Après être remontés aux sources de notre langue, nous nous proposons de découvrir sa transformation en langue littéraire et universelle.
Dans les troubles religieux et politiques qui suivent la Renaissance, le besoin d’ordre se fait sentir en France plus que partout ailleurs. C’est que le pays se distingue des autres par sa monarchie, solide et soucieuse d’affermir son prestige et son autorité à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. La langue sera l’expression de cette volonté politique…
Pierrot, un simple paysan, accepte mal que Don Juan cherche à séduire sa fiancée Charlotte...
« PIERROT : Testiguenne ! parce qu'ous êtes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à note barbe ? Allez-v's-en caresser les vôtres.
DOM JUAN : Heu ?
PIERROT : Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh! Jernigué ! (Autre soufflet.) Ventrequé ! (Autre soufflet.) Palsanqué ! Morquenne ! ça n'est pas bian de battre les gens, et ce n'est pas là la récompense de v's avoir sauvé d'estre nayé.
CHARLOTTE : Piarrot, ne te fâche point.
PIERROT : Je me veux fâcher ; et t'es une vilaine, toi, d'endurer qu'on te cajole.
CHARLOTTE : Oh ! Piarrot, ce n'est pas ce que tu penses. Ce Monsieur veut m'épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
PIERROT : Quement ? Jerni ! tu m'es promise.
CHARLOTTE : Ça n'y fait rien, Piarrot. Si tu m'aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ?
PIERROT : Jerniqué ! non. J'aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
CHARLOTTE : Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.
PIERROT : Ventrequenne ! je gni en porterai jamais, quand tu m'en poyrais deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t'escoutes ce qu'il te dit ? Morquenne ! si j'avais su ça tantost, je me serais bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d'aviron sur la teste.
DOM JUAN, s'approchant de Pierrot pour le frapper : Qu'est-ce que vous dites ?
PIERROT, s'éloignant derrière Charlotte : Jerniquenne ! je ne crains parsonne.» (Molière, Don Juan ou Le Festin de pierre, II, 3, 1665)
« Enfin Malherbe vint... »
Parce que trop de créativité a fini par nuire à la compréhension, il est devenu urgent d’ordonner la langue et de l’arracher aux manants comme aux pédants italianisants ! Ce fut le rôle du poète François de Malherbe (1555-1628). Il a voué sa vie à épurer la langue française pour mieux la livrer aux poètes… et au pouvoir. Ce « regretteur de mots », ce « tyran des syllabes » ose ainsi rejeter le « prince des poètes », Ronsard lui-même. Il reproche à son aîné de s'être trop laissé aller à l'invention et d'en avoir oublié d'où venait la véritable beauté de la langue : l'harmonie.
Aujourd'hui, François de Malherbe nous est surtout connu par sa Consolation à M. du Périer, un ami normand qui a perdu sa fille Rosette (1598) :
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
Mais pour son disciple Nicolas Boileau, il fait figure de révolutionnaire :
« Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
[...]
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. » (Art poétique, Chant 1, 1674)
À leur image, les lettrés et les courtisans, autour du roi et dans les salons de la place des Vosges (Paris) ne vont donc plus jurer que par l'équilibre des formes et la pureté de la langue. De la clarté avant toute chose, et adieu l'excentricité ! C'est le triomphe du classicisme, dans les lettres comme dans les arts.
Vous pouvez retrouver l'ensemble de notre récit dans un livre numérique de 52 pages (formats pdf et epub), richement illustré. Ainsi pourrez-vous l'imprimer, le lire plus à votre aise et le faire circuler.
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Désireux d'imposer dans tout le royaume cette langue d'élite, avec les valeurs qu'elle véhicule, Richelieu fonde en 1635 l'Académie française. Son célèbre Dictionnaire de la langue française est mis en chantier peu après, avec le concours éclairé de Claude Favre de Vaugelas (1585-1650), auquel on doit la définition du bon usage. Mais 24 000 mots seulement (60 000 aujourd'hui) trouvent grâce à ses yeux pour sa première édition, près de 50 ans plus tard.
Cette rigueur et cette lenteur d'exécution ne plaisent pas à Antoine Furetière qui finit par s'impatienter et publier son propre Dictionnaire qui, lui, se veut « universel » (1694) : pas question d'ignorer les mots populaires ou issus des sciences ! La brouille qui s'ensuit montre l'importance que l'époque accorde aux mots, dont on tente enfin de définir le sens et l'orthographe.
Au XVIIIe siècle, le lexique continuera à s'enrichir sous l'impulsion des Encyclopédistes mais le « bon usage » ne restera toujours accessible qu'à une faible couche de la population...
En 1761, Deodati de Tovazzi publie une Dissertation sur l’Excellence de la langue italienne. Prenant la mouche, Voltaire attrape sa plus belle plume pour se lancer à son tour dans une défense du français. Extraits :
« Je suis très sensible, monsieur, à l’honneur que vous me faites de m’envoyer votre livre De l’Excellence de la langue italienne ; c’est envoyer à un amant l’éloge de sa maîtresse. Permettez-moi cependant quelques réflexions en faveur de la langue française, que vous paraissez dépriser un peu trop. On prend souvent le parti de sa femme, quand la maîtresse ne la ménage pas assez.
Je crois, monsieur, qu’il n’y a aucune langue parfaite. Il en est des langues comme de bien d’autres choses, dans lesquelles les savants ont reçu la loi des ignorants. C’est le peuple ignorant qui a formé les langages ; les ouvriers ont nommé tous leurs instruments. Les peuplades, à peine rassemblées, ont donné des noms à tous leurs besoins ; et, après un très grand nombre de siècles, les hommes de génie se sont servis, comme ils ont pu, des termes établis au hasard par le peuple. [...]
J’ai toujours respecté les Italiens comme nos maîtres ; mais [...] il vous manque [...] les diphtongues, qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux: Les rois, les empereurs, les exploits, les histoires. Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche ; mais c’est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire ; toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches. Vous vantez, monsieur, et avec raison, l’extrême abondance de votre langue […].
Mais, monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à l’extrême indigence que vous nous reprochez en tout. […] Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût ; vous vous imaginez que nous n’avons que ce terme pour exprimer nos mets, nos plats, nos entrées de table, et nos menus. Plût à Dieu que vous eussiez raison, je m’en porterais mieux !mais malheureusement nous avons un dictionnaire entier de cuisine.
Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand ; mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons. [...] Je finis cette lettre trop longue par une seule réflexion. Si le peuple a formé les langues, les grands hommes les perfectionnent par les bons livres ; et la première de toutes les langues est celle qui a le plus d’excellents ouvrages.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec beaucoup d’estime pour vous et pour la langue italienne, etc. » (Voltaire, Correspondance, lettre 4432, 1762).
Le français des salons
Au tournant du XVIIIe siècle, le recul du latin comme langue commune des élites européennes va favoriser la percée du français.
Porté depuis un siècle par des institutions et une élite intellectuelle influentes, ce français policé, parlé à la cour de Versailles, dans les salons parisiens et dans l’aristocratie, a bien des atouts pour triompher. N'avait-il pas déjà franchi les frontières à la suite de Guillaume le Conquérant puis des croisés ? Il les franchit une fois de plus mais de façon contrainte avec la révocation de l'édit de Nantes en 1685.
En deux ans, cent mille protestants calvinistes fuient le pays et s'établissent dans les pays voisins. Quelques centaines gagnent même la pointe australe de l'Afrique. Le Grand Électeur de Brandebourg leur ouvre les bras. Vingt mille s'installent chez lui dont six mille à Berlin. Partout, ces huguenots industrieux et cultivés vont diffuser la connaissance du français à travers journaux, écoles et salons.
Devenu dès avant la mort du Roi-Soleil le reflet du bon goût et du savoir, le français est prisé par les milieux de la diplomatie et de l'érudition, abandonnant à l'anglais le monde des affaires.
Dans toute l'Europe, les aristocrates veulent donner à leurs salons un petit air de Paris en adoptant la mode, la culture et l'accent français. Les souverains eux-mêmes ne jurent plus que par des précepteurs parisiens et s’arrachent les plus célèbres représentants de la langue française.
Suivant l’exemple de René Descartes, devenu le tuteur de la reine Christine de Suède, pays où il est mort en 1650, Voltaire vérifie un siècle plus tard, à Potsdam, chez Frédéric II, qu’il n’est vraiment pas fait pour le régime prussien.
Il choisit finalement de s’installer aux Délices, à Ferney, près de la frontière avec Genève. Cette retraite devient par son seul prestige le cœur de l’Europe intellectuelle. Quelques années plus tard, en 1773, Denis Diderot s’engage dans un long voyage qui le mène auprès de la tsarine Catherine II, à Saint-Pétersbourg.
L’Europe est en effet avide de découvrir les idées nouvelles que notre langue, grâce à un riche lexique de termes abstraits, permet de mettre en mots.
Grâce à cette large diffusion du français dans les cercles aristocratiques et bourgeois, les débats philosophiques n'ont pas besoin de traduction pour se diffuser en Europe et traverser l'Atlantique.
Le français des diplomates
Le français s'affirme aussi au XVIIIe siècle comme la langue de référence de la diplomatie. Jusque-là, diplomates et militaires échangeaient en latin, mais celui-ci était de moins en moins compris et son emploi commença à être critiqué lors des négociations de Westphalie en 1648.
Le français s'introduit en conséquence dans les négociations du traité de Nimègue (1679). Il arrive en force à Rastatt, en 1713, où l'on s'applique à mettre un terme à la guerre de la Succession d'Espagne. Le maréchal de Villars exige qu'il soit employé de façon exclusive, lui-même ne parlant pas le latin.
Un siècle plus tard, c'est en français que l'on parle et écrit au Congrès de Vienne (1815) bien qu'il s'agisse alors de mettre en forme la défaite de la France révolutionnaire et napoléonienne. Le français sera également employé dans la rédaction de traités qui ne concernent pas directement la France, comme celui qui sépare la Belgique des Pays-Bas, en 1831.
On peut situer son apogée en 1782 quand l'Académie de Berlin soumet aux écrivains la question : « Qu'est-ce qui a fait de la langue française la langue universelle de l'Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu'elle la conserve ? ».
Le premier prix est attribué à l'Allemand Christian Schwab qui concède au français des qualités mais entrevoit déjà la concurrence de l'anglais, très présent en Amérique, et suggère « que chaque nation travaille [...] à perfectionner sa langue naturelle. » Pas convaincu, le très francophile frère du roi de Prusse Frédéric II obtient de l'Académie qu'elle accorde un premier prix ex-aequo à l'écrivain français Antoine de Rivarol, lequel exalte sans réserve les vertus supposées de la langue française, plus claire et plus rationnelle qu'aucune autre !
« Il me reste à prouver que, si la langue française a conquis l'empire par ses livres, par l'humeur et par l'heureuse position du peuple qui la parle, elle le conserve par son propre génie. Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. […] C'est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas français […].
La prononciation de la langue française porte l'empreinte de son caractère : elle est plus variée que celle des langues du Midi mais moins éclatante ; elle est plus douce que celle des langues du Nord, parce qu'elle n'articule pas toutes ses lettres. Le son de l'e muet, toujours semblable à la dernière vibration des corps sonores, lui donne une harmonie légère qui n'est qu'à elle.
Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et, puisqu'il faut le dire, elle est, de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine : et voilà pourquoi les puissances l'ont appelée dans leurs traités ; elle y règne depuis les conférences de Nimègue, et désormais les intérêts des peuples et les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix. » (Antoine de Rivarol, Discours sur l'Universalité de la langue française, 1784)
Une langue universelle mais ignorée des Français !
En 1789, la grande majorité des Français, dans les campagnes et les villes, se satisfont de leur langue maternelle, que celle-ci soit une langue à part (breton, basque, provençal, langue d’oc…) ou une variante locale du français (picard, normand…). Ces « patois » ne commencent à reculer qu’avec la Révolution, quand celle-ci, soucieuse de donner naissance à une République « une et indivisible », généralise l’usage du français à l’intérieur des frontières nationales.
En Europe et dans le monde, le français conserve son prestige, porté par les idéaux de la Révolution et les romans et poésies de Victor Hugo, sans oublier l'enseignement des missionnaires catholiques. Mais il doit de plus en plus se confronter à la concurrence de l'anglais et des langues nationales ainsi que l'avait bien vu Christian Schwab en 1782. Partout, en effet, de la Finlande à la Grèce en passant par l'Irlande, l'éveil des nationalités va de pair avec la promotion des langues et des cultures nationales. En France même, les poètes dits du Félibrige tentent de réhabiliter le provençal.
Le basculement se produit en 1919 avec l'irruption des jeunes États-Unis à l'avant-scène diplomatique, à côté d'une France et d'une Europe vieillissantes et meurtries par la Grande Guerre. Georges Clemenceau accepte que le traité de Versailles soit rédigé doublement en français et en anglais. C’est que le Président du Conseil, si nationaliste qu’il soit, se pique de pratiquer l’anglais couramment, ayant lui-même longtemps vécu outre-Atlantique et épousé une Américaine. Il a donc du mal à résister aux sollicitations du président américain Woodrow Wilson qui, lui, ne pratique pas le français.
Par une ultime reconnaissance du rôle primordial qu’il joua pendant des siècles en Europe, le français demeure toutefois encore aujourd'hui la langue officielle exclusive de quelques grandes organisations l’Union Postale universelle et le Comité International Olympique.
« J'avais commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n'être plus intelligible moi-même. Ce malheur s'accrut à Valence, et Dieu voulut qu'ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mit un réchaud sous mon lit. Vous pouvez imaginer les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d'un réchaud dans ses nécessités de nuit. Mais c'est encore bien pis dans ce pays. Je vous jure que j'ai autant besoin d'un interprète qu'un Moscovite en aurait besoin dans Paris. Néanmoins je commence à m'apercevoir que c'est un langage mêlé d'espagnol et d'italien. […] hier, qu'ayant besoin de petits clous à broquette pour ajuster ma chambre, j'envoyai le valet de mon oncle en ville, et lui dis de m'acheter deux ou trois cents de broquettes ; il m'apporta incontinent trois bottes d'allumettes : jugez s'il y a sujet d'enrager en de semblables malentendus. Cela irait à l'infini si je voulais dire tous les inconvénients qui arrivent aux nouveaux venus en ce pays comme moi ! » (Correspondance entre Jean Racine et Jean de La Fontaine, 1661).
2024 : état d'urgence
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SIBIAUD (07-08-2024 01:29:59)
Vive le Français ! et cessons s'il vous plai mes amis de nous gaver de "Franglais". Revisitons notre quotidien linguisitique et n'acceptons plus toutes ces abréviations qui rendent notre vie ....i... Lire la suite
Patrice (22-03-2018 16:15:31)
Excellent article, bien documenté et superbement écrit, merci.
Gilles (10-02-2016 20:50:45)
Quel plaisir de vous lire dans une langue aussi belle et claire: merci
GM