Caillebotte ? Quel drôle de nom pour un impressionniste ! On est loin des discrets patronymes de Monet, Degas et autres Renoir. Mais notre Gustave n'avait pas que son nom pour se faire remarquer : son coup d'œil pour le moins affuté lui a permis non seulement de produire des œuvres insolites mais aussi de repérer dans la jungle picturale de l'époque les créations qui méritaient de passer à la postérité. Peintre, mécène... deux casquettes parmi d'autres pour une figure impressionniste et... impressionnante !
L'encanaillé
Le moins que l'on puisse dire, c'est que Gustave Caillebotte est né le 19 août 1848 dans de beaux draps, puisque son père avait acquis sa fortune en tant qu'« entrepreneur au service des lits militaires » de Napoléon III.
Mais 23 ans plus tard, pas question pour Caillebotte fils, jeune licencié en droit, de se plonger à son tour dans les livres de comptes : ce qu'il veut, c'est être peintre ! Il pousse donc la porte de Léon Bonnat, ce professeur de l'École des beaux-arts dont il apprécie l'esprit frondeur et le réalisme à une époque où les tenants de l'esthétique privilégient encore dessin et sujets nobles.
Lorsque, en 1874, notre fils de bonne famille hérite et devient un riche bourgeois dilettante, il peut s'abandonner aux influences qui commencent à remettre en cause le monde de l'Art.
Profitant des conseils de ses nouveaux amis Edgar Degas et Guiseppe de Nittis, il se lance dans la réalisation d'un tableau inspiré par la remise en état de son atelier dans l'immeuble familial. Ce sera les fameux Raboteurs de parquet (1875), œuvre d'un tel réalisme qu'elle est reçue avec horreur par le Salon officiel de 1875. Ça dégouline de sueur, ça sent le vin... En un mot, c'est « vulgaire ».
Puisque ces messieurs du Salon ne sont pas séduits, Caillebotte se tourne vers la bande de rebelles qui a organisé sa propre exposition. C'est donc dans la galerie du marchand Durand-Ruel, en 1876, qu'il peut enfin recueillir les encouragements de ceux qu'on a baptisés les impressionnistes.
Il faut sauver les impressionnistes !
Décidément, ce Monet sait s'y prendre ! Caillebotte tombe sous le charme de ses Régates à Argenteuil (1872) et se lance corps et âme dans une collection d'œuvres de ses désormais collègues qu'il a surnommés les « intransigeants ».
« Personne n'en veut, j'achète ! » dit-il à ceux qui s'inquiètent de ces investissements bien hasardeux. C'est ainsi qu'il devient au fil des ans un des plus fidèles mécènes de ses amis qui, de Monet à Renoir, ont bien besoin d'un petit coup de pouce pour survivre.
Sa passion est telle que, lorsque meurt son jeune frère René en 1876, il s'empresse de rédiger à 28 ans son testament pour mettre ses chères œuvres à l'abri en cas de décès : « Je donne à l'État les tableaux que je possède »... Attention : pas question d'accepter qu'ils soient remisés dans un grenier poussiéreux, ce sera le musée du Luxembourg ou rien !
Mais avant l'échéance fatale, il faut aider le public à « admet[tre] cette peinture ». Pour cela, il se lance en 1877 dans l'organisation de la troisième exposition impressionniste qu'il finance et où bien sûr il accroche ses propres réalisations : Le Pont de l'Europe (1876), mais aussi Rue de Paris, temps de pluie (1887).
Les titres parlent d'eux-mêmes : Caillebotte aime la ville, ce Paris que Haussmann a offert à la modernité. Les grands boulevards et leurs forêts d'arbres, les rues pavées et leurs ponts en acier, les passants en belles tenues et les ouvriers au travail, rien ne lui échappe ! Il laisse cependant les gares à son ami Monet, non sans avoir payé le loyer du petit atelier proche de Saint-Lazare où le peintre sans-le-sou va pouvoir s'interroger tranquillement sur les variations de lumière. Une façon comme une autre de participer à la création de chefs-d’œuvre !
Mais d'où vient donc le cadrage si particulier de certaines des toiles de Caillebotte ? Si « il lui arrive assez souvent de supprimer une tête » (Bec, Le Monde parisien, 1879), de prendre de la hauteur pour représenter toits et arbres et de s'asseoir dans les barques presque sur les genoux des canotiers pour mieux les peindre, ce n'est pas par simple excentricité. On peut en effet penser que cette manière d'observer est en lien avec le développement d'une nouvelle façon de voir le monde à travers l'objectif de l'appareil photographique. Et Gustave s'y connaît ! Son frère Martial (1853-1910), en effet, lorsqu'il ne compose pas quelque opéra, s'adonne à ce qui n'est encore qu'un passe-temps de riches. Avec une belle maîtrise, il rassemble au fil des ans une belle collection de clichés qui sont autant de fenêtres ouvertes sur la vie bourgeoise de la fin du XIXe siècle.
Mais aujourd'hui les critiques sont d'accord : c'est plutôt le grand frère, Gustave, qui a ouvert les yeux du cadet par l'audace de ses vues plongeantes, de ses effets de perspective ou de ses amputations de personnages. Très travaillées, ces œuvres sont d'abord ébauchées en extérieur avant de prendre toute leur richesse en atelier à coups de calques, de règle et de compas. Cet œil sélectif, qui n'hésite pas à tronquer les scènes selon le style japonisant, est finalement en phase avec les impressionnistes avec lesquels il partage le goût pour la saisie sur le vif, l'esquisse à la dérobée. La recherche de « l'instant décisif », cher à Henri Cartier-Bresson, n'est pas loin...
Toutes voiles dehors !
L'année 1878 voit un Gustave Caillebotte qui ne sait plus où donner de la tête. À présent richissime suite à la disparition de sa mère, il peut s'adonner pleinement à ses passions : la philatélie, qui le pousse avec son frère Martial à rassembler la plus grande collection au monde de timbres mexicains (actuellement au British Museum), mais aussi la navigation qu'il va pratiquer avec frénésie.
Il en a bien besoin pour oublier les critiques virulentes qui ont accompagné l'exposition de 1879. On lui reproche son nouveau style, ses « toiles hâtivement brossées », son « dessin inconsistant et d'une couleur sans conviction » (Philippe Burty, critique d'art).
Pourtant, rien de tel pour rendre compte du bonheur que lui apportent ces échappées en canot qui sont tellement à la mode. Sans compter qu'il peut ainsi mettre à profit les conseils de ses amis Renoir et Monet pour magnifier les jeux de lumière sur l'Yerres !
Mais il n'est pas du genre à se contenter de petits tours dans l'eau, canotier ou haut-de-forme sur la tête : à lui les yachts et leur vitesse, leurs régates et même leur conception ! Il est en effet devenu architecte naval, et peut bientôt se targuer d'être le père d'une belle flottille de 25 bateaux. Jack, Cul-blanc, Roastbeef... Ses constructions ont fière allure sur le bassin d'Argenteuil où il se fait au fil des ans la réputation d'être le plus important yachtman français de son époque.
Parmi les thèmes chers à Caillebotte, on trouve celui du désœuvré, qui, de sa fenêtre ou son balcon, observe la vie de la rue. Le peintre a-t-il voulu exprimer l'instant suspendu, l'ennui, l'isolement ? Ou est-ce une façon de relever le défi de représenter à la fois l'intérieur et l'extérieur ? En tout cas l'écrivain Karl Huysmans a apprécié et, en 1880, il est un des rares à exprimer son admiration :
« Celui-là est un grand peintre, un peintre dont certains tableaux tiendront plus tard leur place à côté des meilleurs ; la série des œuvres qu’il expose, cette année, le prouve. Il y a parmi elles un simple chef-d’œuvre [Intérieur, femme à la fenêtre]. Le sujet ? oh mon Dieu ! il est bien ordinaire. Une dame nous tourne le dos, debout à une fenêtre, et un monsieur, assis sur un crapaud, vu de profil, lit le journal auprès d’elle, - voilà tout ; - mais ce qui est vraiment magnifique, c’est la franchise, c’est la vie de cette scène ! La femme qui regarde, désœuvrée, la rue, palpite, bouge ; on voit ses reins remuer sous le merveilleux velours bleu sombre qui les couvre ; on va la toucher du doigt, elle va bâiller, se retourner, échanger un inutile propos avec son mari à peine distrait par la lecture d’un fait divers. Cette qualité suprême de l’art, la vie, se dégage de cette toile avec une intensité vraiment incroyable. […]
Le couple s’ennuie, comme cela arrive dans la vie, souvent ; une senteur de ménage dans une situation d’argent facile, s’échappe de cet intérieur. M. Caillebotte est le peintre de la bourgeoisie à l’aise […]. Quant à l’exécution de cette toile, elle est simple, sobre [...] témoignant d’un homme qui sait son métier sur le bout du doigt et qui tâche de n’en pas faire parade, de la cacher presque. » (L’Art Moderne, 1883).
L'infatigable
Pour autant, Caillebotte n'a pas abandonné le pinceau pour la barre.
C'est avec fierté qu'en 1882 il accroche dans la nouvelle exposition impressionniste son Homme au balcon, boulevard Haussmann (1880). Un observateur observé... voilà un tableau qui devrait plaire !
Mais tout le monde n'a pas la même analyse : « cette peinture faisant suer dans le salon, on a mis le poêle à roulettes au balcon, » commente le caricaturiste Draner pour se moquer de l'homme à chapeau haut-de-forme qui nous tourne le dos.
Qu'importe ! Caillebotte n'écoute plus les critiques : lui qui s'est investi pleinement dans cette exposition n'en peut plus de gérer les états d'âme de ses camarades peintres dont il s'acharne à payer les réunions autour d'une bonne table. Il est temps de prendre du recul !
Il part en 1888 avec sa compagne Charlotte Berthier se réfugier dans son domaine du Petit Gennevilliers, dans le nord de Paris. Pas question d'y rester les bras croisés : devenu conseiller municipal, il s'investit tellement dans la vie locale qu'il n'hésite pas à payer lui-même becs de gaz ou équipements des pompiers.
C'est là qu'il va pouvoir s'adonner à son nouveau violon d'Ingres : le jardinage. Comme Claude Monet avec lequel il échange maints conseils, on le retrouve les pieds dans les bottes et la bêche à la main, entouré d'ouvriers, s'activant sans cesse pour donner vie à sa serre, son potager, ses massifs de fleurs qui se déploient dans la bonne terre qu'il a fait venir par péniche. Les marguerites et autres orchidées finissent même par envahir la maison sous la forme de grands tableaux décoratifs en trompe-l'œil.
C'est dans cette propriété enchantée, défigurée en 1944 par les bombardements, que Gustave Caillebotte meurt le 21 février 1894 d'une congestion cérébrale, à 45 ans. Claude Pissarro avait toutes les raisons de rendre hommage à cet homme passionné : « En voilà un que nous pourrons pleurer, il a été bon et généreux et, ce qui ne gâte rien, un peintre de talent. »
Un cadeau bien encombrant
L'œuvre de Caillebotte, riche de près de 500 œuvres, tombe après sa mort dans l'oubli : parce qu'il n'avait pas eu besoin de vendre pour vivre, ses précieuses toiles sont restées tranquillement dans les collections familiales.
Mais son nom, lui, a quelque temps continué de faire frémir les tenants de l'Art académique. Comment ose-t-il exiger dans son testament de faire entrer en une seule fois 67 œuvres impressionnistes au musée du Luxembourg, le temple du bon goût ?
Pas question d'accepter ces peintures qui ne semblent même pas finies, de simples esquisses floues et mal cadrées, le fruit certainement d'esprits dérangés : « des anarchistes et des fous... Ces gens-là peignent chez le docteur Blanche ! » s'indigne alors le peintre Gérôme.
Et pourtant, en février 1896, après des mois de négociations, 28 tableaux sont finalement acceptés dont Le Balcon (1869) d'Édouard Manet (1869), La Gare Saint-Lazare de Claude Monet (1877) ou encore Le Bal au moulin de la Galette d'Auguste Renoir (1876), entre autres chefs-d'œuvre...
Le trop modeste donateur n'ayant pas jugé bon d'y joindre une de ses toiles, ce même Renoir complètera la liste avec Les Raboteurs de parquet (1875). C'est la première marche vers le Louvre où l'ensemble sera conservé jusqu'à son transfert au musée d'Orsay, en 1986. Celui qui a joué le rôle auprès des impressionnistes du grand frère protecteur a réussi son pari au-delà de ses espérances !
Entrer dans l'œuvre de Caillebotte, c’est partir pour un voyage dans la grande bourgeoisie triomphante de la fin du XIXe siècle. Avec lui, on parcourt les rues de Paris, on se divertit avec des promenades en barques, on cultive son jardin... Comme un bon « peintre de la vie moderne » tel que le définit Charles Baudelaire, il nous invite dans les cafés, sur les ponts, dans le morne salon familial.
Pour notre jeune rentier, la société est d'abord une société d'hommes, un entourage masculin composé bien sûr de ses deux frères mais aussi de groupes d'amis peintres, régatiers, sportifs... Des cercles de camaraderie virile où les jupons n'ont pas leur place !
On ne sera donc pas étonné si les figures féminines sont finalement relativement rares dans son œuvre (30 % des personnages), à la différence de ses compères impressionnistes. Il faut dire que, richissime, il n'a pas à céder aux modes mais uniquement à se faire plaisir. Pas de baigneuses plus ou moins idéalisées donc dans sa production mais un homme nu, de dos, terminant sa toilette. Une toile choquante pour l'époque, tout comme fut jugée choquante la représentation de la femme alanguie dans son Nu au divan (1880). Ne faut-il pas voir dans ces tableaux, finalement, de simples tranches de vie capturées presque à la dérobée par celui qui était devenu un « chroniqueur pictural de l’existence moderne » (Gustave Geoffroy) ?
Bibliographie
Caillebotte, peindre les hommes, catalogue de l'exposition du musée d'Orsay, 2024,
Dans l'Intimité des frères Caillebotte, peintre et photographe, catalogue de l'exposition du musée Jacquemart-André, éd. Flammarion,
Stéphanie Chardeau-Botteri, Gustave Caillebotte. L'impressionniste inconnu, éd. Librairie Arthème Fayard, 2023.
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Lionel Couton (13-01-2025 06:53:25)
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