Il divino ! S'il y a bien un artiste qui est digne de ce surnom, c'est Raphaël, peintre majeur du Cinquecento (le XVIe siècle dans l'art italien de la Renaissance)... Étoile filante de l'Art, il a vu ses talents reconnus de son vivant avant de devenir à sa mort il y a 500 ans, la perfection en peinture. Quoi de plus admirable que le visage de ses Madones (la Madone désigne la mère de Jésus-Christ) ?
De cette réputation de génie, il a hérité l'image d'un artiste lisse, sans histoire. Rien de plus faux : celui que Vasari avait surnommé le « Dieu mortel » mérite d'être redécouvert à travers la diversité de ses oeuvres...
Le prodige
Pour un artiste d'exception, il fallait entrer sur scène avec une date de naissance originale : c'est chose faite le 28 mars 1483, vendredi à la fois Saint et marqué par l'arrivée chez les Sanzio (ou Santi) du petit Raffaello. À moins que l'heureux événement n'ait eu lieu le 6 avril, date avancée par ses admirateurs et qui a l'avantage d'être identique à celle de sa mort...
Dans tous les cas, le bambin ne pouvait mieux tomber que dans cette famille d'artistes : son intellectuel de père est un véritable touche-à-tout, à la fois poète, scénographe et peintre fort bien placé auprès de Frédéric de Montefeltro, duc d'Urbino, dans le centre de l'Italie.
Giovanni enseigne à son fils les Lettres et les Arts, conscient que ce garçon qui n'a jamais dessiné comme un enfant possède un talent rare. Mais la belle histoire ne dure pas : tour à tour ce sont la mère, la demi-soeur et le père qui sont fauchés par la mort, laissant le petit de 11 ans à la merci d'une belle-mère cupide.
Entre alors en scène l'oncle Bartolomeo qui va lui permettre de poursuivre son apprentissage auprès des assistants de son père disparu puis du célèbre Pietro Vannucci, dit Pérugin, à Pérouse. En 1500, alors qu'il n'a que 17 ans, il signe un premier contrat pour la réalisation d'un retable consacré à saint Nicolas (aujourd'hui en partie disparu).
Déjà, Raphaël innove en faisant poser les compagnons de son atelier dans une belle improvisation, bien loin des attitudes classiques à la mode. Très vite, la rumeur court que le grand Pérugin pourrait avoir formé un sérieux concurrent...
Avec à peine 5 000 habitants au XVIe siècle (15 000 aujourd'hui), Urbino, en Italie centrale, dans les Marches, doit sa notoriété exceptionnelle à ses seigneurs, les Montefeltro. Ils comptent en leur sein plusieurs condottieres (note) qui ont amassé de colossales fortunes dans leurs entreprises guerrières.
Vers 1480, on parle d’Urbino comme de « l’Athènes de l’Italie ». La ville a donné le jour à plusieurs artistes majeurs, en premier lieu Raphaël.
Dans la Florence du Cinquecento
Travailleur acharné et ambitieux, Raphaël refuse de s'encroûter au milieu des commandes des riches mécènes d'Urbino. Il lui faut conquérir Florence !
Bien que les Médicis aient été provisoirement chassés du pouvoir et les institutions républicaines rétablies dans leur plénitude, la cité demeure le centre du monde pour tous les artistes.
Conscient d'avoir encore à apprendre, Raphaël part donc en toute modestie à la rencontre des œuvres de Botticelli, Ghirlandaio et Giotto.
Le résultat ne se fait pas attendre et les chefs-d'oeuvre commencent à s'accumuler : La Madone au Grand-Duc (1504), La Madone au chardonneret (1506), La Belle Jardinière (1507).
L'artiste ne se cantonne pas aux portraits de vierges. Il se risque aussi à des oeuvres profanes telles Les Trois Grâces (1504) qui font la fierté du musée Condé (Chantilly).
À l’occasion de la commémoration du 500e anniversaire de la mort de Raphaël (1483-1520), le musée Condé, à Chantilly (Oise), lui rend hommage à travers une exposition « Raphaël à Chantilly. Le maître et ses élèves », jusqu'au 5 juillet 2020.
Le musée est certes actuellement fermé en application des directives gouvernementales liées au Coronavirus, mais Mathieu Deldicque, conservateur du patrimoine au musée Condé, vous fait découvrir l'exceptionnelle collection de dessins qui n'avait plus été montrée au public depuis les années 90 ainsi que les trois tableaux conservés à Chantilly. Délectez-vous de ce moment de grâce.
Michel-Ange et Raphaël, deux artistes que tout oppose
Lorsque le jeune Raphaël s'installe à Florence, il y côtoie Léonard de Vinci et Michel-Ange. Le premier, à plus de 50 ans, n'a plus rien à prouver ; le second, de 23 ans son cadet, atteint les sommets de la gloire. Les deux maîtres s'affrontent à coups de pinceau : lequel emportera le chantier de la salle du Grand Conseil du Palazzo Vecchio ? Finalement ni l'un ni l'autre, le projet n'ayant pas été mené à son terme...
Pour Raphaël, qui est encore en formation, c'est une révélation. Fini, le style du Pérugin, il lui faut peindre à la Vinci ! « Quand il vit les œuvres de Léonard de Vinci […] il demeura stupéfait d'admiration. Aussi le style de Léonard lui plut plus qu'aucun autre, il se mit à l'étudier en abandonnant peu à peu et non sans peine le style de Pietro [Le Pérugin] et il s’efforça avec tout son savoir et son énergie d'assimiler celui de Léonard » (Giorgio Vasari, Vie des meilleurs peintres).
Il emprunte à Léonard la technique du sfumato (estompage des contours). Son influence se retrouve aussi dans l'importance des croquis qu'il n'hésite plus à enchevêtrer sur la même feuille. Mais c'est surtout Michel-Ange qui va jouer un rôle capital dans la formation de Raphaël, qui lui emprunte la puissance plastique et le modelé des corps.
Les deux hommes s'opposent néanmoins tant dans leur vie que dans leur pratique. Alors que le premier se montre boudeur et misanthrope, interdisant que le pape lui-même visite ses chantiers, le second fréquente les salons et accueille gracieusement tous les curieux, amateurs d'art et élèves.
Michel-Ange aime par-dessus tout le marbre et va même jusqu'à affirmer, dans un coin de la chapelle Sixtine : « Je ne suis pas peintre », tandis que Raphaël n'ira pas au bout de ses projets de sculpture et préfèrera la peinture à l'huile à la fresque.
Puissance contre raffinement, originalité des compositions contre psychologie des portraits, goût du mouvement contre perfection des couleurs... Le jeu des différences a longtemps fait jaser les spécialistes. Pour Michel-Ange, aucun doute : « Tout ce qu'il savait en matière d'art, il le tenait de moi » (Lettre) dira-t-il 20 ans après le décès de son rival qu'il continuait à accuser de jalousie.
En tous cas, l'admiration de Raphaël pour le Florentin fut réelle : ne prit-il pas le risque de se faire ouvrir, de nuit, les portes de la chapelle Sixtine pour voir le chef-d'œuvre en cours de création ? En cachette, bien sûr... gare aux effroyables colères du maître !
Raphaël incarne l'idéal de la Renaissance italienne par la recherche de la Beauté idéale, synthèse de l'harmonie des lignes et des couleurs, des grâces païennes et des vertus chrétiennes. Les amateurs se plaisent à opposer la grazia (« grâce ») et la dolce maniera (« manière douce ») de Raphaël à la terribilità (« style puissant ») de son rival Michel-Ange. Mais ses portraits, comme celui ci-après de Jules II, sont aussi remarquables de profondeur psychologique. On dit de l'artiste qu'« il peint les gens plus vrais qu'ils ne sont » !
À Rome, auprès de Jules II et Léon X
En 1508, à 25 ans, déjà célèbre, Raphaël veut aller encore plus loin, plus haut, à Rome ! De nouveau la famille Montefeltro intervient pour lui faire une belle lettre de recommandation qui lui ouvre les bras de l'architecte Bramante et donc le cœur de la capitale pontificale. Le voici qui se présente donc au pape Jules II. On peut voir ci-dessus le célèbre portrait qu'en a fait Raphaël.
À côté de la basilique Saint-Pierre en cours de réalisation, Jules II attend une petite remise à neuf. Refusant de vivre dans les appartements de son prédécesseur, le débauché Alexandre VI Borgia, il veut s'installer à l'étage supérieur dans les appartements de feu Nicolas V et en confie la décoration au jeune Raphaël. Ce sont les célèbres « Stanze di Raffaelo » que l'on peut encore visiter au musée du Vatican.
Il s'agit de trois grandes chambres (stanze en italien), voûtées d'arêtes, ce qui rend le chantier délicat pour le groupe de peintres déjà présents sur place sous les ordres du Pérugin. Mais pour Raphaël rien n'est impossible et le souverain pontife comprend vite qu'il a trouvé la bonne personne : exit donc les autres artistes, le jeune Urbinois est désormais seul à la tête de son chantier.
Enfin pas tout à fait : très vite dépassé par les commandes que sa réputation grandissante lui permet d'accumuler, il s'entoure de dizaines d'aides et collaborateurs, notamment spécialisés dans la technique de la fresque que ce maître du chevalet ne maîtrise guère.
Il faut sous-traiter ! C'est là toute l'habileté de Raphaël, capable du haut de ses 28 ans de gérer ses hommes, de les responsabiliser tout en continuant à apprendre de maîtres plus expérimentés qui poursuivent leur travail à ses côtés, comme Lorenzo Lotto.
À ce pragmatisme s'ajoute un solide réseau, un bon sens des affaires et un respect du client qui le pousse à toujours rendre en temps et en heure ses œuvres. Ce n'est pas le cas de tout le monde !
Dans la chambre du pape
Commencé en 1508, le chantier de décoration des quatre chambres papales (stanze) durera jusqu'en 1524, après même la mort du commanditaire puis de l'artiste. C'est qu'il faut du temps pour couvrir de personnages plafonds et murs, en tenant compte des éléments de l'architecture !
Voici la Chambre de Constantin, salle de réception qui rappelle la gloire de l'empereur romain. Suit celle dite d'Héliodore où le pape recevait ses audiences privées ; elle contient la fameuse fresque de la Délivrance de saint Pierre, chef-d'oeuvre de jeux de lumière.
Plus loin on entre dans la Chambre de l'Incendie de Borgo qui permet de glorifier Léon IV, capable d'un seul geste d'arrêter le sinistre. Enfin, la Chambre de la Signature est la plus célèbre grâce à son École d'Athènes : de 7 m sur 4, elle rassemble les portraits de 58 personnages représentant, au sein d'une perspective grandiose inspirée par le projet de Bramante pour Saint-Pierre, les plus grandes figures du savoir antique.
Symbole de l'humanisme triomphant qui sait ce qu'il doit aux Anciens, elle représente la première étape de l'évolution de la pensée en Occident qui va mener au triomphe du christianisme. On y retrouve au centre Platon et Aristote mais aussi Euclide, Pythagore et Averroès pour les sciences orientales.
Selon la légende, Raphaël aurait donné les traits des grands artistes de l'époque à ses personnages : Héraclite serait en fait Michel-Ange, Euclide s'inspirerait de Bramante. Quant à Platon, même s'il ressemble à l'image que l'on se fait de Vinci, rappelons que l'oeuvre fut créée alors que celui-ci n'avait rien d'un vieillard...
Aucun doute par contre sur la présence de Raphaël au milieu de ce beau monde : c'est lui qui observe le spectateur, dans le coin à droite. Il s'est donné en toute modestie le rôle d'Apelle, le plus célèbre peintre de l'Antiquité !
L'artiste multitâche
Raphaël travaille comme un forcené et récolte amplement le prix de ses efforts. Les ducats pleuvent, la gloire est là, il est devenu une des personnes les plus en vue de la cité en pleine effervescence. Son atelier est l'un des plus importants d'Europe, sinon le plus important.
Les banquiers eux-mêmes se pressent à sa porte pour avoir l'honneur de sa confiance, comme ce Agostoni Chigi qui a des succursales jusqu'en Turquie et lui demande de réaliser à son intention ses premières œuvres profanes.
Hommages d'un artiste de la Renaissance à une Antiquité qui ne cesse de l'inspirer, Galatée, Vénus et Psyché se trouvent ainsi réunis sur les murs de la splendide Villa Farnesina, à Rome.
Amateur d'art, le mécène Chigi sait aussi choisir ses relations, distribuant son argent à qui saura le mieux s'en servir. Et en 1513, celui qui est apparu sur le devant de la scène est Jean de Médicis, successeur du défunt Jules II.
Sous le nom de Léon X, le nouveau pape s'est promis de poursuivre l'œuvre de son prédécesseur et de restaurer l'Âge d'or.
Avec Raphaël, le courant passe tout de suite. Léon X lui confie rien moins que la fin des travaux de la basilique Saint-Pierre, laissée en chantier par le décès de Bramante.
Là encore, c'est toute une équipe qui prend les choses en main, avec une solidarité d'autant plus nécessaire que le carnet de commandes est prêt à exploser : fresques des appartements du pape, cartons de tapisserie pour la chapelle Sixtine, plan des mosaïques de la chapelle Chigi et même croquis de la salle de bain du cardinal Bibbiena, il faut être partout ! Mais Raphaël a de l'énergie à revendre ; rien ne semble pouvoir l'arrêter...
Le play-boy de la Renaissance
Fade, Raphaël ? Pas du tout ! Oubliez tous les clichés sur le peintre des douces Madones et découvrez un homme adorable, aussi habile à nouer des liens professionnels qu'amicaux et... amoureux.
Pour cela, il met en avant les qualités que son grand ami Baldassare Castiglione résumera dans son ouvrage Le Livre du courtisan. Ce courtisan, c'est Raphaël bien sûr, gentilhomme idéal que toutes les cours s'arrachent. À la fois raffiné, cultivé, affable mais mesuré, ce parangon de l'humanisme est en effet vite devenu la coqueluche de la bonne société où il rayonne.
Tout le monde s'accorde à décrire un homme exquis, « aussi exceptionnel que charmant » selon Vasari qui témoigne du chagrin sincère causé par sa disparition : « Quand il mourut, la peinture disparut avec lui. Quand il ferma les yeux, elle devint aveugle » (Giorgio Vasari, Vie des meilleurs peintres, 1550).
À la fois agréable et riche, il représente le gendre parfait donc, à un détail près : sa vie sexuelle ! Célibataire sans enfant, il est décrit par ce même Vasari comme un grand amateur de femmes, un séducteur « au tempérament ardent » qui « se livr[ait] sans mesure aux plaisirs amoureux ».
Certains y voient même la cause de la brièveté de sa vie, la rumeur attribuant la fièvre qui le mena dans la tombe à sa passion pour une jeune femme bien mystérieuse, surnommée La Fornarina (« la fille du boulanger »).
Son portrait, réalisé dans les dernières années, nous montre un visage plutôt banal dont « le nez est trop grand, trop avancé [et] empiète sur tous les traits environnants » selon les dires de Stendhal qui préfère admirer le style de l'artiste : « Il n'a rien fait de plus beau que cette poitrine » ! Fut-elle vraiment la maîtresse ultime ?
On sait en tous cas que l'artiste lui attribua dans son testament de quoi « vivre honnêtement » après sa mort, et que le tableau fut retrouvé dans son atelier, dissimulé derrière des volets en bois.
Pourtant dans les lettres annonçant sa disparition, on ne trouve nulle trace de cette soi-disante sensualité, débridée. Il faut peut-être n'y voir qu'« un conte qu'il est bon de démentir » (Eugène Delacroix) et un avertissement de Vasari appelant les jeunes artistes à la tempérance.
Retour vers le passé
En 1515, Raphaël ajoute une corde à son arc en devenant commissaire aux Antiquités, chargé de créer une carte topographique de l'ancienne Rome. Ce grand admirateur de la beauté et de la cité antique ne pouvait laisser quelques obscurs amateurs faire main basse sur les plus grandes œuvres du passé.
Dans une ville où il suffit de se baisser pour ramasser un caillou rempli d'Histoire, il sait que sa tâche risque d'être ardue. Visite des chantiers, authentifications, mise en place de protections, le travail est d'autant plus immense que l'idée de conservation de ces vestiges est assez récente.
Le Colisée par exemple, qui a longtemps servi de carrière, disparaît presque sous les boutiques et les maisons qui s'y sont agglomérées. Ce n'est pas le privilège des plus démunis : les Farnèse occupent les thermes de Caracalla, l'oncle de Du Bellay ceux de Dioclétien.
Aidé de son cher ami Baldassare Castiglione, Raphaël doit faire face aux dégâts provoqués par les grands travaux de la papauté et les quêtes aux trésors qui ont, il est vrai, permis d'enrichir les collections du Vatican : le Laocoon, le Tireur d'épine, le Gladiateur Borghèse...
Autant de chefs-d'oeuvres qui vont servir d'inspiration à notre artiste, admiratif tant de la précision anatomique que de l'effet de présence donnée aux corps.
Il apprécie aussi particulièrement ces petits motifs fantaisistes dont les anciens Romains aimaient à couvrir leurs demeures et qui permettent aux murs de disparaître sous des guirlandes de feuilles ou des cavalcades de personnages. On les appellera plus tard grotesques (de l'italien grotta, « grotte ») en référence à la Domus Aurea de Néron, sortie de terre à la Renaissance.
Pour les admirer, Raphaël n'hésite pas à s'engouffrer dans des trous, accroché à une corde. Mais quel succès ! Très vite, la mode est lancée, toute l'Italie veut des grotesques que l'on retrouvera de la Flandre à la France, les plus beaux restant bien sûr ceux que notre artiste réalisa pour les Loges du Vatican. Peindre, encore et toujours !
Pourtant, au printemps 1520, cet infatigable doit se résoudre à garder le lit, épuisé par une mauvaise fièvre. Il n'y survivra pas : il meurt, le 6 avril, un Vendredi Saint, à l'âge de seulement 37 ans. Son corps est déposé dans une tombe au Panthéon, avec pour épitaphe : « Ci-gît Raphaël. À sa vue la Nature craignit d'être vaincue ; aujourd'hui qu'il est mort elle craint de mourir ».
Cette lettre d'un voyageur, relatant le décès de Raphaël, montre à quel point l'événement a suscité l'émotion.
« Le Vendredi Saint sur le soir, à 3 heures (environ 9 heures et trois quarts, le 6 avril), mourut l'aimable et excellent Raphaël d'Urbino. Il s'occupait d'un ouvrage sur les édifices de Rome. […] Le deuil a été grand. La mort est venue enlever ce jeune maître le jour même anniversaire de sa naissance. Le Pape lui-même a été profondément touché de la perte qui menaçait Rome, et pendant les quinze jours qu'a duré sa maladie, a envoyé dix fois le visiter et lui donner courage. Pensez à ce qu'ont dû faire les seigneurs de la Cour ! Et comme ces jours-ci le palais du Pape (au Vatican) a menacé ruine, de façon que S. S. a été obligée d'aller habiter l'appartement de monseigneur de Cibo, il se trouve force gens qui disent que ce n'est pas le poids des portiques qui a causé cet accident, mais que par un signe évident, cet édifice a voulu annoncer que son créateur allait manquer. […]
Je l'ai vu ensevelir à la Rotonde, où il a été transporté avec honneur, sans doute cette belle âme sera allée contempler ces palais célestes qui ne sont sujets à aucun défaut, tandis que son nom restera immortel ici bas sur la terre » (lettre de Marc-Antoine Michel, citée dans Abraham Constantin, Idées italiennes sur quelques tableaux, 1840).
Touché par la grâce
[Voir l'image en grandes dimensions]
Harmonieux, élégant, parfait... Les adjectifs semblent manquer de précision pour décrire le style de Raphaël. Mais d'où vient cette impression de pureté absolue qui caractérise ces œuvres ?
Il faut en chercher la raison du côté de sa quête sans fin de l'équilibre, que ce soit dans la composition, réglée au millimètre près, les formes ou les couleurs.
Tout d'abord, le dessinateur-peintre maîtrise parfaitement les grands principes de la perspective qui a permis à l'Art de la Renaissance de s'épanouir : effet de profondeur, symétrie, association du cercle et du carré.
Dans le même ordre d'idée, il sait capturer les corps, disséquer leur anatomie pour mieux créer des êtres admirables, au physique à la fois élégant et exemplaire.
Et lorsque le modèle ne s'y prête pas, comme dans les portraits, il parvient à créer un dialogue entre le spectateur et le personnage représenté en donnant à son regard, direct, une profondeur intense.
Si les œuvres respirent la facilité, créer est en fait loin d'être pour Raphaël un travail de tout repos : « Je me sers d'une certaine idée qui me vient dans l'esprit : je ne sais si celle-ci a quelque excellence d'art, mais je sais bien que je me fatigue beaucoup pour l'avoir » (lettre de Raphaël à Baldassare Castiglione). Le secret serait « une certaine désinvolture qui cache l'art et qui montre que ce que l'on fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser » (Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan).
C'est parce qu'il est parvenu à donner à son style « un charme irrésistible, une grâce vraiment divine […] qui voile les défauts et fait excuser toutes ses hardiesses » (Eugène Delacroix) que Raphaël est devenu l'exemple parfait de l'« artista aggraziato », touché par la grâce (Giorgio Vasari). Mais quel déploiement d'énergie, quelle passion pour parvenir à illuminer d'un calme souverain les visages !
Éternel insatisfait, Raphaël n'a cessé de chercher le secret de la beauté auprès des grands maîtres tout en évitant de les plagier. Il a ainsi trouvé un style propre, reconnaissable, qui a tellement marqué son époque qu'il est devenu un repère : on parle ainsi de peintres préraphaélites pour ces artistes anglais inspirés par le XVe siècle italien. Il y a bien un avant et après Raphaël.
Grand admirateur de son aîné, Eugène Delacroix tente à son tour de lever le mystère de la vie et de l'art de Raphaël :
« Le nom de Raphaël rappelle à l'esprit tout ce qu'il y a de plus élevé dans la peinture, et cette impression, qui commence par être un préjugé, est confirmée par l'examen chez tous ceux qui ont le sentiment des arts. […] Son caractère plein de douceur et d'élévation, ses inclinations nobles, qui le firent rechercher par tout ce que son époque avait d'hommes éminents, jusqu'à la beauté de sa figure et à sa passion pour les femmes, ajoutent dans l'imagination à l'attrait de ses ouvrages ; ensuite sa mort prématurée, sujet de regrets éternels et qui fut un malheur public au milieu de l'époque brillante où fleurirent tous les beaux génies de l'Italie. […] Dans ses dispositions les plus simples, comme dans ses vastes compositions pleines de majesté, son esprit répand partout, avec la vie et le mouvement, l'ordre le plus parfait, une harmonie enchanteresse.
Il n'est jamais banal. On ne trouve point chez lui de ces figures, que je ne sais quel autre peintre appelle plaisamment figures à louer, espèce de remplissages insipides qu'on rencontre dans tant de tableaux. Il n'a pas attaché une importance extrême à ce que toutes les parties de ses peintures fussent traitées ou terminées avec un soin excessif, car ce scrupule se rencontre plus souvent qu'on ne pense avec l'absence de toute expression. Il a seulement voulu que rien n'y fût froid et inutile, que rien ne s'en pût détacher pour être appliqué à volonté ailleurs. C'est ainsi qu'il faut entendre ce, mot de lui à un homme curieux qui lui demandait s'il pouvait, se rendre compte des moyens qui l'avaient élevé si haut : il lui dit que c'était « en ne négligeant rien ». » (Eugène Delacroix, Revue de Paris, 1830).
Bibliographie
« Raphaël, la puissance et la grâce », Le Figaro, hors-série, septembre 2012,
« Raphaël. L'inventeur de la beauté », Beaux-Arts magazine, hors-série, 2012,
Pierluigi De Vecchi, Raphaël, éd. Citadelles et Mazenod, 2001.
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