en chaire leur style de gouvernement et leur exercice du pouvoir brutal et cassant.
Le 25 mai 2004, selon la tradition, le président assiste à un Te Deum à la cathédrale de Buenos Aires, en commémoration de la Révolution de 1810. Ayant entendu le cardinal condamner en chaire « l’exhibitionnisme et les annonces stridentes des leaders politiques », il décide l'année suivante de bouder l'office et de s’absenter de la capitale.
Monseigneur Bergoglio récidive en dénonçant « la scandaleuse augmentation de la pauvreté ». Le président lui en veut de ne pas reconnaître de mérites à sa politique de lutte contre la pauvreté et en faveur de l'inclusion sociale.
Le 25 mai 2006, Néstor Kirchner fait l'effort de revenir à la cathédrale. Mais Jorge Bergoglio récidive : « Heureux ceux qui s’opposent à la haine et à la confrontation permanente… » C'est la rupture définitive. L'année suivante, l'archevêque s'abstient de célébrer un Te Deum pour la fête nationale.
Parallèlement aux heurts avec le pouvoir politique, Jorge Bergoglio dût faire face aussi à des adversaires au sein même de l'Église, regroupés autour du nonce apostolique Adriano Bernardini (l'ambassadeur du Saint Siège à Buenos Aires), aujourd’hui en poste à la nonciature à Rome.
De 2003 a 2011, le diplomate ne cessa de promouvoir des nominations d’évêques contre l’avis de Jorge Bergoglio. Puis, lorsque celui-ci présenta à Benoît XVI sa démission d'archevêque en raison de son âge (75 ans), Adriano Bernardini fit campagne pour que son voeu soit sans délai exaucé !
En 2005, à la mort du pape Jean-Paul II, les détracteurs de l'archevêque craignirent qu'il ne fut élu pape. Un journal proche du gouvernement relança alors contre lui une vieille accusation de complicité avec la dictature antérieure (1976-1983). Et chaque cardinal du conclave reçut un courrier électronique avec la copie de l’article accusateur.
Plus tard, en 2010, à l'instigation du camp gouvernemental, Jorge Bergoglio fut entendu par les juges en tant que témoin sur la disparition temporaire de deux prêtres de la Compagnie de Jésus en mai 1976, pendant la dictature. Ses ennemis soutinrent qu'il les avait livrés à leurs bourreaux.
Mais rien ne vint corroborer l'accusation et il ressortit au contraire des témoignages que son intervention auprès des autorités de l’époque fut décisive pour la libération des deux religieux. Par un retournement de l'Histoire, le journaliste italien Nello Scavo a recueilli de nouveaux témoignages sur des personnes que Jorge Bergoglio a aidées à échapper aux poursuites pendant les « années de plomb » (La liste de Bergoglio).
« La prétention de détruire le plan de Dieu »
Les échanges d'amabilités n'ont jamais cessé entre archevêque et couple présidentiel. Lorsqu’en 2006, le porte-parole de l’archevêché accuse le président d’inciter à la haine, Kirchner répond : « Dieu appartient à tous, mais attention : le diable aussi s'en prend à tout le monde, à ceux d’entre nous qui portons des pantalons mais aussi à ceux qui enfilent une soutane ».
Jorge Bergoglio réplique en rappelant que les droits de l’homme « ne sont pas violés uniquement par le terrorisme, la répression et les assassinats, mais aussi par des structures économiques injustes ». Au sanctuaire d’Aparecida, au Brésil, devant les évêques latino-américains, il dénonce aussi la « scandaleuse inégalité qui lèse la dignité personnelle et la justice sociale ».
Néstor Kirchner qualifie alors Jorge Mario Bergoglio de « chef spirituel de l’opposition politique », l'accusant de recevoir tous ses adversaires à l’archevêché, juste en face de la résidence présidentielle, la Casa Rosada ou Maison Rose. Mais est-ce de sa faute si aucun responsable kirchneriste n’ose frapper à la porte de l'archevêché par crainte de s'attirer les foudres du couple Kirchner ?
Après l’apparence d’une trêve avec Cristina Kirchner, qui succède à son mari à la présidence en 2007, voilà qu'un conflit de plusieurs semaines éclate entre le gouvernement et les agriculteurs à propos d’une augmentation des taxes à l’exportation. Bergoglio demande à la présidente « un geste de grandeur » pour mettre fin au conflit. « Le défi est de rester unis en tant que peuple », lui dit-il. Pas de réponse.
La tension culmine en 2010 lorsque le gouvernement envoie au Parlement le projet de légalisation du mariage homosexuel, une initiative que l’archevêque de Buenos Aires critique vivement : « Il ne s’agit pas tout simplement d’une lutte politique : c’est la prétention de détruire le plan de Dieu. Il ne s’agit pas d’un simple projet législatif, mais d’un dessein du (démon) ».
Ces paroles déclenchent de dures répliques. Néstor Kirchner, simple député depuis 2009 et promoteur du projet, affirme que le pays doit laisser définitivement de côté les « visions discriminatoires et obscurantistes ».
Entretemps, la presse souligne les bons rapports que Gabriela Michetti, vice-chef du gouvernement de la Ville de Buenos Aires, ainsi que le maire de la capitale argentine Mauricio Macri (centre-droit) entretiennent avec Monseigneur Bergoglio. Gabriela Michetti va jusqu’à l’appeler son « guide spirituel et intellectuel », ce qui suffit pour que le kirchnerismo dénonce une conspiration dont la plaque tournante serait la cathédrale métropolitaine.
Malgré tout, dans l’affrontement entre l’Église et le gouvernement à propos du mariage gay, Bergoglio se retrouve pratiquement seul. Il doit faire appel à une députée évangélique, Cynthia Hotton, pour exprimer au Parlement l’opposition à la loi en question.
Deux militants LGBT (homosexuels) ont joué la comédie en vue d'enclencher le mouvement en faveur du mariage entre personnes du même sexe : Alex Freyre et José Maria Di Bello s'étaient mariés « pour rire » le 28 décembre 2009 dans la province la plus australe du pays, la Terre de Feu, avec la bénédiction du gouvernement local (socialiste).
Désavouée aux élections législatives d’octobre 2009, la présidente Cristina Kirchner a aussitôt profité de ce mouvement pour récupérer la faveur de la classe moyenne et fait voter la loi sur le « mariage pour tous » en juillet 2010. Pari réussi : elle a été réélue à la présidence en octobre 2011.
Le 12 février 2013, au lendemain de l’annonce de la renonciation de Benoît XVI, Alex Freyre, un des leaders des associations LGBT d’Argentine, écrivit un tweet révélateur : « Bergoglio ne peut pas être pape, il a perdu sa qualité de papabile à l’instant même où j’ai épousé @josedibello ». Leur objectif ayant été atteint, Freyre et Di Bello ont plus tard mis fin à leur mariage de convenance par un divorce.
Happy end
Après le débat sur le mariage gay, personne en Argentine ne croit plus aux chances de l'archevêque de Buenos Aires d’être élu pape et son nom est même barré de la liste des « papabiles ».
Le cardinal lui-même, ayant eu 75 ans en 2011, réserve une chambre dans une maison de retraite des Jésuites en attendant que Benoît XVI accepte sa démission de l’archevêché de Buenos Aires. Une manière habile, peut-être, de désarmer ses ennemis, tant dans les instances gouvernementales qu'au sein de l'institution ecclésiastique.
Le 25 mai 2012, le maire de Buenos Aires déserte comme la présidente le Te Deum de Bergoglio, le dernier avant son intronisation. Un signe de l’isolement du cardinal... Mais ceci ne semble pas le décourager ni le détourner de ses convictions. Dans son homélie, cette fois, il fustige le « relativisme qui, avec l’excuse du respect des différences, homogénéise la transgression et la démagogie ; il permet tout afin de ne pas assumer les contrariétés qu’entraîne le courage de soutenir les valeurs et les principes ».
Son élection par le conclave prend de court le gouvernement argentin. Passé l'effet de (mauvaise) surprise, la présidente Cristina Kirchner tourne la page. Bénéficiant de l’indulgence de son compatriote, elle est le premier chef d’État reçu par le nouveau souverain pontife, lequel se garde de toute tentation revancharde. Rien de son passé de combat ne transparaît dans le pontificat actuel.
L'Amérique latine s'émancipe
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Voir les 6 commentaires sur cet article
mimine44 (20-03-2014 22:26:11)
Cet article est intéressant, mais s’appesantit sur la question du mariage homosexuel, qui est tout à fait marginale dans le parcours courageux et libre du Pape François. Dans toutes les circonsta... Lire la suite
gerard planterose (14-03-2014 12:13:54)
J'aurais aimé que soient mieux précisés le rôle de M. Bergoglio avec la théologie de la libération, si hypocritement à la fois encouragée par Jean Paul II et Ratzinger et condamnée. Oui, déf... Lire la suite
Monique Bourlon (13-03-2014 17:28:42)
C'est un excellent article