Si le viol a toujours existé, c’est seulement à l’époque contemporaine qu’il a été requalifié comme une atteinte aux personnes, et non plus comme un attentat contre les biens. En France, c'est seulement en 1980 que le droit pénal le qualifiera de crime.
Sous l’Ancien Régime, le viol d’une femme était puni dans la mesure où il était considéré comme un rapt : le violeur était sanctionné parce qu’il s’était approprié la femme d’un autre. Cette notion disparaît en théorie au moment de la Révolution française, qui place désormais au premier plan le droit individuel. C’est l’aboutissement d’une conception nouvelle, affirmée par l’abbé Sieyès dès le mois de juillet 1789 : « Tout Homme est seul propriétaire de sa personne et cette propriété est inaliénable ».
Une atteinte à la propriété du mari
Le code pénal de 1791 est cependant très laconique sur le viol : l’article 29 stipule que « le viol sera puni de six ans de fers », c’est-à-dire de travaux forcés – et non d’une simple peine d’emprisonnement. L’idée de « ravissement » ou de « détournement » n’est plus exprimée dans les termes de la loi, mais la nature du crime n’est pas définie, et c’est donc la pratique qui devra préciser les contours de l’article 29.
Or, les mentalités évoluent plus lentement que la législation, et la jurisprudence montre que même après 1791, jurés, magistrats et avocats restent influencés par l’idée que la défense de la femme appartient en réalité à son père ou à son mari. On le voit par exemple lors d’un procès qui a lieu quelques mois après la promulgation du code pénal de 1791. L’épouse d’un fabricant de Beauvais a porté plainte contre un certain Brosser, qu’elle accuse de lui avoir « livré un combat brutal » ; or l’avocat de Brosser récuse la plainte de la victime et réclame qu’une plainte soit explicitement déposée par le mari : « Personne n’ignore que le point d’honneur d’une femme est exhaustivement confié au mari ». Ce cas n’est pas isolé, et longtemps les mœurs vont continuer à considérer le viol d’une femme comme une atteinte à la propriété du père ou du mari, alors même que le code de 1791 en faisait un crime contre l’individu.
Sous le Premier Empire, le code pénal de 1810 reprend les conceptions de celui de 1791, en précisant davantage les formes du crime. La répression du viol figure dans le titre II sur les « crimes et délits contre les particuliers », plus particulièrement dans la section IV (« Attentats aux mœurs ») du chapitre premier consacré aux « crimes et délits contre les personnes ».
Le code de 1810 toutefois ne donne toujours pas de définition du viol, qui n’est pas distingué de l’attentat à la pudeur ou voie de fait à caractère sexuel : l’article 331 du code de 1810 place les deux atteintes sur le même plan, stipulant que « quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de la réclusion ».
Avec l’article 332, on voit apparaître en revanche l’aggravation des peines pour les viols ou attentats à la pudeur envers les enfants – qui sera confirmée dans le code de 1832 : « Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps. »
Enfin, l’article 333 détaille les peines infligées aux auteurs : « La peine sera celle des travaux forcés à perpétuité, si les coupables sont de la classe de ceux qui ont autorité sur la personne envers laquelle ils ont commis l'attentat, s'ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou s'ils sont fonctionnaires publics, ou ministres d'un culte, ou si le coupable, quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes. »
L’introduction dans la loi de la notion de violence (« consommé ou tenté avec violence ») va paradoxalement conduire à moins réprimer un abus qui était pourtant sanctionné sous l’Ancien Régime : la séduction de la jeune femme par chantage, ruse ou tromperie.
Un crime indéfinissable !
En 1832, sous le règne de Louis-Philippe Ier, le législateur décide de réformer le code pénal, pas seulement d’ailleurs en ce qui concerne la question du viol : la démarche est plus générale et renvoie à la volonté, au début de la monarchie de Juillet, d’en finir avec un certain nombre d’archaïsmes hérités de l’Ancien régime, comme la peine de carcan, la marque au fer rouge, ou encore le poing coupé pour les parricides.
En matière de viol, la réforme du 28 avril 1832 renforce la protection des mineurs amorcée par le code de 1810 en créant une nouvelle infraction : l’attentat à la pudeur sans violence sur les enfants de 11 ans – cet âge sera élevé à 13 ans en 1863, puis 15 ans en 1945. Ainsi les enfants ne sont-ils jamais considérés comme consentants, même en cas d’absence de violence.
Pour les adultes en revanche, et en particulier pour les femmes, principales victimes du crime de viol, la loi de 1832 ne marque pas un véritable progrès. Le viol est désormais distingué de l’attentat à la pudeur – ce qui n’était pas le cas dans les codes précédents qui confondaient les deux infractions.
Considéré comme un crime, le viol est jugé aux Assises, tandis que l’attentat à la pudeur constitue un délit passible du tribunal correctionnel. Mais le législateur n’a pas pris soin de définir la nature du crime ni celle du délit. Aussi la réforme de 1832 ouvre-t-elle en réalité un siècle et demi d’une jurisprudence qui, en l’absence de définition des infractions, voit les viols requalifiés de façon quasi systématique en attentats à la pudeur, voire en simples « coups et blessures ».
Les juges réservent la qualification de « viol » à la pénétration vaginale avec éjaculation – seule à pouvoir déboucher sur une grossesse, et donc introduire un bâtard dans la famille. Ainsi ni la fellation ni la sodomie forcées ne sont-elles qualifiées comme un viol. Ce que le législateur a ainsi choisi de protéger par la loi de 1832, c’est l’honneur du père de famille bien plus que l’intégrité des femmes.
Jusqu’aux années 1970, le viol est donc en théorie un acte assez grave pour relever des Assises, mais dans la pratique, il est extrêmement rare qu’une affaire de viol parvienne devant un jury populaire.
La plupart des plaintes sont traitées par les tribunaux correctionnels, où les peines encourues sont moins lourdes : quelques mois de prison quand l’agresseur est effectivement condamné, ce qui est loin d’être systématiquement le cas. Le viol est invisible : on n’en parle quasiment pas dans les médias – ni dans la presse écrite, ni à la télévision. Si la question du viol reste ainsi taboue, c’est peut-être parce qu’elle remet en cause une organisation sociale fondée sur la subordination des femmes.
Une prise de conscience proprement féminine
Il faut attendre les années 1970 pour voir les féministes françaises s’emparer de la question du viol – après celles de la contraception et de l’avortement – et faire de sa répression l’un des aspects du droit des femmes à disposer de leur corps.
Cette prise de conscience s’avère lente, peut-être en raison de réticences masculines à renoncer à disposer du corps des femmes (ces réticences s’étendent à la pédérastie qui fait l’objet dans ces années-là de revendications ouvertes dans les médias).
En témoigne un clivage entre les sexes qui n’existait pas au début des années 1970, quand de nombreux hommes militaient aux côtés des femmes pour l’accès à la pilule contraceptive et à l’IVG ; dans la campagne contre le viol en revanche, non seulement les femmes sont beaucoup moins nombreuses à s’engager, mais, de plus, elles sont à peu près seules à le faire.
L’agressivité de certains discours féministes, faisant de tous les hommes des violeurs en puissance – parce que le viol et la domination masculine ont partie liée –, a sans doute contribué à désolidariser les hommes de ce combat spécifique. On constate également que sur la question du viol, la gauche est profondément divisée, alors même qu’elle était unanime pour revendiquer le droit à la contraception et à l’avortement.
La bataille pour l’IVG recoupait un affrontement traditionnel entre droite et gauche, entre conservatisme moral et réforme des mœurs ; or le viol, en interrogeant spécifiquement le comportement masculin, brouille la frontière traditionnelle de la lutte sociale et politique.
Les féministes découvrent ainsi qu’il peut y avoir, au-delà du clivage entre révolution et réaction, une solidarité entre les hommes pour minorer l’atteinte à leur intégrité.
D’autre part, les militantes qui dénoncent le viol sont accusées par l’extrême gauche de faire le jeu de la bourgeoisie en attisant le racisme ou en renforçant les clivages sociaux, les violeurs étant réputés être principalement des travailleurs immigrés et/ou des ouvriers. Or il s’agit là bien évidemment d’une idée-reçue, car il n’y a pas de profil-type du violeur, et on trouve des violeurs dans tous les milieux sociaux.
C'est un procès, à Aix-en-Provence en 1974, et une femme, l'avocate Gisèle Halimi, qui vont conduire les parlementaires français à changer enfin la loi et criminaliser le viol...
John Profumo
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible