L’Afrique à désintoxiquer

Sortir l’Europe de la repentance et l’Afrique de l’infantilisme

Kikou Ernest Tigori (Dualpha, 430 pages,  2018)

L’Afrique à désintoxiquer

Kakou Ernest Tigori, exilé politique ivoirien, publie un livre iconoclaste dont on doit espérer qu’il fera débat. Le thème en est crucial : « désintoxiquer » l’Afrique du rôle victimaire dans lequel nombre de ses élites – et le discours tiers-mondiste européen – l’enfoncent. 

Un discours qui excuse et justifie par la colonisation, puis le néocolonialisme, les désastres du dernier demi-siècle africain, en particulier le dernier en date : la grande migration des forces vives du continent vers le paradis imaginaire de l’Europe.

L’une des caractéristiques de ce discours tiers-mondiste est de restreindre l’histoire de l’Afrique à l’esclavage et à la colonisation, étrangement confondus alors que la traite atlantique est abolie depuis près d’un siècle au moment du congrès de Berlin (1885), et qu’une des justifications de la colonisation de l’Afrique, c’est précisément l’abolition de la traite musulmane ou de l’esclavage autochtone.

Ce récit univoque, où l’Europe doit être constamment présente dans le rôle néfaste, coupe l’Afrique de la réalité de son passé, nous dit l’auteur. Un passé bien plus complexe où l’Europe fut longtemps reléguée au second plan des préoccupations des acteurs africains.

Il en donne pour exemple une passionnante histoire du royaume ashanti de l’actuel Ghana, un des morceaux de bravoure de ce livre, rehaussé par les mémoires d’un esclave français de l’Ashanti, Marie-Joseph Bonnat (1844-1881), tombé amoureux de la culture akan de ses geôliers et devenu hostile à la suppression brutale de l’esclavage que réclamait l’abolitionnisme européen !

Kakou Ernest Tigori a évidemment beau jeu de souligner que l’esclavage fut de toutes les civilisations depuis la fin du Néolithique - depuis que la lente croissance du nombre des hommes autorisa ce gaspillage de vies qu’est l’esclavage ; et que la colonisation, si on entend par ce terme une conquête qui bouleverse la culture des conquis, est aussi aux origines de la France, née de l’empire romain.

L’Afrique n’a rien subi dans son histoire qui soit aussi irrémédiablement insurmontable que le veut le discours tiers-mondiste. Et surtout, c’est faire injure aux Africains des longs siècles de la traite, arabe puis atlantique, que de les considérer comme des enfants sans défense. L’esclavage, sollicité par les acheteurs musulmans ou européens, a été organisé par des royaumes africains dont il a assuré la prospérité et la grandeur : l’Ashanti, le Bénin, et auparavant le Ghana, le Mali, le Songhaï, le Kanem… « Dieu merci, » dit plaisamment Kakou Tigori, « nous nous sommes vendus nous-mêmes » (p. 180).

Se libérer du discours tiers-mondiste, c’est à la fois désintoxiquer l’Afrique de son infantilisme forcé et de son ressentiment sollicité ; et sortir l’Europe de la pathétique repentance qui la paralyse.

Mais d’où vient ce discours tiers-mondiste, à la fois nocif et indifférent à tout ce qui n’est pas l’Europe dans l’histoire de l’Afrique ? La réponse est évidente : le tiers-mondisme n’est que la poursuite d’un discours colonial (ou anticolonial) dévoyé.

Il a disparu partout où la réussite économique et sociétale des indépendances a relégué l’ère de la domination européenne dans un passé lointain, intégré sans drame à la geste nationale, en particulier en Asie – l’auteur revient longuement sur le cas de Singapour, du Vietnam, de la Chine ou de la Corée.

À l’inverse, le tiers-mondisme se fortifie de l’échec. S’il domine aujourd’hui dans une jeunesse africaine abreuvée au ressentiment, c’est que l’Afrique n’a pas encore réussi à construire une histoire qui ne soit pas celle des colonisateurs. C’est là aussi, pourrait-on ajouter, la raison de la tendresse que l’Europe éprouve pour le tiers-mondisme : elle y tient le mauvais rôle, mais c’est celui du personnage principal. « Ces soi-disant militants des droits de l’homme contribuent à l’infantilisation de l’Afrique… une Afrique à qui il ne faudrait demander aucun effort, car elle serait incapable de s’assumer. De quel côté se trouvent les racistes ? » (p. 407).

Haine du blanc et monde noir

Haine du blanc et monde noirKakou Ernest Tigori élargit sa réflexion avec ce livre, Haine du blanc et monde noir (Mature Afrik, avril 2023) qui établit une relation dialectique entre la « haine du blanc » et l’infantilisation du monde noir, l’une se nourrissant de l’autre.

Pour l’auteur, en même temps qu’elle prend les commandes de l’Histoire du monde, grâce à l’extraordinaire révolution scientifique et technique des XVIIe-XIXe siècles, l’Europe entre aussi en guerre civile, entre Dieu et la Science, l’Ordre et la Révolution, plus tard le Capitalisme et le Socialisme.

C’est cette guerre civile que l’auteur appelle la « haine du Blanc ». Il ne faut pas se tromper sur cette expression. La haine du Blanc n’est pas le fait des Noirs, mais la tâche assignée aux Noirs par le camp du mouvement dans la guerre civile européenne – celui de la Révolution, de la République puis du Socialisme, dit l’auteur.

Il rappelle que sous la Terreur (1793-1794), le fédéralisme de la bourgeoisie nantaise fut noyé, dans tous les sens du terme, à la fois dans le sang et dans les eaux de la Loire, et que la Convention dépêcha à Nantes, pour aider à cette œuvre sainte d’extermination, une petite unité d’Antillais et d’Africains dont les révolutionnaires espéraient « qu’ils auraient à cœur de se venger » de la traite, dont Nantes avait été au XVIIIe siècle l’un des centres les plus actifs.

La « haine du Blanc » est donc une création de Blanc, et encore aujourd’hui, aux États-Unis en particulier, d’abord une affaire de Blanc.

Mais telle fut, dans le cours du XIXe siècle, l’hégémonie de plus en plus écrasante de l’Europe sur le monde qu’elle enrôla peu à peu l’ensemble des populations de la planète dans ses combats. La religion devint partout un « problème » pour les administrateurs coloniaux – en particulier en pays d’Islam bien sûr.

Partout l’Europe se donna pour tâche d’ébranler le vieux monde des « superstitions » et d’imposer le progrès, même si, au tournant du XXe siècle, certains conservateurs, comme Lyautey, prétendirent trouver dans le monde colonial et ses valeurs patriarcales un antidote à l’agitation révolutionnaire européenne.

On pourrait tenir la thèse de « l’impérialisme », sur laquelle le parti bolchevik fonde l’essentiel de sa doctrine dès 1917-1919, pour le sommet de cette « haine du Blanc » : pour faire aboutir la révolution dans les pays capitalistes d’Europe occidentale et d’Amérique du nord, dit cette thèse, il faut faire sauter leur domination sur les « pays arriérés », coloniaux et semi-coloniaux, disait Lénine.

La ruine de la colonisation entraînera celle du capitalisme, que les classes ouvrières européennes et américaines, traîtres à leur devoir prolétarien, ont trop appris à tolérer. Les masses coloniales sont ainsi instrumentalisées pour vaincre à la fois l’ennemi capitaliste et la trahison social-démocrate.

Rendre son histoire au monde noir

Cette « haine du Blanc » dit Kakou Tigori, est donc celle de l’Occident. Elle relève de l’effacement de toute autre Histoire que celle de l’Europe. C’est ce que dit avec justesse Aimé Césaire aux dirigeants du Parti communiste dans sa lettre de démission d’octobre 1956 : même votre anticolonialisme porte la marque du colonialisme.

Il interdit, en particulier à l’Afrique – et plus encore à l’Afro-Amérique – de parler, dans tous les sens du terme, une autre langue que celle de l’Europe, d’imaginer une Histoire qui ne soit pas celle du rapport avec l’Europe.

Laurent Gbagbo, estimable historien de profession avant d’être président de la Côte d’Ivoire, écrit une histoire des Bété – son peuple – qui ne commence qu’au début du XXe siècle avec la colonisation française. N’y avait-il donc pas de Bété avant 1900 ? Non, prétendront sans sourciller, nous dit Kakou Tigori, tous les africanistes qui réduisent l’Afrique à l’Europe, et qui profèrent, par exemple, des absurdités sur le fait que les Tutsi et les Hutus sont des créations artificielles d’anthropologues du début du XXe siècle. Il faudrait, dans ce cas, saluer le génie de ces anthropologues qui ont réussi, à partir de rien, à créer l’une des lignes de fracture et de forces les plus signifiantes de l’Afrique orientale d’aujourd’hui.

Outre son absurdité, cette thèse nous dit l’auteur, est clairement raciste. Car elle suppose, comme il le dit à de nombreuses reprises et à juste titre, que les populations africaines qu’on a ainsi investies d’une identité dont elles n’avaient aucune idée, et qui l’ont apparemment acceptée, sont elles-mêmes stupides, au sens étymologique : frappées de stupeur, vides de sens comme des vases qui ne demanderaient qu’à se remplir de la science européenne.

Or le temps est peut-être venu, malgré les apparences. La décolonisation du monde a vraiment commencé – probablement après 1980. La Chine, l’Inde, le monde islamique, rejettent de plus en plus clairement l’instrumentalisation caricaturale à laquelle l’Occident prétendait les réduire, à mesure que leur autorité s’affirme et que l’hégémonie occidentale recule.

Dans un chapitre particulièrement important, Kakou Tigori se demande pourquoi les héros célébrés en Afrique et offerts en exemple à la jeunesse africaine sont ceux de la haine du Blanc, Nkrumah et non Jerry Rawlings, Sankara ou Lumumba plutôt qu’Houphouët-Boigny.

La question mérite d’autant plus d’être posée qu’ailleurs, les choses changent, pour le meilleur ou pour le pire, mais toujours dans le sens d’une indépendance gagnée vis-à-vis de la lecture tiers-mondiste. Les dirigeants du « Tiers-Monde » en voie de création à Bandung en 1955 ne sont généralement plus ceux qu’on exalte aujourd’hui dans leurs pays respectifs.

Nombre d’Occidentaux pleurent encore la dictature de Nasser, mais une large part de l’Islam lui préfère sa victime Sayyid Qutb – aujourd’hui jalon incontournable sur la voie du salafisme, voire du jihadisme. Sukarno est historiquement vaincu en Indonésie par les partis musulmans qu’il a combattus. Gandhi fait rêver à l’Ouest, mais c’est la statue de son ennemi Chandra Bose, allié des Japonais, qui domine désormais la porte monumentale du Rajpath à Delhi. Mao a quitté l’histoire du marxisme pour entrer dans celle de la Chine. Partout, le monde retrouve, au moins en partie, le fil de son histoire interrompue par l’immense vague de la domination ou de la colonisation occidentales.

Non pas qu’il s’agisse, comme le dit à satiété Kakou Tigori, de nier l’impact de la colonisation, ni sa valeur créatrice, que les Africains, comme les Indiens, les Chinois ou le monde islamique se sont largement appropriés. Les concepts mêmes de « Monde Noir », ou de « Haine du Blanc » impliquent la mise en relation des deux mondes – Europe et Afrique -, une relation qu’il est désormais impossible, et qu’il serait suicidaire, de prétendre rompre, comme les Khmers Rouges le firent au Cambodge avec les résultats qu’on sait.

Mais l’équilibre même de cette relation exige que l’Afrique retrouve son Histoire, aujourd’hui occultée par l’exigence tiers-mondiste. Elle en a les moyens, comme le dit l’auteur.

La colonisation n’a occupé qu’un temps bref de l’histoire séculaire ou millénaire de l’Afrique – une soixantaine d’années dans le cas du Ghana, par exemple, généralement 60 à 70 ans pour les anciennes colonies françaises. Dans le cas – qu’il connaît bien et qu’il expose avec brio – des peuples akan de la Côte d’ivoire et du Ghana, l’histoire, brillante dans le cas des Ashanti, Baoulé, Anyi, remonte jusqu’au XVIe siècle au moins. Le récit des Akan illustre parfaitement l’équilibre qu’il convient de rétablir entre l’histoire d’avant l’Europe et les mutations acceptées que la colonisation a précipitées. On ne peut pas renverser les frontières qui existent désormais entre le Ghana et la Côte d’Ivoire, d’autant qu’elles sont renforcées par une appropriation particulièrement réussie de l’anglais d’une part, du français de l’autre. Mais il n’est pas moins indispensable de retrouver l’identité akan, ou plutôt de la manifester au grand jour, plutôt que de l’occulter dans les arrière-boutiques obscures de la pensée. C’est là, nous dit Ernest Kakou Tigori, que se trouvent les voies d’une véritable émancipation du Monde Noir, en Afrique comme en Amérique.

Gabriel Martinez-Gros, préfacier du livre Haine du blanc et monde noir

Lire la suite : Le racisme ne se cache plus

Publié ou mis à jour le : 26/11/2023 15:51:48

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