Histoire de l'eau (3/4)

L'eau, ferment de progrès

Elle est partout et sa présence passe presqu’inaperçue. Et pourtant... Combien de prodiges ont pu être réalisés grâce à l’eau et l’ingéniosité humaine ! Les vestiges des premières grandes civilisations sont là pour en témoigner : la puissance des royaumes Khmer reposait en grande partie sur la maîtrise de cet élément. L’ère moderne n’a fait que confirmer cette loi en élargissant son champ d’action. Ingénieurs, urbanistes, médecins, dirigeants : tous ont mis l’eau à contribution !

Isabelle Grégor

Alfred Sisley, Aqueduc de Marly, 1874, Tolède, musée d'Art. Agrandissement : Rizière au Vietnam, photo. I. Grégor.

Les Khmers, maîtres de l'eau

Alors qu'en Europe on recommençait à exploiter efficacement les ressources en eau, l'Asie était depuis longtemps devenue experte en la matière. Des rizières humides organisées en terrasses depuis l'Antiquité ont ainsi dessiné les paysages, à commencer par ceux de Chine. Familiers des moussons, les habitants ont su s'adapter en développant par exemple des habitats sur pilotis.

C'est le cas, au Cambodge, des Khmers qui ne se contentèrent pas de se mettre à l'abri des inondations mais qui parvinrent à se rendre maîtres du Tonlé Sap, ce lac immense qui triple sa superficie à la saison humide. Établie sur une de ses rives, leur capitale Angkor s'est développée à partir du VIe siècle grâce à un système complexe de digues complété par la suite par l'aménagement de grands réservoirs, les barays, veillés en leur centre par un sanctuaire.

Ainsi, la « Cité hydrau­lique » est-elle devenue une des plus importantes villes du monde médiéval avant qu'elle ne soit abandonnée, peut-être justement parce que cette maîtrise de l'eau avait atteint ses limites face aux besoins d'une population de près de 800 000 personnes.

Jayatataka baray, Province de Siem Reap, Cambodge. Agrandissement : Angkor Vat dans la province de Siem Reap.

Une charge bien lourde

Voilà un métier qui ne faisait guère envie, si l'on en croit la description de Plaute : « On te donnera une amphore et un sentier à suivre, on t'indiquera une source, un chaudron et huit jarres ; s'ils ne sont pas constamment pleins, moi, je te remplirai le dos de coups de fouet. Je ferai en sorte que, à force de porter l'eau, tu aies le dos si courbé que l'on pourra te transformer en sous-ventrière pour les chevaux » (Casina, IIIe siècle av. J.-C.). Pourtant, dans l'Antiquité comme sous l'Ancien Régime, qui n'attendait pas avec impatience le cri de « À l'eau, à l'eau ! » qui annonçait la venue des porteurs d'eau ?

Diego Vélasquez, Le Porteur d'eau de Séville, vers 1620, Londres, Apsley House. Agrandissement : Carlo Ponti, Porteuse d'eau à Venise, 1850, Berlin, Galerie Bassenge.Si, à la campagne, ce sont les fragiles Cosette qui étaient chargées de la corvée, en ville des milliers de costauds s'activèrent pendant des siècles pour combler les défaillances de la distribution de l'eau. Ce petit métier, rouage indispensable de la vie urbaine, attira d'abord des montagnards en quête d'un emploi qui ne nécessitait que de bons muscles pour se charger de près d'une tonne de liquide par jour ! Le porteur, et plus rarement la porteuse, s'approvisionnait dans les fontaines ou, pour ceux qui disposaient d'une charrette et d'un tonneau, dans la rivière. Du porteur « à bretelles », obligé de chercher le client à la criée, jusqu'à l'entrepreneur ambitieux déjà doté d'une clientèle fidèle et d'employés, c'est tout un petit monde qui parcourait de l'aube au soir les rues des villes avant de s'attaquer aux étages pour apporter les 70 litres d'eau par semaine nécessaires à un ménage. Si les plus riches n'hésitaient pas à l'utiliser pour leur toilette, la plupart des consommateurs s'en servaient pour cuisiner ou comme boisson, quitte à prendre quelques risques... Pour plus de sûreté, mieux valait boire du vin !

Les ingénieurs au travail

Si les uns creusent, d'autres n'ont pas d'autres choix que de drainer, à l'image des Hollandais qui dès le XIIe siècle commencent à sortir vainqueurs de leur combat contre mer et rivières. Plus au sud, les Italiens ne sont pas en reste avec l'assèchement des marais pontins (1514) qui illustre bien le talent des ingénieurs hydrauliques de la Renaissance, Léonard de Vinci en tête. N'a-t-il pas cherché à détourner le cours de l'Arno (1503-1504) pour en priver la ville de Pise, rivale de Florence ?

Léonard de Vinci, Planche de dessins d?un système hydraulique tiré du Codex Atlanticus, 1480-1482, Milan, Bibliothèque Ambrosienne. Agrandissement : Léonard de Vinci, Carte de l'Arno, 1504, Londres, Collections royales de Windsor.

C'est donc avec une valise pleine de schémas d'écluses et de machines étranges qu'il arrive en France pour se mettre au service de François Ier. Cet ambitieux a en effet besoin de lui pour créer à Romorantin une ville nouvelle au milieu des marécages. Si ce projet ne vit jamais le jour, il reflète bien la maîtrise nouvelle des ingénieurs qui relèvent des défis de plus en plus audacieux pour dompter l'eau.

Et c'est urgent ! Pour les châtelains, plus question de se contenter d'admirer la vase de leurs douves : désormais ils veulent pouvoir profiter de leurs jardins mis en scène autour de fontaines de plus en plus spectaculaires. Bassins, cascades et jets d'eau sont désormais là non plus pour être utiles, mais pour charmer les yeux. À ce petit jeu, Hippolyte II, cardinal de la villa d'Este à Tivoli, gagne haut la main avec son « jardin des merveilles » aux centaines de fontaines simplement alimentées par la gravité (XVIe siècle). On s'y perd !

Vue des jardins de la villa d'Este, XVIe siècle.

« Ils découvrirent la grande ville de Tenochtitlan et les lagunes... »

En Amérique aussi, les populations ont su mettre à profit l'eau dont elles disposaient pour développer tout un système d'irrigation, à l'exemple de celui qui permettait aux Incas de cultiver dans des endroits peu accessibles, comme sur des pentes escarpées. Les Conquistadors n'ont pas manqué de rendre compte de ces entreprises difficiles qui permirent par exemple aux Aztèques d'établir au XIVe siècle leur future capitale Tenochtitlan [Mexico aujourd'hui] sur un îlot, au milieu d'un lac. Dans sa lettre à Charles Quint, Hernán Cortès décrit en détails cette ville qui se dressait « entre la lagune d’eau salée et la terre ferme »... « Ses rues principales sont très larges et toutes droites ; quelques-unes de celles-ci et toutes les autres sont moitié terre et moitié eau, formant des canaux pour la circulation des canoës. Mais toutes, à intervalles réguliers, sont ouvertes par des tranchées qui font communiquer les canaux entre eux et toutes ces ouvertures, dont quelques-unes sont très larges, sont couvertes par des ponts composés de longues pièces de bois admirablement jointes et fort bien travaillées, sur la plupart desquelles dix cavaliers peuvent passer de front. [...] Les marchands transportent l’eau dans leurs barques par toute la ville, et pour la prendre des conduites, ils viennent avec leurs canoës au-dessous des ponts où passent les canaux, et là, des hommes affectés à ce service chargent les canoës d’eau, en échange d’un salaire convenu » (1519).

Friedrich Peypus, Carte de Tenochtitlan, 1524, Chicago, Newberry Library.

« Faites-lui donc escalader le coteau ! »

S'il est bien un souverain qui ne pouvait se passer d'eau, c'est Louis XIV. Jaloux de son surintendant Fouquet, il est décidé à couvrir son futur domaine d'une multitude de jets d'eau. Pas question que Versailles soit moins belle que Vaux-le-Vicomte, et tant pis si le lieu choisi, en hauteur et cerné de marécages, manque singulièrement de ressources exploitables.

Jean Cotelle le Jeune, Vue du bosquet de l'Étoile ou montagne d'eau dans les jardins de Versailles, 1693, Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon.La solution est toute trouvée : il suffit d'en créer ! Et voilà tout ce que le royaume et l'Europe compte d'esprits ingénieux invité à dresser des plans et inventer des machineries pour satisfaire le royal caprice.

C'est ainsi qu'en 1681 un artisan charpentier, Rennequin Sualem, imagine d'assembler la plus grande machine jamais construite : avec ses 100 000 tonnes de bois, la machine de Marly se présente comme un mécano géant destiné à pomper l'eau de la Seine et la remonter grâce à 250 pompes sur une hauteur de 160 mètres. Pari gagné !

Enfin, pas tout à fait, puisque les 1 400 jets d'eau du château de Versailles réclament encore et toujours plus d'eau. L'idée de détourner la Loire, émise par le créateur du canal du Midi (1662) Pierre-Paul Riquet, est vite abandonnée. Mais l'Eure, proche de « seulement » 80 km, est observée avec envie... C'est Vauban qui est chargé à partir de 1685 du creusement du canal dont une partie doit être constituée de 17 km d'aqueduc.

17 000 soldats se retrouvent à pied d'oeuvre, mais rapidement ingénieurs et hommes d'armes sont envoyés sur les frontières où s'annonce déjà la guerre de Neuf ans (1688). De ce projet fou de 90 millions de livres ne subsiste qu'une partie de l'aqueduc dont Louis XIV fit don à madame de Maintenon. Il est vrai qu'il traversait le fond de son jardin...

François-Edmée Ricois, XIXe siècle, Fondation Raindre, Château de Maintenon. L'Aqueduc de Maintenon, Agrandissement : Vue actuelle de l'aqueduc du château de Maintenon.

Que dalle !

Jean-Baptiste Chardin, La Fontaine, 1733-1739, Tolède, Musée d'Art.Pour la maîtresse de maison, la gestion de l'eau a longtemps été un problème quotidien, et le reste dans de nombreux pays. Lorsque le précieux liquide entrait enfin dans la demeure, grâce à un porteur ou la bonne volonté d'un des membres de la famille, il était le plus souvent conservé dans des baquets de bois et, pour les ménages les plus riches, dans des fontaines murales en cuivre équipées d'un filtre et d'un robinet. Inventé vers le XVe siècle, ce petit appareil doit son nom à un personnage du Roman de Renart, le mouton Robin, auquel il empruntait souvent l'apparence. L'eau, froide, était ensuite utilisée avec parcimonie pour boire, faire la cuisine, rincer la vaisselle dans un grand baquet ou sur une pierre inclinée, la dalle, ou faire une rapide toilette. Si se procurer de l'eau était toute une aventure, s'en débarrasser n'était pas plus simple puisque dans les immeubles il fallait redescendre l'escalier avec des seaux avant d'en répandre le contenu dans les caniveaux. Vidange faite, il ne restait plus qu'à recommencer le cycle...

Quant au linge, il fallait attendre les jours où l'on faisait la buée, c'est-à-dire où l'on se décidait à se rendre au lavoir entre voisines. Mais attention : qui coule la lessive le vendredi, veut la mort de son mari ! Selon une vieille superstition en effet, cette opération ne pouvait avoir lieu un vendredi, jour de la mort du Christ. En ville, on confiait chemises et draps aux fameuses lavandières professionnelles, ces courageuses qui accueillirent dans leurs rangs la Gervaise d'Émile Zola (L'Assommoir, 1877). Parce que cette activité prenait trop de place sur les berges, on finit au milieu du XIXe siècle par octroyer aux blanchisseuses le privilège de travailler sur l'eau, dans un coin de ces bateaux-lavoirs où elles pouvaient trouver de l'eau chaude et s'activer à l'abri des intempéries. Tout un luxe !

Henri Rousseau, Le Bateau-lavoir du Pont de Charenton, 1895, Fondation Barnes, Philadelphie. Agrandissement : Charles Augustin Lhermitte, Fillette et femme à la lessive au bord d'une rivière, 1912, Paris, musée

La mort est dans le puits

« On achète l'eau à Paris. Les fontaines publiques sont si rares et si mal entretenues qu'on a recours à la rivière ». Dans son Tableau de Paris écrit à la fin du XVIIIe siècle (1781), Louis-Sébastien Mercier ne manque pas de souligner à quel point le problème de l'accès à l'eau reste crucial.

En plein siècle des Lumières, alors même que les chimistes commencent à percer les secrets de ce liquide, les médecins s'inquiètent de plus en plus des conséquences d'une eau malsaine. Il faut vite trouver un système pour la rendre inoffensive et la transporter sans risque. Des filtres à base de charbon de bois sont alors créés tandis que les progrès dans les connaissances des métaux permettent la création de nouvelles conduites en fonte.

Pierre le Pautre, Vue de la machine de Marly, planche tirée du recueil intitulé Les Plans, profils et élévations des ville et château de Versailles, Paris, BnF. Agrandissement : La Machine de Marly par Pierre-Denis Martin, 1723. Au premier plan, l'ile Gauthier ou île de la Machine du roi, territoire royal. On aperçoit à droite en arrière-plan, l'aqueduc de Louveciennes et sa tour du Levant dans laquelle arrivait l'eau pompée.

Encore faut-il que cette eau parvienne jusqu'au consommateur ! C'est bien l'avis des frères Périer qui, prenant l'exemple de Londres, lancent à partir de 1781 la construction de deux machines à vapeur destinées à pomper l'eau de la Seine. Don gratuit de la nature, l'eau devient alors un produit que l'on peut vendre.

Le capitalisme ne va pas épargner les Périer puisque leur Compagnie des eaux, victime de spéculations, finit par être revendue à la ville de Paris. Ce sont d'ailleurs toutes les communes qui, grâce à la Révolution, prennent la main sur la production et la distribution de l'eau, alors même que les nuages de vapeur se multiplient. La Révolution industrielle est en route.

Eau à tous les étages

Aux États-Unis, on l'a bien compris : pour développer industrie et transport, il faut des canaux, toujours plus de canaux ! Gâté par une nature particulièrement riche, le jeune pays suit l'exemple de son grand frère anglais et creuse donc, aménage et régule. Il faut absolument que les marchandises passent ! L'heure est à la mondialisation et on ne recule plus devant les grands projets : le canal de Suez (1869), de Corinthe (1893) et celui de Panama (1904) sont toujours là pour le prouver.

Andry-Farcy, Affiche « Houille blanche et tourisme » pour l'exposition internationale de 1925 à Grenoble.Publié ou mis à jour le : 2024-02-28 16:14:21

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