Il n’est pas le plus célèbre des cardinaux qui ont orienté les destinées de la France. Moins illustre que Richelieu, Mazarin, François de Bernis n’en a pas moins joué un rôle majeur dans la diplomatie sous Louis XV et Louis XVI.
Relativement occulté par l’historiographie jusqu’à présent, il reprend sa place dans la fin du XVIIIe siècle grâce au volumineux ouvrage dirigé par l’historien Gilles Montègre (Le cardinal de Bernis, le pouvoir de l’amitié, Tallandier) qui rassemble les contributions de vingt-quatre chercheurs, basées sur un fonds archivistique d’une extrême richesse.
Poète, diplomate, ministre, prélat, François de Bernis a mené plusieurs vies successives bornées entre 1715 (année de sa naissance et de la mort de Louis XIV) et 1794 (date de sa mort et de celle de Robespierre).
François de Bernis est issu d’une famille d’ancienne et prestigieuse noblesse du Vivarais mais acculée à de modestes ressources. Promis à une carrière ecclésiastique, il est envoyé à Paris pour suivre ses études au collège jésuite de Louis-le-Grand, bénéficiant de la protection du cardinal de Fleury, connaissance de son père… et ministre de Louis XV. Elève brillant, mais à l’esprit trop libre, il est ensuite chassé de Saint-Sulpice. Il se tourne alors vers la poésie qui lui ouvre les portes de salons et de l’Académie française à laquelle il est admis précocement à l’âge de 29 ans…
Grâce à sa famille, il est introduit auprès de la marquise de Pompadour, favorite de Louis XV. C’est un tournant décisif dans la destinée de François de Bernis car ce « coup de piston » lui ouvre définitivement les allées du pouvoir et le fait entrer dans le cercle du roi. Pendant plusieurs années, il joue le rôle de confident, d’ami, et de guide auprès de « la Pompadour » peu rompue aux usages de la Cour.
Reçu chanoine-comte de Lyon en 1749, l’abbé de Bernis commence deux ans plus tard, de 1752 à 1755, sa carrière de diplomate en tant qu’ambassadeur de France auprès de la République de Venise, vierge de toute expérience en matière de relations internationales. Sa tâche s’avère d’autant plus rude que la Sérénissime se montre totalement fermée aux relations extérieures officielles : les rapports entre nobles vénitiens et représentants des monarchies européennes sont proscrits afin de préserver les institutions républicaines. Le gouvernement vénitien n’entrait que de manière indirecte avec les ambassadeurs étrangers.
« On traite à Venise avec un gouvernement invisible, et toujours par écrit », se plaint Bernis. Mais l’apprenti diplomate parvint à contourner tous ces obstacles en mettant en place un vaste réseau d’informateurs rémunérés pour certains, en accueillant de nombreux voyageurs étrangers dont il soutirait des renseignements, en donnant des réceptions fastueuses propres à renforcer l’image de la France, en rédigeant de nombreux rapports économiques à destination de Versailles.
Bref, grâce à cette « diplomatie transversale » au-delà de ses contacts italiens, Bernis fut tellement efficace que, de retour en France, Louis XV le choisit pour être le négociateur secret du renversement des alliances qui allait conduire la France à une entente avec l’Autriche au détriment de la Prusse. L’opération, menée avec succès en dehors des voies officielles, se conclut par le traité de Versailles (1er mai 1756). En 1757, Bernis entra au cœur du pouvoir en étant nommé secrétaire d’Etat des Affaires étrangères.
Mais une carrière politique ne va pas sans déconvenues. Bernis en fit l’expérience à l’occasion de la guerre de Sept Ans (1756-1763). D’entrée, il pressentit une défaite de la France face aux Prussiens et ne cessa de promouvoir une issue pacifique et rapide au conflit. Il se heurta au duo Choiseul-Pompadour qui voulait poursuivre la guerre et se maintenir au pouvoir. Ces divergences d’appréciation vaudront à Bernis, qui venait d’être élevé au rang de cardinal (1758), d’être remplacé par Choiseul au ministère et de recevoir une lettre de cachet de Louis XV lui ordonnant de s’exiler dans une de ses terres provinciales… avant d’être nommé archevêque d’Albi (1764).
Bernis revient en grâce en 1769 pour représenter le roi à Rome. Il eut l’oreille de Vergennes, ministre des Affaires étrangères de 1774 à 1787, d’autant que l’ambassade de Rome demeurait l’une des clefs de voûte du système diplomatique français jusqu’à la Révolution. Au-delà de la politique, Bernis devint un médiateur de poids dans les affaires religieuses européennes. Bien que formé par les jésuites, il fut l’un des artisans de la suppression de leur ordre par le pape Clément XIV en 1773. Il s’engagea dans cette voie davantage par fidélité au roi qui voulait raffermir son alliance avec l’Espagne que par conviction personnelle. « Je ne crois pas que la destruction des Jésuites soit utile à la France ; il me semble qu’on aurait pu les bien gouverner sans les détruire », écrit-il à Voltaire.
Il fut aussi un habile négociateur qui contribua de manière décisive à l’élection du pape Pie VI. Sa double appartenance à la Curie et à la Couronne de France lui fut un atout précieux pour parvenir à imposer le candidat de Louis XVI et du roi d’Espagne Charles III. Son entregent, l’étendue de ses réseaux au-delà de l’Italie, sa culture, le prestige qu’il conférait à sa représentation de la France ont marqué son ambassade romaine (1769-1791). Car plus encore qu’à Venise, Bernis y donna des réceptions fastueuses hebdomadaires, promut les cultures française et italienne, se montra un collectionneur d’art et un protecteur de nombreux peintres contemporains.
Homme de lettres, il entretint une correspondance avec Voltaire rencontré en 1745, et qui sollicitait son avis sur ses œuvres. « C’est à vos lumières, à vos bontés, à vos critiques que j’ai recours », lui écrit le philosophe. Ne sont-ils pas académiciens tous les deux ? Ils nourrissent également une admiration réciproque. Dans sa tragédie Olympie, Voltaire intègre des critiques formulées par Bernis. Et quand le patriarche de Ferney est accusé à tort d’avoir calomnié le pape, Bernis intervient auprès du Saint Père pour disculper son ami. Ce sens de l’amitié lui permit de nouer des liens de confiance avec des diplomates européens.
Au crépuscule de sa vie, Bernis, depuis Rome, fit preuve d’une acuité politique qui lui permit d’analyser avec originalité et pertinence la fin de l’Ancien Régime et de prophétiser les dérives de la Révolution. Noble, homme d’Église, diplomate au service de la monarchie, il ne pouvait que redouter le bouleversement de 1789 ; il en constituait la cible idéale. Son attachement à la monarchie était viscéral, le seul régime « qui convienne à la France ». « Le peuple doit être traité plus doucement, mais il est fait pour obéir et non pour commander », assène-t-il.
La Révolution n’est pour lui qu’« anarchie », « démocratie », « décomposition », « frénésie du peuple » dont il condamne surtout les « meneurs », les « enragés », les « démagogues », engeance de manipulateurs qui poussent aux crimes la population parisienne et portent la plus grande part de responsabilité des atrocités commises pendant ces années de sang. Mais il ne disculpe pas non plus son propre camp. Selon lui, la Révolution n’est que le produit d’une décadence de la nation en général et de la noblesse en particulier qu’il fait remonter au milieu du XVIIIe siècle. « À ses yeux, explique Virginie Martin, les deux symptômes de cette dégénérescence sont d’une part, le défaut de « bon sens » que trahissent l’insouciance de la noblesse et la folie du peuple, d’autre part, le défaut d’énergie qui se traduit par l’inertie politique des élites et par « la paralysie morale de la nation » ».
Dans ces conditions, la noblesse « apathique » ne pouvait opposer une résistance valeureuse à la Révolution. Bernis estimait qu’à partir du moment où Louis XVI avait consenti à la convocation des Etats Généraux, la monarchie s’engageait dans un engrenage qui la broierait. Irrémédiablement. « C’est la raison pour laquelle Bernis ne croit pas fondamentalement aux potentialités politiques et militaires de la Contre-Révolution, et considère même que les manœuvres des princes en exil ne peuvent qu’accroître en France le spectre de la guerre civile. Il ne croit pas davantage en l’appel aux puissances étrangères, lourd de conséquences en terme de démembrement territorial de la France », écrit Gilles Montègre.
Il ne reste plus alors au diplomate qu’à jouer à « l’équilibriste » entre la France révolutionnaire et le Saint-Siège pour tenter d’éviter la rupture, mais il doit s’effacer en 1791. Il meurt trois ans plus tard à Rome, dans une époque qui n’est plus la sienne, sans renier ses convictions monarchistes mais sans avoir rejoint les rangs de la Contre-Révolution.
Guizot (1787-1874)
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Mike (19-05-2023 12:11:30)
Intéressante évocation d’un personnage peu connu…