Le musée de Cluny ou musée national du Moyen Âge présente jusqu’au 16 juin 2024 une spectaculaire exposition consacrée au renouveau artistique sous le règne de Charles VII (1422-1461). Il fut justement surnommé « le Bien Servi » (Jeanne d'Arc, Dunois, Richemont, Jouvenel des Ursins, les frères Bureau, etc.) ou « le Victorieux » car il chassa les Anglais du Continent (à l'exception de Calais) et mit fin pour de bon à la guerre dite de Cent Ans.
L'exposition réunit 130 œuvres : peintures, vitraux, sculptures, pièces d’orfèvreries, tapisseries et bien sûr enluminures, particulièrement à l’honneur grâce à une collaboration exceptionnelle avec la Bibliothèque nationale de France qui prête une quarantaine de somptueux manuscrits, comme les Grandes Heures de Rohan et le Livre des tournois. Elle a également réussi à rassembler le triptyque parisien de la Passion et Résurrection du Christ d’André d’Ypres dont les trois panneaux sont dispersés entre le musée du Louvre, le musée Fabre et le Getty Museum.
Longtemps considéré comme une époque sombre, profondément meurtrie par la guerre de Cent Ans, le règne de Charles VII a récemment fait l’objet de nouvelles recherches qui ont révélé l’importance de la création artistique, en particulier dans les deux dernières décennies.
Charles VII et les arts
Si le souverain lui-même n’était pas un grand mécène à la différence de nombreux autres rois de France dont son grand-père Charles V, il sut s’entourer de hauts dignitaires, grands officiers, financiers, ou administrateurs, comme Jacques Cœur, ou Étienne Chevalier, qui multiplièrent les commandes artistiques.
Charles VII fit pour sa part réaliser des œuvres importantes afin d’affirmer la légitimité de son pouvoir, contesté depuis « l’honteux traité » de Troyes.
Son portrait par Jean Fouquet (le plus grand peintre de son règne) constitua le premier exemple de portrait royal après celui de Jean II le Bon. Il instaura les codes du genre qui furent repris encore au siècle suivant par Jean Clouet pour le portrait de François Ier.
Le cadrage resserré et la position frontale du monarque représenté à mi-corps, avec les épaules (renforcées par le rembourrage du vêtement selon la mode de l’époque) de face et le visage de trois quarts, confèrent une étonnante présence à l’effigie du souverain. Charles VII ne porte aucun symbole royal, mais la réunion de ses trois couleurs personnelles (le blanc, le rouge, le vert) a valeur de devise.
Cette œuvre mêle le synthétisme caractéristique des tableaux du début de la Renaissance italienne que Fouquet a observés lors de son voyage en Italie (géométrisation des volumes, en particulier dans les rideaux et les vêtements) et le réalisme sans concession de la peinture flamande, visible dans le rendu du visage aux traits fatigués et mélancoliques. Cette double influence, italienne et flamande, nourrit profondément le renouveau artistique en France.
L'art de la tapisserie
Seul vestige conservé d’un dais royal médiéval, la magnifique tapisserie sur fond rouge porte l’emblème du soleil d’or, adopté par Charles VI et repris par son fils pour renforcer sa légitimité. Suspendue derrière le trône, elle donnait l’impression que les archanges Michel et Gabriel (auxquels le roi vouait une grande dévotion) descendaient directement du ciel pour le couronner. Elle soulignait ainsi l’essence divine de la royauté.
L’extraordinaire composition des archanges, représentés de manière exceptionnelle à échelle humaine, est probablement due au talent de Jacob de Litemont. Ce peintre flamand, établi à la cour de Charles VII, s’inspira de l’art de Jan van Eyck et de ses subtils détails dans le rendu des matières, qui s’observe en particulier dans l’éclat des perles et des pierres précieuses de la couronne, et dans le reflet métallique à l’intérieur du bandeau.
La tapisserie des cerfs ailés montre aussi la virtuosité atteinte dans cet art. Selon une savante composition allégorique, elle symbolise la reconquête du royaume par Charles VII. Les cerfs ailés (ou « cerfs volants » selon l’expression du XVe siècle) constituaient un des emblèmes de la monarchie française adoptés par Charles V et furent ensuite repris abondamment par Charles VII.
Le jardin clos (dont la symbolique renvoie également à l’iconographie mariale) symbolise le royaume de France. Un majestueux cerf porte un étendard figurant saint Michel combattant le dragon. Il est rejoint dans l’enclos par deux autres cerfs, qui représenteraient la Normandie et la Guyenne, provinces récemment reconquises. À l’extérieur, les deux lions menaçants représenteraient les léopards des armoiries anglaises.
L'art du livre
Charles VII s’efforça également de reconstituer la bibliothèque royale, qui, comme la plupart des collections royales (surtout dans le cas de l’orfèvrerie, fondue pour financer la guerre), n’était plus qu’un souvenir.
L’extraordinaire « librairie » que Charles V avait réunie dans ses châteaux, en particulier au Louvre et à Vincennes, avait compté pourtant plus de neuf cents manuscrits, ce qui en faisait l’une des plus importantes de la fin du XIVe siècle.
Léguée à son fils Charles VI, elle fut achetée à vil prix par le régent anglais Jean de Lancastre, duc de Bedford, puis dispersée à sa mort en 1453. Charles VII ne reçut qu’un seul ouvrage ayant appartenu à son grand-père, le Bréviaire de Charles V, par le biais des exécuteurs testamentaires du duc de Berry.
Le roi passa de multiples commandes, mais reçut également de nombreux ouvrages richement enluminés. Outre les livres de dévotion, la plupart des manuscrits étaient des recueils politiques ou historiques. Le plus célèbre est certainement les Grandes Chroniques de France, illustrées de la main de Jean Fouquet, qui constituent la première histoire officielle de la monarchie depuis le règne de Saint Louis en langue vulgaire.
Renouveau de l'enluminure
Aux siècles précédents, l'art ogival ou gothique avait remplacé les peintures murales de l'époque romane par des vitraux. L'enluminure était de ce fait devenue le principal mode d'expression pictural. Au XVe siècle, elle connaît un spectaculaire renouveau favorisé par les multiples commandes dues à l’entourage du souverain. Les plus grandes familles du royaume, les Orléans, les Bourbons et les Anjou, furent ainsi d’importants mécènes.
Jean d’Orléans (vers 1403-1468), comte de Dunois, dit le Bâtard d’Orléans, célèbre pour ses victoires (Montargis en 1427, Formigny en 1450, Castillon en 1453) et son rôle auprès de Jeanne d’Arc, notamment lors de la levée du siège d’Orléans, était également un prince lettré qui favorisa les arts.
Devenu grand chambellan de France en 1436, il fit bâtir l’imposant château de Châteaudun et y réunit une magnifique collection de manuscrits : traités de philosophie, recueils de poésie, romans, chroniques historiques, mais aussi livres de dévotion.
Les Heures de Dunois, magnifique livre d’heures, fut enluminé par l’un des plus importants artistes parisiens, longtemps appelé « Maître de Dunois », nom de convention dû à cet ouvrage, et identifié récemment à Jean Haincelin. Cet enlumineur travailla également pour d’autres grands noms de la cour de Charles VII, comme l’amiral Prigent de Coëtivy et le chancelier Jouvenel des Ursins.
Jacques Cœur
Charles VII favorisa l’ascension de membres de la bourgeoisie ou de la petite noblesse qui cherchèrent par leurs commandes artistiques à témoigner de leur nouveau statut social et à rendre hommage au souverain, très souvent représenté dans les œuvres.
Surnommé de son vivant « Charles le Bien Servi », le roi put en effet compter sur les hauts dignitaires pour favoriser le renouveau artistique et répandre les représentations de son pouvoir dans tout le royaume. Le plus célèbre fut le grand argentier Jacques Cœur qui fit édifier à Bourges un magnifique hôtel particulier, au somptueux décor peint et sculpté.
Il entreprit une extraordinaire collection, dispersée après son arrestation et sa condamnation en 1451, qui comprenait notamment des tableaux venus d’Italie, emblématique de l’art de la première Renaissance florentine, comme une Annoncation de Fra Carnevale, peintre de l’atelier de Filippo Lippi (Munich, Alte Pinakothek), mais aussi de nombreux manuscrits enluminés.
Étienne Chevalier
Étienne Chevalier, membre du Conseil du roi et maître de la Chambre des comptes, commanda à Jean Fouquet deux chefs-d’œuvre.
Le Diptyque de Melun (Berlin, Gemäldegalerie et Anvers, musée royal des Beaux-Arts) montre le commanditaire, sous la protection de son saint patron, agenouillé face à une extraordinaire figuration de la Vierge à l’Enfant, sous les traits d’Agnès Sorel, la favorite du roi, entourée par des anges rouges et bleus.
Cette composition était ornée d’un médaillon (Paris, musée du Louvre) en émail et camaïeu d’or sur cuivre représentant un autoportrait en miniature de Jean Fouquet, généralement considéré comme le premier autoportrait autonome de la peinture occidentale.
Dans le domaine de l’art du livre, les Heures d’Étienne Chevalier prouvent la virtuosité du même artiste dans la technique de la miniature sur parchemin. Jean Fouquet innove dans l’organisation de la mise en page, y déploie tout son art des harmonies chromatiques, et puise à la fois dans l’art de la première Renaissance italienne et dans le réalisme de l’art flamant pour faire de chaque illustration un véritable tableau.
Le Triptyque de Dreux Budé
Cette virtuosité dans le rendu des détails les plus minutieux, caractéristique de la peinture flamande, se retrouve aussi dans les compositions peintes de grande envergure.
L’une des plus importantes commandes du règne fut passée par Dreux Budé, notaire et secrétaire du roi, garde du trésor des chartes, mais aussi prévôt des marchands de Paris de 1452 à 1456.
En ces même années, il fonda une chapelle dédiée à la Vierge dans l’église de sa paroisse parisienne, Saint-Gervais-Saint-Protais, et commanda un tableau d’autel représentant en trois panneaux (exceptionnellement réunis lors de l’exposition du musée de Cluny) : Le Baiser de Judas et l’Arrestation du Christ (Paris, musée du Louvre), La Crucifixion (Los Angeles, The J. Paul Getty Museum), et La Résurrection du Christ (Montpellier, musée Fabre).
Longtemps appelé « Maître de Dreux Budé », le peintre André d’Ypres avait été reçu franc-maître à Tournai en 1428 et semble avoir côtoyé le grand Rogier van der Weyden dont il reprend l’élongation des corps et le vérisme dans le rendu des expressions des visages.
Il réussit le tour de force de créer trois compositions différentes, traitées de manière distincte les unes des autres grâce à des effets atmosphériques variés, mais réunie par la ligne d’horizon et les groupes des donateurs en prières qui encadrent l’ensemble : à gauche, Dreux Budé et son fils, à droite, son épouse et leurs filles. La nuit étoilée et la clarté diffuse de la lame qui enveloppe toute la scène représentée sur le volet de gauche constitue la plus ancienne scène nocturne conservée dans la peinture française.
Une multiplicité de foyers artistiques
Malgré la présence d’artistes importants à Paris (l’enlumineur Jean Haincelin, le peintre André d’Ypres), la ville restait néanmoins marquée par l’occupation anglo-bourguignonne de 1418 à 1437 et ne redevint un centre artistique majeur, notamment dans le domaine de la peinture, de l’enluminure et des arts précieux, qu’au cours des années 1450. Entretemps, de nombreux artistes avaient quitté la capitale, et avaient rejoint d’autres grandes villes d’art, comme Rouen et Amiens, faisant ainsi rayonner le style pictural parisien.
De manière exceptionnelle dans l’histoire de France, Paris ne domina pas la création artistique qui reprit de plus belle dans le royaume à la fin de la guerre de Cent Ans. Une grande diversité de foyers se multiplièrent, se nourrissant réciproquement les uns les autres.
Le Val de Loire en particulier bénéficia de cette situation inédite. La présence de Charles VII à Bourges y attira de nombreux artistes, tandis que l’entourage du roi, et en particulier Jacques Cœur, œuvrèrent à l’embellissement de la ville. Les commandes architecturales (palais Jacques Cœur, embellissement de la cathédrale Saint-Étienne…) s’accompagnèrent de la réalisation de somptueux vitraux, comme la verrière de l’Annonciation dont les cartons sont probablement dus à Jacob de Litemont.
Le roi René
C’est également le fastueux mécénat du « bon roi René » qui fit rayonner les arts en Anjou, mais naturellement aussi en Provence.
Il protégea le peintre Barthélémy d’Eyck, aussi virtuose dans ses grandes compositions, comme le spectaculaire Retable de l’Annonciation d’Aix, que dans ses merveilleuses enluminures du Livre des Tournois.
Ses créations picturales inspirèrent même l’art de la glyptique, très apprécié par le roi René qui collectionnait camées et intailles. La Vierge au voile sculptée dans les couches blanches et brunes d’une agate reprend directement l’iconographie mariale des Heures de René d’Anjou due au pinceau de Barthélémy d’Eyck.
C’est également un membre de l’entourage du roi René, qui fit réaliser à Angers un des chefs-d’œuvre de l’enluminure : les Grandes Heures de Rohan à l’occasion d’un projet de mariage entre Charles du Maine et une fille d’Alain de Rohan.
Cet ouvrage se distingue par le style très original des enluminures qui allient coloris pastel et goût pour le pathétique et le macabre. L’artiste inconnu, identifié sous le nom de Maître de Rohan, cherche avant tout à souligner l’expressivité des personnages sans se soucier du respect des proportions.
De très forts contrastes géographiques
Selon la situation géographique, les influences de l’art flamand ou italien furent plus ou moins grandes. Ainsi, la Picardie et la Champagne profitèrent des innovations picturales flamandes. Amiens était célèbre pour ses ateliers d’enlumineurs, comme le prouve le somptueux manuscrit des Heures Collins, mais aussi pour ses peintres, orfèvres et sculpteurs.
En Languedoc, ce furent les apports de la peinture italienne, mais aussi de l’art ibérique (caractérisé par son réalisme) qui contribuèrent à donner un nouvel élan aux arts : la Crucifixion du parlement de Toulouse (Toulouse, musée des Augustins) où Charles VII et le Dauphin sont figurés agenouillés au pied de la Croix témoigne de ces influences multiples et d’une évolution progressive de l’art gothique vers l’art de la Renaissance.
Occupé par les troupes anglaises jusqu’à la bataille décisive de Formigny le 15 avril 1450, le duché de Normandie, très éprouvé par la guerre, fut néanmoins l’une des régions où une activité artistique intense avait réussi à se maintenir, grâce aux commandes de la noblesse anglaise et du clergé.
Parmi les grands chantiers, où l’on note une introduction précoce de l’architecture flamboyante, le plus spectaculaire est sans doute la reconstruction de Saint-Maclou de Rouen par Pierre Robin, maître maçon du roi. L’art de l’enluminure y connut également un remarquable développement.
Bénéficiant à l’inverse d’une situation plus paisible, d’autres grands centres artistiques, comme Lyon, connurent alors une période de dynamisme économique. C’est à cette époque que les notables lyonnais commencèrent à investir, soit dans les métaux (argent, cuivre, plomb), soit dans la fabrication de textiles de luxe. En 1450, ils obtinrent pour la ville le monopole du commerce des soieries dans le royaume ce qui fut à l’origine de la prospérité de la ville pendant des siècles.
L’art de la broderie, très réputée, était particulièrement appréciée à la cour de Savoie qui devint un des commanditaires majeurs. Le vitrail connut également un âge d’or : Les Joueurs d’échecs, vraisemblablement réalisé par un artiste lyonnais, au nom de convention de Maître du Roman de la Rose de Vienne, constitue l’unique exemple de vitrail civil sur ce thème courtois, destiné à orner l’hôtel particulier de la famille de La Bessée à Villefranche-sur-Saône. Pour ce motif original, l’artiste s’est probablement inspiré des joueurs d’échecs sculptés sur la façade de l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges.
Bibliographie
Catalogue de l’exposition, Les arts en France sous Charles VII (1422-1461), sous la direction de Mathieu Deldicque, Maxence Hermant, Sophie Lagabrielle et Séverine Lepape, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais, 2024, 302 p.
Jeanne d'Arc
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TSIN (23-05-2024 16:25:23)
Le plaisir d'en découvrir toujours plus sur ce "siècle charnière", de la chute de Constantinople, de l'invention de l'imprimerie ou de la découverte de l'Amérique.
ROBELIN (23-05-2024 12:52:04)
riche et très bien documenté, comme d'habitude, un vrai plaisir