L'euro

Comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe

Joseph Stiglitz (Les Liens qui Libèrent, 512 pages, 25 euros,  2016)

L'euro

L’Américain Joseph Stiglitz figure parmi les Prix Nobel d’économie qui ont très tôt dénoncé l’irréalisme de la monnaie unique, aux côtés de son compatriote Paul Krugman et du Français Maurice Allais (disparu en 2010).

Il revient à la charge avec un ouvrage dense et lumineux, dont le titre est à lui seul tout un programme. Notons que ce titre s’apparente à celui de notre propre analyse, publiée dès 2014 sur Herodote.net : Comment la monnaie unique tue l’Europe ! Sans surprise, l’auteur développe une analyse similaire à la nôtre, car fondée sur la même logique de bon sens...

La plupart de nos respectables lecteurs vont à ce stade bondir sur leur chaise et nous maudire car la critique de l’euro relève aujourd’hui en France du blasphème, comme la mise en cause de la Sainte Trinité au Moyen Âge ou de la lutte des classes en URSS.

Était-il pertinent d'instaurer une monnaie unique dans un cadre aussi hétérogène que l’Europe ? Est-il pertinent de poursuivre l'expérience contre vents et marées ?

Pour ses partisans, il n'est plus temps d'argumenter  : l’euro a été conçu il y a un quart de siècle ; il est né il y a quinze ans ; c’est la seule monnaie qu’ont connue les jeunes Européens ; on ne saurait le remettre en question. D'ailleurs, les Grecs eux-mêmes ont préféré en 2015 le déshonneur, le reniement et une mort lente et douloureuse à une sortie de la zone euro !

À trop se voiler la face et refuser tout débat sur la monnaie unique, les démocrates français et européens se privent des solutions qui pourraient sortir l’Union européenne du gouffre où elle est tombée. En France, ce faisant, les partis de gouvernement ouvrent un boulevard à l’extrême droite qui ne craint pas de dénoncer le lien de causalité entre la monnaie unique, les souffrances des classes populaires et la perte de souveraineté de la « Grande Nation ».

Joseph Stiglitz ne dit pas autre chose dans sa préface : « Rien n’impose que l’Europe soit crucifiée sur la croix de l’euro : l’euro peut fonctionner. Les principales réformes nécessaires sont à entreprendre dans la structure même de l’union monétaire, pas dans les économies des pays membres ».

C’est un propos dur à encaisser pour les candidats à la présidence de la République française qui ne prônent rien de plus qu’une cure d’austérité et font l’impasse sur une remise à plat de la monnaie unique. Il est vrai qu’ils doutent avec raison de pouvoir en convaincre l’Allemagne, grande gagnante de la monnaie unique…

État des lieux

« L’euro (…) a été conçu avec un mélange de mauvaise science économique et d’idéologie perverse, observe l’auteur. C’était un système qui ne pouvait pas fonctionner longtemps. Au moment de la Grande Récession [2008-2011], ses défauts sont devenus flagrants aux yeux de tous. »

Pour Joseph Stiglitz, l’échec de l’euro est manifeste en ce qu’il a accru les inégalités entre les pays membres au lieu de les résorber comme le croyaient ses thuriféraires, les mêmes qui aujourd’hui prophétisent l’échec du Brexit et nous assurent que la fin de l’euro aboutirait à l’Apocalypse : « L’euro a conduit à une aggravation de l’inégalité. C’est un argument central de ce livre : l’euro a creusé le fossé. Avec lui, les pays faibles sont devenus encore plus faibles et les pays forts encore plus forts : par exemple, le PIB de l’Allemagne représentait 10,4 fois celui de la Grèce en 2007, mais 15 fois en 2015. » À ceux qui daubent sur les faiblesses congénitales des Grecs, il rappelle que le pays avait, avant l’euro, la croissance économique la plus forte de l’Union européenne…

Résultat : jamais depuis 60 ans les liens entre les pays de l’Union européenne n’ont été aussi conflictuels. En Grèce, on affuble les portraits de la chancelière Merkel d’un casque à pointe et de croix nazies ; en Hongrie, on bafoue allègrement les principes fondateurs de l’Union et en France comme aux Pays-Bas, on se lamente sur les progrès de l’extrême droite. L’euro est devenu un facteur de tensions, sinon de guerre, au contraire de ce pourquoi on l’avait créé.

Il ne faut pas en chercher trop loin les raisons : « On a tenu à ne pas organiser la zone euro comme un espace où les pays forts seraient censés aider ceux qui ont un problème temporaire. Ce choix a peut-être un certain attrait aux yeux d’électeurs égoïstes [on pense bien sûr aux vieux épargnants allemands]. Mais sans un minimum de partage des risques, aucune union monétaire n’a la moindre chance de fonctionner. »

Joseph Stiglitz insiste : la zone euro était viciée dès sa naissance. Des hommes politiques comme François Mitterrand, dépourvus de toute réflexion sur l’économie, ont cru de bonne foi qu’en imposant une monnaie unique, on déboucherait sur une intégration politique. C’est un contresens historique : tout État souverain est doté d’une monnaie qui lui est propre, mais cette monnaie résulte de la constitution de l’État et d’une solidarité entre tous ses habitants ; ce n’est pas la monnaie qui crée l’État mais l’État qui crée la monnaie. En France par exemple, le renforcement de la monarchie aux XIVe-XVe siècles a entraîné l’élimination de toutes les monnaies seigneuriales au profit de la monnaie à l’effigie du roi. Au contraire, l’Allemagne éclatée en principautés autonomes a dû attendre l’intervention musclée de Bismarck pour se doter d’une monnaie unique.

L’autre reproche de Joseph Stiglitz aux fondateurs de l’euro concerne leur foi aveugle dans les marchés, selon une idéologie dite « néolibérale » : « Ces fanatiques du marché étaient convaincus, par exemple, que, si l’État faisait en sorte que l’inflation soit faible et stable, les marchés garantiraient la prospérité et la croissance pour tous. »

Les défauts de l’euro ont été masqués au début par la faiblesse de l’Allemagne, qui se remettait en ordre de bataille après l’épreuve de la réunification entre l’Est et l’Ouest. Les pays fragiles en ont profité pour s’endetter outre-mesure à l’instigation des financiers internationaux : infrastructures surdimensionnées et équipements militaires en Grèce, « bulle » immobilière en Espagne, dépenses sociales en France etc.

Sur ce substrat pourri, la crise des « subprimes », en 2008, a été d’autant plus violente. « La crise a commencé aux États-Unis, mais les États-Unis ont eu une reprise (certes faible), puisque leur PIB réel en 2015 a été supérieur d’environ 10% à celui de 2007. Le PIB de la zone euro n’a pratiquement pas bougé depuis 2007. » Hors de la zone euro, précisons-le, la Suède, la Norvège et même l’Islande s’en sont très bien sorties et Joseph Stiglitz ne craint pas de tisser un lien entre leur souveraineté monétaire et leurs performances économiques.

Quant à l’Allemagne, qui se présente comme un modèle à suivre, l’auteur a la cruauté de signaler que son économie a enregistré depuis 2007 une croissance de seulement 6,8%, très en-deçà de la croissance étasunienne. Pas de quoi en tirer gloire. « Même quand l’Allemagne affirme que son succès résulte de ses propres efforts, ce n’est pas évident : elle a eu la chance, pendant des années, de produire des biens très demandés par la Chine, moteur de la croissance économique mondiale, alors que certains autres pays de la zone euro, qui réussissent moins bien qu’elle, produisaient des biens qui étaient en concurrence avec les produits chinois [c’est en particulier le cas de la France] ».

Les malfaçons de la monnaie unique

Après avoir mis en lumière l’échec de la zone euro, Joseph Stiglitz en détaille les causes dans une deuxième partie. Il rejoint très largement notre propre analyse et met l’accent sur les déséquilibres commerciaux internes causés par une monnaie surévaluée pour les uns (la France par exemple), sous-évaluée pour d’autres (l’Allemagne) :

« Si, pour une raison quelconque, le taux de change devient trop élevé, il y aura un déficit commercial : les importations seront supérieures aux exportations. Ce déficit doit être financé, d’une façon ou d’une autre : il est compensé par ce qu’on appelle des flux entrants de capitaux. Ces flux peuvent prendre deux formes : des prêts ou des investissements directs. (…) Le déficit commercial lui-même crée un autre problème. Les importations massives affaiblissent la demande globale intérieure. S’il n’y a pas un boom de l’investissement – une bulle de l’immobilier par exemple – pour soutenir le plein emploi, l’État doit accroître ses dépenses. Dans ce cas, les flux entrants de capitaux vont financer la dette publique qui en résulte. » C’est très exactement la situation de la France actuelle…

À l’intérieur de la zone euro, quand un déséquilibre commercial s’installe entre deux pays aux comportements très différents comme la France et l’Allemagne, le pays en excédent accumule des devises dont il n’a pas l’utilité. Il les prête donc à son partenaire pour que celui-ci puisse les redistribuer et limiter ainsi la casse sociale liée au déséquilibre commercial.

Dans un État véritable, les écarts régionaux sont compensés par la solidarité nationale : en France, les Alsaciens compensent par exemple le manque à gagner des Mahorais et des Creusois. Il n’existe rien de tel dans l’Union européenne où, en soixante ans, n’a été créée aucune forme de solidarité entre tous les citoyens de l’Union. Donc, note Joseph Stiglitz, « si la Grèce a une crise, c’est l’État grec qui doit financer l’augmentation des paiements en prestations sociales – juste au moment où les recettes publiques s’effondrent. » Il s’ensuit une spirale de l’appauvrissement…

Quels remèdes ?

À propos des malfaçons conceptuelles de la monnaie unique, l’économiste reprend un adage propre aux informaticiens de son pays : « garbage in, garbage out ». Autrement dit, si le système est mal fichu au départ, il sera mal fichu à l’arrivée quoi qu’on fasse.

Joseph Stiglitz constate de fait que toutes les thérapies de choc mises en œuvre par les Européens ont échoué. « Si la Grèce est en dépression, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas fait ce qu’on lui avait dit. C’est parce qu’elle l’a fait ».

Il évoque par une jolie image les circuits monétaires à l’intérieur d’un pays et l’imprudence de vouloir y toucher : « C’est la différence fondamentale entre la ménagère souabe, rendue célèbre par la chancelière allemande Angela Merkel, et un pays : la ménagère souabe doit vivre dans les limites de son budget, oui, mais quand elle réduit ses dépenses, son mari ne perd pas son travail. S’il le perdait, il est clair que la famille se retrouverait dans une situation beaucoup plus grave. Or c’est exactement ce qui se passe quand on impose l’austérité à un pays : l’État réduit ses dépenses et les gens perdent leur emploi. »

Mais le Prix Nobel ne désespère pas pour autant de réformer la monnaie unique. Il propose « un cadre bancaire unique, avec des réglementations communes, une garantie commune des dépôts et une résolution commune des défaillances. » On en est très loin tant diffèrent les pratiques et les intérêts. Il propose aussi une mutualisation des dettes, à quoi les Allemands s’opposent de toutes leurs forces pour ne pas déresponsabiliser les contrevenants.

Joseph Stigflitz évoque d’autres solutions tout aussi pertinentes, y compris la levée d’un impôt européen sur le revenu ! Mais il confesse lui-même ne pas y croire, les Européens étant trop divisés, avec des intérêts trop antagonistes pour s’y résoudre. Les Allemands, qui sont les grands gagnants de l’euro du fait de sa sous-évaluation par rapport à leur puissance exportatrice, n’ont en particulier aucun intérêt à réformer quoi que ce soit.

« Dans ce cas, conclut l’économiste, il ne reste que trois voies possibles. La première est la stratégie actuelle de navigation à vue : faire le minimum pour empêcher l’éclatement de la zone euro mais pas assez pour lui rendre la prospérité. La deuxième est la création de l’euro flexible. La troisième option est un divorce, que l’Europe devrait s’efforcer de rendre le moins conflictuel possible, de conclure à l’amiable. »

Sous le nom d’euro « flexible », il évoque une solution très similaire à la « monnaie commune » que nous avons évoquée dans notre propre analyse : il s’agit que chaque pays retrouve une monnaie nationale avec la possibilité d’ajuster son cours par rapport à la monnaie commune, l’euro, de façon à simplement équilibrer sa balance commerciale.

Concernant les dettes de chaque pays en cas d’euro « flexible » ou de sortie de l’euro, le Prix Nobel précise que ces dettes seront automatiquement converties dans la nouvelle monnaie (et ajustées à leur cours effectif) : « Des conversions de ce type ont déjà eu lieu. Quand les États-Unis ont quitté l’étalon-or, les dettes libellées en or ont été relibellées en dollars. » Dans le cas d’un divorce « vraiment à l’amiable », on pourrait même admettre que l’Union européenne accorde au sortant le droit de relibeller dans sa nouvelle monnaie des dettes soumises à la législation d’autres États.

Joseph Stiglitz note que la sortie de la Grèce bénéficierait à celle-ci mais ne guérirait pas l’euro de ses malfaçons congénitales. Il évoque pour ce faire une solution radicale : la sortie du pays qui pose le plus de problèmes, l’Allemagne ! « Ce serait un moyen plus simple guérir l’Europe, » assure-t-il avec une touche d’humour. Les autres pays, de force relativement égale, auraient moins de difficultés à cohabiter au sein de la zone monétaire et pourraient réévaluer l’euro à la mesure de leurs besoins.

Et notre Américain de conclure sur les illusion d’un libre-échange échevelé : « Notez bien que les États-Unis et le Canada ont tous les deux été prospères – de fait, ils ont eu de bien meilleurs résultats que la zone euro – sans liberté de migration de l’un à l’autre, sans constitution d’un marché unique et sans intégration économique totale. En réalité, le Canada peut se féliciter que son intégration économique avec les États-Unis soit limitée ; dans le cas contraire, la catastrophe de la crise de 2008 l’aurait frappé de plein fouet. » Dont acte.

André Larané

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Publié ou mis à jour le : 09/03/2017 17:02:44

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