La guerre qui vient

Emmanuel Todd : « Nos élites ont peur de la paix ! »

26 mars 2025. Le président français Emmanuel Macron appelle ses concitoyens à se préparer à la guerre et riposter à la menace russe. Pour l'historien Emmanuel Todd, cette dramatisation des enjeux géopolitiques est une façon d'oublier et faire oublier les défis concrets auxquels est confronté le pays. La hausse de la mortalité infantile, sans équivalent dans les autres pays, témoigne de l'ampleur de ces défis et du déclassement de la France...

« Avant, on disait : l'Europe, c'est la paix ! Maintenant, nous voilà confrontés à une flambée de bellicisme », lâche l'historien Emmanuel Todd (Fréquence Populaire, 19 mars 2025). « L'Europe a peur de la paix, et particulièrement les élites françaises. Pensez donc : revenir à la paix, c'est revenir à un monde où il faut s'occuper des vrais problèmes. C'est l'angoisse, la paix, pour ces gens-là, » car elle les mettrait face à leurs échecs. Pourtant, ajoute-t-il, le continent qui a le plus perdu à la guerre en Ukraine et aurait le plus intérêt au retour de la paix, c'est bien l'Europe !

Alors, faut-il se résigner à la « guerre qui vient », comme nous y invitent la classe politique et les médias quasi-unanimes, du Figaro à Libération ?

Les causes politiques de la guerre en Ukraine (André Larané, 2024, Herodote.net, 12 euros)Cette résignation est soutenue par un mantra : « Poutine n'ambitionne que de lancer ses troupes contre l'OTAN, la Moldavie, l'Estonie, etc. Il faut l'arrêter avant qu'il passe à l'acte. »

Le 6 mars, à Bruxelles, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen augurait : « L'Europe fait face à un danger clair et immédiat d'une ampleur qu'aucun d'entre nous n'a connue dans sa vie d'adulte ». Et le président Macron renchérissait avec une gravité toute churchillienne : « La Russie représente dans la durée une menace existentielle » pour l'Europe.

Cette menace serait-elle si évidente quand chacun voit que l'armée russe n'arrive pas au bout de trois ans à occuper tout le Donbass russophone - son objectif prioritaire -, grand comme la Bourgogne-Franche-Comté (50.000 km2) ?...

Publié en mai 2024 et plus que jamais d'actualité, notre essai Les Causes politiques de la guerre en Ukraine (André Larané, Herodote.net, 12 euros) revient sur l'Histoire des trois dernières décennies. Il montre que la réalité n'est pas aussi caricaturale : Américains et Européens ont leur part de responsabilité dans les affrontements aux frontières de la Russie et ces affrontements ne sont pas les prémices d'une troisième guerre mondiale !

« Menace existentielle » dans… les maternités françaises !

Emmanuel Todd explique la psychose guerrière des dirigeants français par le besoin de faire oublier la situation très dégradée de la société.

Il voit la preuve de cette dégradation dans l'évolution de la mortalité infantile, autrement dit le nombre de décès de nourrissons de moins d'un an pour mille naissances vivantes.

Les nourrissons sont très sensibles à toutes les perturbations du milieu : le confort et le chauffage de leur habitation ; la qualité de leur alimentation et de celle de leur mère, la capacité de celle-ci à bien lire les prescriptions médicamenteuses ; la qualité des équipements publics de santé et le niveau de formation du personnel soignant ; l'efficacité des moyens de transport et de secours, etc.

De ce fait, la mortalité infantile est un excellent indicateur du bien-être ou du mal-être collectif. C'est un thermomètre qui permet à l'historien démographe d'évaluer l'état général d'une société.

Il y a cinquante ans, Emmanuel Todd avait observé qu'en URSS, cet indicateur s'était dégradé « entre 1970 et 1973, passant de 24,4 décès d'enfants de moins d'un an pour 1000 naissances vivantes à 26,3 pour 1000 ». Il en avait tiré dans La Chute finale (Robert Laffont) la conviction que la société soviétique était dans un état de délabrement beaucoup plus grave que ne le laissaient voir les statistiques économiques. Il avait présumé en conséquence un effondrement à moyen terme du régime soviétique, lequel est effectivement survenu en 1989... Notons que la mortalité infantile s'était à nouveau dégradée au début de l'ère Eltsine, de 17,30‰ en 1991 à 17,70‰ en 1994.

Aujourd'hui, l'historien observe avec sidération le même phénomène dans son propre pays !

Bien sûr, la mortalité infantile reste en France très faible comme dans les autres pays avancés. Elle est mineure si on la compare à la mortalité du fait de l'alcool et des drogues, de la route, du cancer, etc. À ce titre, elle n'est pas un enjeu politique et c'est assez normal.

Mais son évolution à la hausse reflète un état général en voie de dégradation. C'était le cas dans l'URSS de Brejnev comme dans la Russie d'Eltsine. Emmanuel Todd craint que ce soit aussi le cas dans la France de Macron !

Après une baisse continue depuis deux siècles (sauf pendant les guerres mondiales), la mortalité infantile est remontée en France métropolitaine de 3,4‰ en 2020 à 3,8‰ en 2024 selon les chiffres de l'ONU (PRB). L'Inserm s'était déjà alarmé de cette évolution dans la revue The Lancet en mai 2022. En juin 2023, l'INSEE avait fait le même constat en relevant un point bas (3,5‰) en 2014 et une première hausse jusqu'à 3,9‰ en 2017 (source).

Taux de mortalité infantile pour 1.000 naissances vivantes depuis 1994 en France (INSEE, 14 juin 2023)

Ces chiffres ont été corroborés en mai 2025 par l'Institut national des études démographiques : « Longtemps un modèle en matière de santé périnatale, la France voit aujourd’hui sa position reculer de façon inquiétante. (...) En 1990, la France était en tête du classement européen pour la survie des enfants. Vingt ans plus tard, elle occupait encore le 8e rang pour les garçons et le 10e rang pour les filles. En 2022, elle chute respectivement aux 24e et 22e places. Cette évolution est principalement due à une mortalité infantile qui ne diminue plus » (note).

Cette dégradation n'a pas d'équivalent en Europe et dans tous les pays avancés de la planète. « Une hausse de la mortalité infantile dans un pays avancé est un phénomène rarissime, » écrit Emmanuel Todd... Tout juste peut-on relever un signal négatif en Allemagne où la mortalité infantile a augmenté très légèrement, de 3,3 à 3,4 pour 1000, entre 2016 et 2024.

Le tableau synthétique ci-après témoigne de la diversité des situations et son analyse nous éclaire sur le déclassement hélas bien réel de la France et aussi sur les tensions géopolitiques actuelles.

La mortalité infantile

Évolution dans différentes régions du monde du nombre de décès de nourrissons pour mille naissances vivantes(source : ONU/PRB) :

 
2002
2008
2016
2024
Belgique
5,3
3,7
3,5
2,9
Royaume-Uni
5,6
4,9
3,9
3,7
Allemagne
4,4
3,9
3,3
3,4
France
4,5
3,6
3,5
3,8
Espagne
4,5
3,7
2,8
2,6
Italie
4,6
4,2
3,2
2,3
Suède
3,4
2,5
2,5
2,1
Estonie
9
4
2,4
1,7
Pologne
8,1
6
4
4,1
Ukraine
12
11
8,1
5,9
Russie
15
9
6,5
4,4
Europe
8
6
5
4
États-Unis
6,6
6,6
5,8
5,6
Japon
3,2
2,8
1,9
1,8
Afrique subsaharienne
91
88
57
47
 
Évolution de la mortalité infantile(décès avant un an pour 1000 naissances)
 

Faillite de la classe politique

Comme en URSS en 1970-1974 ou en Russie sous l'ère Eltsine (1992-1999), la hausse de la mortalité infantile en France en 2020-2024 est un signal d'une extrême gravité.

Pour les raisons indiquées plus haut, cette surmortalité infantile, sans précédent en France et en Occident, est à la confluence de tous les échecs de la dernière décennie et les met en évidence :
• Fermeture des petites maternités mais aussi délocalisation des laboratoires pharmaceutiques,
• Désindustrialisation et quasi-faillite de la filière nucléaire,
• Extension de la précarité sociale, en particulier chez les jeunes,
• Effondrement du niveau éducatif et fuite des diplômés outre-Manche ou outre-Atlantique,
• Désertification programmée des campagnes,
• Difficultés croissantes à se loger dans les métropoles,
• Effondrement de la fécondité,
• Services sociaux débordés par l'arrivée massive de migrants… et de futures mères ne possédant pour beaucoup ni les codes ni l'instruction qui leur permettraient de soigner au mieux leurs enfants,
• ...

Tous ces facteurs se rencontrent à différents degrés dans les autres pays européens mais ils prennent une acuité particulière en France car les choix politiques de la classe dirigeante, dans les dernières années, heurtent de front l'ADN de la nation et tout ce qui a fait sa grandeur et sa prospérité depuis le Moyen Âge : un État fort, une monnaie protectrice, des hauts fonctionnaires diligents, des administrations au service de l'intérêt collectif, etc.

On peut chercher à chacun de ces échecs un remède ponctuel comme par exemple lancer un plan « Réarmement démographique » avec quelques dizaines de millions d'euros pour la recherche sur l'infertilité ainsi que l'a annoncé le président de la République l'an dernier… Mais cela ne remplace pas un débat démocratique sur les orientations politiques qui ont conduit à ce déclassement général.

L'échappatoire de la guerre

Selon les propos d'Emmanuel Todd sur Fréquence populaire, c'est pour éviter ce débat et une possible contestation de son bilan que le président Macron dramatise les enjeux extérieurs et prépare le pays à une guerre contre la Russie !

Le plus surprenant est que le discours guerrier du président est relayé par la plupart des médias et une grande partie de la classe politique. On retrouve le même unanimisme que lors du référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005 quand le « bloc élitaire » (médias et classe politique) refusait d'entendre le point de vue des classes populaires. Aujourd'hui, il craint non sans raison que la mise à plat des faillites françaises mette en lumière son incurie et ses choix malvenus.

Nos voisins allemands n'en sont pas encore là. Les va-t-en-guerre sont entraînés par l'écologiste Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères. Quant aux partisans du dialogue, ils sont représentés par l'ancien chancelier social-démocrate Olaf Scholz. Les uns et les autres continuent de débattre et de s'affronter sur la place publique, à la différence de ce qui se passe en France.

Nos autres voisins, l'Espagne et l'Italie, sont dans une posture très différente : leurs gouvernants refusent de dramatiser les enjeux. Ils ne veulent pas trop s'engager dans le réarmement et soutiennent même le président américain dans ses tentatives d'obtenir l'arrêt des hostilités. Il est vrai que la baisse régulière et forte de la mortalité infantile année après année semble montrer que ces sociétés se portent plutôt bien et n'ont pas peur du déclassement.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2025-03-29 10:36:47

Voir les 44 commentaires sur cet article

Christian (28-04-2025 11:15:57)

Le 7 avril dernier, le premier ministre hongrois Viktor Orban, adepte de la «démocratie illibérale» et bien connu pour son hostilité à l'immigration et aux droits des minorités sexuelles, a ren... Lire la suite

Christian (08-04-2025 07:31:15)

Au cours de sa visite au Caire, Emmanuel Macron a souhaité "que la Russie cesse les faux-semblants et les tactiques dilatoires et accepte le cessez-le-feu (proposé par Donald Trump)... Cela fait pre... Lire la suite

BELPAIRE (03-04-2025 17:04:33)

Bonjour, A Clairette et aux autres; Il y a d'autres historiens, notamment Yuval Noah Harari qui m'inspire énormément, voir ses oeuvres ; Sapiens, Homo Deus, 21 Leçons pour le XXI ém Siècle, et le... Lire la suite

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire

Histoire & multimédia

Nos livres d'Histoire

Récits et synthèses

Jouer et apprendre

Frise des personnages