Décadent, Botticelli ? C'est en tous cas ainsi que le considéraient ses contemporains, à notre grand étonnement. Ne le voit-on pas plutôt aujourd'hui comme le plus habile à représenter l'innocence et la beauté pure ? Mais ce peintre du bonheur, fils chéri de la Florence des Médicis, fut aussi celui des doutes et des peurs nés de l'atmosphère douloureuse dans laquelle s'enfonça sa ville. En homme de son temps, il a traduit sur ses toiles toute l'ambiguïté d'une époque à la fois euphorique et sombre.
Le petit tonneau
Alessandro, né le 1er mars 1445, aurait pu devenir tanneur comme son père, Mariono Filipepi, un modeste artisan de Florence. Mais ce métier était bien trop dur pour le jeune garçon à la santé délicate qui profite de la liberté ainsi acquise pour se plonger dans les livres, encore et encore.
Il y acquiert une solide culture des auteurs classiques et de la mythologie qui lui sera bien utile plus tard.
Mais il faut bien gagner sa vie, et le voici apprenti chez un orfèvre d'où il ressort avec le goût des belles choses, la science du détail et un drôle de surnom, hérité de son frère aîné : « botticello », le petit tonneau. Il y a aussi démontré de tels talents de dessinateur qu'il est envoyé chez un des plus grands maîtres de l'époque, Filippo Lippi.
Pendant 6 ans il y apprend l'art du trait et de l'organisation de la toile, tout en profitant des conseils d'Andrea del Verrochio auprès duquel se forme aussi Léonard de Vinci. Aucun doute, il est à bonne école.
Tout en force
Dans une Florence en pleine effervescence, le jeune Sandro a un atout à jouer pour faire carrière : sa famille.
À force de travail, son père et son frère ont réussi à fréquenter le beau monde et n'hésitent pas à recommander le petit dernier à leur voisin Vespucci dont le fils rêve de terres lointaines...
De fil en aiguille, le peintre est finalement présenté au magistrat Tommaso Soderini, qui lui commande une peinture pour la salle du Conseil du tribunal de commerce. C'est ainsi que naît La Force, son premier chef-d'oeuvre, à 25 ans. Toute en puissance, la peinture écrase d'un coup la concurrence qui se dressait entre Botticelli et la famille régnante des Médicis.
Dès lors, les commandes affluent et le fils du tanneur devient un des artistes les plus en vue de la capitale de la Renaissance. Ami de Julien de Médicis, il n'hésite pas, lorsque celui-ci est assassiné en 1478, à peindre à la demande de son frère Laurent sur les murs du Palazzio Vecchio la silhouette des conjurés pendus.
Le Magnifique sait qu'il peut compter sur lui.
Parenthèse romaine
La rivalité qui fait alors rage entre la Florence des Médicis et la Rome du pape Sixte IV va paradoxalement servir de coup de pouce à la carrière de Botticelli puisqu'en 1481 le Saint-Père, soucieux de montrer sa puissance en embellissant sa ville, fait appel à lui.
Il s'agit de recouvrir les murs latéraux de la nouvelle chapelle du Vatican, déjà surnommée la « Sixtine ». Les Tentations du Christ, Épisodes de la vie de Moïse , portraits des papes... Tout le génie de Botticelli se révèle dans ces fresques où s'associent sens de la narration et de la composition, éclat des couleurs et finesse du trait.
Pourtant, pour le peintre, l'expérience est vécue comme un échec. Les louanges du pape ne vont-elles pas à son collègue Cosimo Rosselli, pourtant considéré comme le moins doué des artistes qui sont intervenus sur le chantier ? Des couleurs pures et simples, associées à beaucoup de dorures, ont su davantage séduire le saint Père que la virtuosité de notre Toscan. Il est temps pour lui de retourner dans sa ville natale.
Parmi les Humanistes
À Florence il retrouve son atelier et ses pinceaux. C'est encore pour un Laurent, le cousin du maître de la cité, qu'il s'attelle en 1485 à un projet colossal : illustrer une nouvelle édition du texte de Dante, La Divine Comédie.
Il y travaillera jusqu'à sa mort sans parvenir à achever son œuvre, ne laissant que des croquis où il met à jour toutes les facettes de l'âme humaine.
Botticelli s'interroge en effet sur l'Homme et ne peut qu'être séduit par les idées humanistes qui baignent la ville. Il fréquente alors les plus grands esprits de ce courant, tels Pic de la Mirandole ou Marsile Ficin, traducteur de Platon. Ses amis l'initient à la philosophie néoplatonicienne qui voit le monde sensible comme le reflet du monde des idées.
La belle saison
Mais l'insatiable Laurent lui demande déjà une nouvelle oeuvre, inspirée des écrits d'Ovide. Il s'agit, dans un tableau certainement destiné à être un cadeau de mariage, de célébrer le printemps à travers l'évocation de Vénus.
Si le thème semble simple, il résiste encore aujourd'hui aux interprétations tant la philosophie néoplatonicienne chrétienne et les allusions à l'histoire familiale des Médicis s'y mêlent.
D'un côté on peut y voir Vénus qui apporte au monde la beauté, don de Dieu ; de l'autre, certains experts ont cru reconnaître dans Mercure les traits de Julien, le frère assassiné devenu protecteur de la famille.
Plus simple à déchiffrer, La Naissance de Vénus, peinte deux ans plus tard, fait de Botticelli le père de la beauté universelle. Sa déesse aux longs cheveux va en effet devenir un symbole de douceur et d'équilibre, une image de la perfection qui va traverser les siècles.
Il est facile d'attribuer sans doute possible nombre de tableaux directement à Botticelli : c'est toujours la même femme qui est représentée ! Elle s'appelait Simonetta Vespucci et a donné son visage à la Vénus sortant des eaux (La Naissance de Vénus, 1485), à celle qui veille sur le sommeil de Mars (Vénus et Mars, 1485) ou encore à une des Grâces du Printemps (1482).
Originaire de Gènes, la jeune noble était arrivée à Florence à 16 ans pour épouser Marco Vespucci, cousin du navigateur. Sa beauté la fait vite repérer par les frères Médicis et en particulier par Julien, qui en tombe fou amoureux.
Pour plaire à son admirateur, celle que toute la cour surnomme « La Sans Pareille » accepte de poser pour Botticelli qui en multiplie les portraits.
Sa mort en 1476, à 23 ans seulement, ne marque pas la fin de sa présence sur les toiles puisque le peintre va continuer à recréer ses traits, encore et encore, convaincu d'avoir rencontré en elle la beauté parfaite. L'a-t-il aimée ?
Si la vie privée de Botticelli reste aujourd'hui encore bien mystérieuse, c'est bien devant la tombe de la belle qu'il repose désormais pour l'éternité dans l'église Ognissanti de Florence...
Les temps incertains
Alors que Botticelli s'attache à créer l'harmonie dans ses tableaux, à Florence s'annonce le règne de la tourmente. En 1492, Laurent le Magnifique meurt, laissant la ville à son fils Pierre, un personnage médiocre qui ne peut faire barrière au climat de peur que le prédicateur Savonarole diffuse dans la ville : il faut se repentir, rejeter les richesses, brûler les livres et les instruments de musique ! Botticelli voit ainsi un de ses vieux compères d'atelier jeter lui-même ses tableaux dans le brasier.
Désemparé, il se demande si son goût pour la beauté ne l'a pas d'ors et déjà condamné à l'Enfer : n'a-t-il pas représenté la Vierge avec des atours luxueux, semblables à ceux d'une femme de mauvaise vie ? Désormais très pieux, il se réfugie dans un monde intérieur dont il ne sort plus que pour se consacrer à la création de figures saintes pour des œuvres de dévotion pleines de tension, destinées à de petites confréries religieuses.
D'ailleurs, qui voudrait encore faire appel au vieux maître alors que les Michel-Ange, Raphaël et autres Raphaël commencent à faire parler d'eux ?
C'est donc quelque peu oublié mais finalement serein que s'éteint, le 17 mai 1510, Sandro Botticelli. Il faudra toute la passion des préraphaélites anglais, admirateurs de la première génération des peintres de la Renaissance, pour que le Florentin retrouve au XIXe siècle la place majeure qui est la sienne dans l'Histoire de la peinture.
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