Edgar Degas (1834 - 1917)

L'intransigeant

Parmi les grands artistes du XIXe siècle, Edgar Degas est à part : à la fois proche des impressionnistes et franc-tireur, il s'est acquis une fort méchante réputation d'homme secret et acariâtre, uniquement intéressé par les petites ballerines de l'Opéra. C'est oublier la richesse d'une œuvre bâtie sur une volonté sans faille, et d'une vie toute entière vouée à la recherche d'une perfection, fut-elle dans le dessin du pli des tutus.

Isabelle Grégor

Edgar Degas, le ballet de Robert le Diable (Giacomo Meyerbeer), 1876, Londres, Victoria and Albert Museum. L'agrandissement présente le tableau d'Edgar Degas, Danseuses sur la scène, 1889, France, Musée des beaux-arts de Lyon.

« Je fais de la peinture... »

Quelle ascendance ! Entre Hilaire Degas, banquier installé à Naples, et Germain Musson, négociant de La Nouvelle-Orléans, le petit Edgar pouvait se vanter d'avoir deux grands-pères aventuriers et bien servis par la fortune.

Edgar Degas à ses débuts, 1860, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement montre Degas saluant, 1862, Edgar Degas Lisbonne, Fundaçao Gulbenkian.À sa naissance, le 19 juillet 1834, ils lui offriront ses deux premiers prénoms. Hilaire Germain Edgar, donc, est fils du banquier parisien Auguste De Gas, amateur de noms à connotation aristocratique, et de Célestine Musson, jeune pousse d'un riche producteur de coton américain.

L'adolescence du garçon, marquée par le décès de sa mère alors qu'il n'a que 13 ans, se passe sous la protection des murs du lycée Louis-le-Grand où il mène une scolarité tranquille et sans éclat. Heureusement, son père a la bonne idée de lui faire fréquenter les ateliers du quartier, l'incitant à s'inscrire dès l'obtention de son bac comme copiste au Louvre.

Il y met en pratique les leçons de son maître Louis Lamothe, artiste un peu terne, surtout si on le compare à Jean-Auguste-Dominique Ingres qu'il rencontre en 1855.

Face au jeune homme timide qui lui déclare : « Je fais de la peinture ; je commence et mon père […] trouve que mon cas n'est pas absolument désespéré », le maître des odalisques lui donnera des conseils qui seront suivis fidèlement : « Faites des lignes ! Jamais d'après nature ! Et copiez ! » C'est ce qu'il s'empresse de faire en allant admirer les plus grands chefs-d'oeuvre sur place, en Italie. De quoi trouver l'inspiration pour près de 700 copies, toutes réalisées avant 1860 !

Palette d'Edgar Degas, XIXe s., Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement montre le tableau de La Famille Bellelli, vers 1858-1861, Edgar Degas, Paris, musée d'Orsay.

Une fermentation difficile

Rome, Florence, Assise... Degas y développe sa technique de dessin, savoir-faire qu'il considère déjà comme sa « partie forte ». Il n'oublie pas de s'entraîner aux grands formats en prenant par exemple comme modèle la famille de sa tante, les Bellelli.

Dans cette œuvre à l'atmosphère lourde, il fait preuve d’une belle faculté à refléter, sans avoir l'air de rien, les sentiments les plus intimes de ses personnages. Finalement le retour à Paris en 1859 sera l'occasion de revenir aux formats plus petits, plus adaptés aux scènes de la vie contemporaine qui ont désormais sa faveur.

À la recherche d'un style, il se fait portraitiste tout en continuant à hanter un de ces lieux alors hautement à la mode : les champs de course. Ils lui permettent en effet de s'essayer aux scènes de nature, comme l'invitent à le faire ses amis impressionnistes. Mais pour lui, pas question de poser son chevalet dans l'herbe !

Edgar Degas, Chevaux de course, 1868, Paris, musée d'Orsay.

Il reste fidèle à ses croquis préparatoires et à son atelier, où il commence à réaliser ses premières sculptures, des chevaux bien sûr. Mais son frère Auguste s'inquiète : « Notre Raphaël travaille toujours mais n'a encore rien produit d'achevé. […] Ce qui fermente dans cette tête est effrayant ».

La fermentation est en effet lente, les ventes restent rares, les Salons ne lui apportent que peu de publicité. Qu'importe ! L'argent paternel lui permet de poursuivre ses recherches artistiques, quête qu'il peut partager avec son frère ennemi, Édouard Manet, ou avec Berthe Morisot. Ces deux-là n'hésitent pas, comme beaucoup de monde dans le milieu, à s'interroger sur la vie amoureuse du peintre.

Mais « Degas qui bougonne et Edgard qui grogne » (selon le graveur Joseph Tourny) restera toujours très discret et ne fera naître que des commentaires plus ou moins médisants. Pour Manet, l'explication de ce célibat est simple : « il n'est pas capable d'aimer une femme, même de le lui dire, ni de rien faire ».

Edgar Degas, Intérieur (le Viol), 1868, Philadelphia Museum of Art. L'agrandissement présente le tableau d'Edgar Degas, Portrait de M. et Mme Manet, 1869, Kitakyushu, Municipal Museum of Art.

Degas, Manet et leur histoire de Prunes

Dans son livre sur Auguste Renoir, Ambroise Vollard raconte une anecdote qui montre bien les relations à la fois cordiales et difficiles qui lièrent Degas et Manet.
« Ils étaient très liés. Ils s’admiraient comme artistes et se plaisaient beaucoup comme camarades. Sous les manières un peu boulevardières de Manet, Degas retrouvait l'homme de bonne éducation et le « bourgeois de principes » qu’il était lui-même. Mais, comme toutes les grandes amitiés, la leur n’allait pas sans de perpétuelles brouilles, suivies, tout de suite, de raccommodements. Au sortir d’une dispute, Degas écrivait à Manet : « Monsieur, je vous renvoie vos Prunes ... » et Manet, de son côté, retournait à Degas le portrait que ce dernier venait de faire de Manet et madame Manet. C’est même à ce propos qu’arriva leur plus sérieuse querelle. Ce tableau représentait Manet à moitié étendu sur un sofa et, à côté, Madame Manet au piano. Manet, jugeant qu’il ferait mieux tout seul, avait froidement supprimé madame Manet, sauf un bout de jupe ! » (Ambroise Vollard, Auguste Renoir, 1910).

Edgar Degas, Le foyer de la danse à l'Opéra de la rue Le Peletier, 1872, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement présente le tableau d'Edgar Degas, Ballet à l'Opéra de Paris, 1877, États-Unis, Art Institute of Chicago.

Entrée en scène des tutus

En 1870, le temps n'est plus aux problématiques amoureuses, il faut rejoindre les volontaires de la garde nationale.

Edgar Degas, L'Orchestre de l'Opéra, 1866-1868, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement montre La Classe de danse, 1874, Edgar Degas, Paris, musée d'Orsay.Mais la guerre tourne court et notre artiste peut reprendre ses pinceaux et commencer à hanter l'Opéra. On lui a en effet confié le portrait d'un bassoniste qu'il représente en plein travail, dans la fosse, à quelques mètres de la scène où l'on peut deviner l'agitation de quelques tutus.

Voilà un sujet plein de vie, plein de ce mouvement qu'il cherche à capturer ! Sur les planches, dans les coulisses, à l'exercice ou aux repos, les danseuses sont désormais partout sur ses toiles. Il multiplie à l'infini les croquis sans pour autant croiser ses modèles : « J'en ai fait tellement de ces examens de danse sans les avoir vus que j'en suis un peu honteux ! » finira-t-il par avouer.

Visiter le foyer et faire poser les demoiselles dans son atelier lui suffit pour créer, à l'aide d'un peu d'imagination. Les œuvres de commande se multiplient et il entrevoit enfin ce succès qui lui a si longtemps échappé. Ainsi, ce ne sont pas moins de 1000 créations qu'il consacre au ballet en 40 ans de carrière, devenant à jamais « le peintre des danseuses » (É. Manet).

Edgar Degas, Ballet ou (l'Étoile), 1876, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement montre les Danseuses bleues, vers 1890, Paris, musée d'Orsay.Il aime à les représenter en plein effort mais aussi dans des attitudes moins académiques, appuyées à un décor, réajustant une bretelle ou baillant à s'en décrocher la mâchoire. Les corps sont parfois coupés, les compositions semblent décalées comme si l'artiste avait mal cadré son œuvre. Cela ressemble à de la photographie, art que Degas découvre d'ailleurs avec passion.

Il utilise également toutes les ressources du pastel et notamment du monotype, une technique qu'il dit avoir inventée et qui consiste à peindre sur un support rigide avant d'imprimer sur papier. Sur cette feuille, il peut retravailler le pastel pour donner à ses tutus leur aspect flou plein de légèreté. Et voilà comment ses ballerines s'envolent !

Raffinée et barbare

À l'exposition de 1881, personne n'est resté indifférent devant le nez mutin de la Petite danseuse de 14 ans présentée par Degas. Quel réalisme inédit en sculpture ! Quel modèle d'une laideur inouïe !
Edgar Degas, La Petite Danseuse de quatorze ans, entre 1875 et 1881.Mais ce n'est pas l'avis de tout le monde, comme le rappelle le romancier Joris-Karl Huysmans...
« De même que certaines madones maquillées et vêtues de robes, de même que ce Christ de la cathédrale de Burgos dont les cheveux sont de vrais cheveux, les épines de vraies épines, la draperie une véritable étoffe, la danseuse de M. Degas a de vraie jupes, de vrais rubans, un vrai corsage, de vrais cheveux. La tête peinte, un peu renversée, le menton en l’air, entrouvrant la bouche dans la phase maladive et bise, tirée et vieille avant l’âge, les mains ramenées derrière le dos et jointes, la gorge plate moulée par un blanc corsage dont l’étoffe est pétrie de cire, les jambes en place pour la lutte, d’admirables jambes rompues aux exercices, nerveuses et tordues, surmontées comme d’un pavillon par la mousseline des jupes, le cou raide, cerclé d’un ruban porreau, les cheveux retombant sur l’épaule et arborant, dans le chignon orné d’un ruban pareil à celui du cou, de réels crins, telle est cette danseuse qui s’anime sous le regard et semble prête à quitter son socle. Tout à la fois raffinée et barbare avec son industrieux costume, et ses chairs colorées qui palpitent, sillonnées par le travail des muscles, cette statuette est la seule tentative vraiment moderne que je connaisse, dans la sculpture » (Joris-Karl Huysmans, L'Art moderne, 1883).

Edgar Degas, Les Blanchisseuses, vers 1870-1872, Le Havre, musée d'art moderne André Malraux. Tableau volé en 1973 et retrouvé 37 ans plus tard sur le marché de l'art à New York, cette toile a été restituée  au MuMa en 2011. L'agrandissement montre le tableau d'Edgar Degas, Repasseuses, vers 1884, Paris, musée d'Orsay.

« J'ai bien mal bâti ma vie en ce monde » (Lettre à Mme de Nittis, 1877)

L'année 1872 est celle des grandes décisions : il part ! Son frère René est en effet parvenu à le convaincre d'aller voir de l'autre côté de l'Atlantique, du côté de cette Nouvelle-Orléans où est implantée sa famille et qui devrait lui permettre de renouveler ses sources d'inspiration. Las ! Il se voit obligé de peindre maints cousins et lointaines relations, et en vient vite à regretter les trottoirs de Paris.

Edgar Degas, L'Absinthe, 1876, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement montre le tableau d'Edgar Degas, Au Café-concert des ambassadeurs,  1575-1877, Lyon, musée des Beaux-Arts.Le retour, 6 mois plus tard, n'en est que plus décevant avec les soucis financiers qui s’annoncent. Et voici que son frère, « le bouillant Achille », tire sur le mari de sa maîtresse ! Un beau scandale qui pousse un peu plus Degas à ne plus guère sortir de son atelier.

Les Impressionnistes ont pourtant besoin de lui pour les aider à créer leurs propres expositions, bien conscients de pouvoir profiter au passage de l'aura de cet artiste que l'on dit pourtant à part. D'ailleurs, il est loin d'avoir toujours chanté leurs louanges, allant jusqu’à faire remarquer devant les fameuses Nymphéas de Claude Monet : « Je n'éprouve pas le besoin de perdre connaissance devant un étang ! ».

Certes, tout comme eux, il aime peindre les gens du peuple, ces blanchisseuses, ces habitués des estaminets, ces chanteuses de cabaret dont eux-mêmes sont friands.

Associés à des portraits toujours nombreux, ces œuvres lui permettent enfin de retrouver une belle aisance et de compléter une fort considérable collection d'art. Cette passion ne peut lui faire oublier la vieillesse qui arrive et les deuils qui se multiplient, lui donnant une humeur souvent morose.

Edgar Degas, Walter Barnes, Apothéose de Degas, 1885, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement est une photographie d'Edgar Degas à Paris en 1912 par Albert Bartholome.Ses sens finissent par l'abandonner : la surdité l’isole de ses amis puis ses yeux faiblissent, l’obligeant à délaisser son œuvre peinte pour se consacrer à la sculpture. Il sombre peu à peu : « Degas n'est plus qu'une épave » note Mary Cassat en 1913. C'est un homme fatigué de la vie qui meurt 4 ans plus tard, le 27 septembre 1917, à 83 ans.

Éternel insatisfait, Degas ne prit pas la mesure de l'influence de son œuvre sur la nouvelle génération qui, de Gauguin à Picasso en passant par Matisse, sut admirer son observation du mouvement et ses compositions tout en audace.

Edgar Degas, Le Tub (pastel), vers 1886, Paris, musée d'Orsay. L'agrandissement montre son ?uvre sculptée, Le Tub, vers 1886, Paris, musée d'Orsay.

« Un original garçon que ce Degas »

En 1874, Edmond de Goncourt pousse les portes de l'atelier de Degas :
« Hier, j’ai passé mon après-midi dans l’atelier d’un peintre, nommé Degas.
Après beaucoup de tentatives, d’essais, de pointes poussées dans tous les sens, il s’est énamouré du moderne, et dans le moderne, il a jeté son dévolu sur les blanchisseuses et les danseuses. Je ne puis trouver son choix mauvais, moi qui dans Manette Salomon, ai chanté ces deux professions, comme fournissant les plus picturaux modèles de femmes de ce temps, pour un artiste moderne. En effet, c’est le rose de la chair, dans le blanc du linge, dans le brouillard laiteux de la gaze : le plus charmant prétexte aux colorations blondes et tendres.
Et Degas nous met sous les yeux des blanchisseuses, des blanchisseuses, tout en parlant leur langue, et nous expliquant techniquement le coup de fer appuyé, le coup de fer circulaire, etc., etc. Défilent ensuite les danseuses. C’est le foyer de la danse, où sur le jour d’une fenêtre, se silhouettent fantastiquement des jambes de danseuses, descendant un petit escalier, avec l’éclatante tache de rouge d’un tartan au milieu de tous ces blancs nuages ballonnants, avec le repoussoir canaille d’un maître de ballets ridicule. Et l’on a devant soi, surpris sur la nature, le gracieux tortillage des mouvements et des gestes de ces petites filles-singes.
Le peintre vous exhibe ses tableaux, commentant, de temps en temps, son explication par la mimique d’un développement chorégraphique, par l’imitation, en langage de danseuse, d’une de leurs arabesques, — et c’est vraiment très amusant de le voir, les bras arrondis, — mêler à l’esthétique du maître de danse, l’esthétique du peintre, parlant du boueux tendre de Velasquez et du silhouetteux de Mantegna.. Un original garçon que ce Degas, un maladif, un névrosé, un ophtalmique, à ce point qu’il craint de perdre la vue ; mais par cela même, un être éminemment sensitif et recevant le contrecoup du caractère des choses. C’est, jusqu’à présent, l’homme que j’ai vu le mieux attraper, dans la copie de la vie moderne, l’âme de cette vie. Maintenant réalisera-t-il jamais quelque chose de tout à fait complet ? Je ne sais. Il me paraît un esprit bien inquiet. »

Bibliographie

Werner Hofmann, Degas, éd. Hazan, 2007,
Henri Loyrette, Degas, « Je voudrais être célèbre et inconnu », éd. Gallimard (« Découvertes »), 1988.


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Une oeuvre, une époque
Publié ou mis à jour le : 2021-03-13 18:29:36
Philippe (13-03-2021 16:59:41)

Bonjour. Très belle chronique. Une petite question/rectification: on parle d "Antoine" Vollard. Ne s'agit-il pas plutôt d' "Ambroise"? Il existe bien un Antoine VILLARD. Cordialement.Herodote.ne... Lire la suite

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