26 janvier 2025. Critiquée pour ses scandales sexuels ou financiers, sa misogynie, son refus de la modernité, l’Église paraît comme une espèce en voie de disparition. Forts de leur anticléricalisme décomplexé, certains semblent vouloir lui porter le coup de grâce ouvertement. D’autres contestent sa hiérarchie, ses dogmes, sa morale.
La ferveur suscitée par la réouverture de Notre-Dame de Paris, la visite du pape François en Corse et l’ouverture de l’Année sainte, le soir de Noël, offrent néanmoins l'opportunité de rappeler la fécondité spirituelle, politique et sociale de l’Église et en particulier de l'Église médiévale. L'historien Christophe Dickès s'y est hasardé avec son ouvrage Pour l'Église (Perrin, 2024)...
Les limites de la repentance
Auteur d’un Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège (Robert Laffont, 2013) et animateur du podcast d’Histoire Storiavoce, Christophe Dickès nous offre avec Pour l'Église (Perrin, 2024) un plaidoyer plein d'intérêt et de surprises.
Il en appelle aux hommes d’Église qui, du sommet à la base, cultivent l’oubli du passé et le réflexe de la repentance. Ils s'y sentent contraints par démagogie bien davantage que par le désir d’une contrition parfaite. « En rejetant son histoire, elle (l’Église) s’est comme un enchaînée dans un présent en crise, lequel, aujourd’hui, l’écrase de tout le poids de sa culpabilité. »
C’est donc d’abord à l’Église elle-même de réapprendre à connaître son histoire et à aimer son mystère, si elle tient à le transmettre. À moins qu’adoptant l’anticléricalisme de ses adversaires, elle se condamne à prolonger le geste destructeur d’Arius, de Luther, de Voltaire, de Marx ou de Nietzsche, et refuse aux générations qui viennent le testament dont elle dispose.
Christophe Dickès entreprend donc l’inventaire du legs chrétien dans trois directions, sociale, politique et morale... en laissant sciemment de côté des aspects plus sombres : la lutte contre les hérésies, les compromissions avec le pouvoir politique ou encore l'appât de l'or dont se sont rendus coupables nombre d'ecclésiastiques.
Notons qu'il a oublié aussi la contribution de l'Église médiévale à l'émancipation des femmes en protégeant celles-ci contre les mariages forcés et la répudiation...
L’Église, dès la fin de l'Antiquité, a ainsi façonné la vie sociale en Occident à travers la mesure du temps, notre passion pour la transmission, le dialogue entre la foi et la raison, le développement de l’esprit scientifique, la santé et le soin des plus pauvres.
Les vœux du Nouvel An nous ramènent ainsi deux mille ans en arrière, en 525, aux travaux du moine scythe Denys le Petit (VIe siècle), mandaté par le pape Jean Ier pour calculer la date de naissance du Christ et surtout pour fixer celle de Pâques et mettre fin à la querelle des calendriers orientaux.
Précurseurs de Victor Duruy et Jules Ferry
Avec une très faible marge d’erreur, de quatre à six ans seulement, réalisée volontairement pour fournir le comput le plus parfait possible, Denys le Petit inaugure l’ère chrétienne qui fait de l’Incarnation du Christ un repère temporel universel. Les calculs du moine anglais Bède le Vénérable (VIIIe siècle) et ceux du pape Grégoire XIII (XVIe siècle), dont notre calendrier porte le nom, achèveront de mettre de l’ordre et du sens dans le temps occidental.
Mais nous devons encore à l’Église un effort intense et constant dans le domaine scolaire. À ce titre, en avance de mille trois cents ans, elle a annoncé l'école pour tous de Victor Duruy et Jules Ferry. Si les premières écoles monastiques héritent de la pédagogie antique et cohabitent avec les écoles issues du modèle romain, elles rompent avec son élitisme pour s’adresser au plus grand nombre. Du Concile de Vaison (529) à la fondation des Frères maristes au début du XIXe siècle, en passant par les Dominicains, les Jésuites ou les Frères des Écoles chrétiennes, l’Église n’a eu de cesse de multiplier les œuvres scolaires pour former les corps, les cœurs et les intelligences.
Notre système universitaire en hérite directement et jusqu’à l’épreuve de la dissertation à laquelle nous soumettons nos élèves et nos étudiants.
Christophe Dickès souligne aussi le rôle de l'Église dans l'envol de la pensée scientifique. Contrairement aux pieux récits proposés par nos manuels d’histoire, fortement teintés d’anticléricalisme, la pensée scientifique n’a pas surgi ex-nihilo des Temps modernes et de leur émancipation métaphysique.
Véhiculés par les protestants puis par les hommes des Lumières, la légende noire de l’obscurantisme médiéval est largement battue en brèche par les historiens médiévistes.
Le monde étant l'oeuvre de Dieu, son étude faisait l’objet de toutes les attentions : en connaître les règles et les lois par la raison naturelle constituait le plus sûr moyen de remonter à l’intelligence première qui l’avait engendré.
Ainsi Gerbert d’Aurillac, devenu pape à la veille de l’An mil sous le nom de Sylvestre II, fut-il l’auteur de deux traités d’arithmétique, un traité de géométrie, l’inventeur d’un abaque introduisant pour la première fois les chiffres indo-arabes de 1 à 9 et le concepteur d’une sphère armillaire indiquant le mouvement des planètes. Faut-il évoquer encore l’œuvre d’Hildegarde de Bingen, d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin ou celle, moins connue, de Robert Grosseteste et de Roger Bacon, considérés comme les pères de la recherche scientifique ?
Faut-il rappeler que Nicolas Copernic était chanoine et que Galilée, loin d’être un adversaire de l’Église, travaillait pour elle comme directeur de l’Académie des Lynx, première académie scientifique de l’histoire européenne, créée en 1603, et devenue aujourd’hui l’Académie pontificale des sciences ?
Révolution hospitalière
L’inventaire des biens sociaux que nous devons à l’Église n’en finit pas. Il s’étend même à la santé, qui s’est substituée, dans notre société sécularisée, au désir du salut. L’un et l’autre pourtant, loin de s’exclure, ont été articulés par l’Église durant des siècles. Le malade ou le pauvre était un Christ. On pouvait perdre sa vie à le soigner et on le fit.
Le premier hôpital fut créé au IVe siècle à Antioche, dans l’actuelle Turquie (Antakya), un des berceaux du christianisme. En 325, le concile de Nicée ordonna la construction d’hôpitaux dans toutes les grandes villes de l’empire, près des évêchés. Dès le VIe siècle, le soin des malades occupa une place cardinale dans la règle de Saint Benoît.
Les premiers Hôtel-Dieu (domus dei) apparaissent à la même époque et se multiplient dans les grandes villes. Au XIe siècle, Yves de Chartres est une des grandes figures du monde hospitalier qu’il soutient dans sa ville mais aussi en Normandie, à Paris, à Orléans et même en Angleterre. Il est aux sources de la révolution hospitalière médiévale.
Les laïcs prirent leur part dans cet effort multiséculaire, comme le chancelier Nicolas Rolin et sa femme Guigone de Salins. On leur doit les célèbres Hospices de Beaune, achevés en 1451, et dont les tuiles vernissées nous éblouissent encore aujourd’hui. Conçue comme une église, avec une nef et un chœur, la majestueuse salle des Pôvres, indique combien le soin donné aux malades était vécu comme le prolongement du sacrifice renouvelé du Christ sur l’autel.
« Au fond », conclut Christophe Dickès, « l’homme moderne sans Dieu est cerné par le travail et les conceptions des hommes de Dieu. » Malgré la sécularisation de nos sociétés occidentales, les héritages chrétiens ont la vie dure. Nous avons beau avoir tenté d’en neutraliser la signification religieuse, ils ont engendré notre vie sociale, politique et morale. Nous les devons à une institution, l’Église, qui peut encore faire du bien, si elle s’applique à connaître son histoire et à y être fidèle.
La jeune et brillante philosophe Simone Weil nous y invite : « D’où nous viendra la renaissance, à nous qui avons souillé et vidé tout le globe terrestre ? Du passé seul si nous l’aimons. Le passé nous présente quelque chose qui est à la fois meilleur que nous, et qui peut nous tirer vers le haut. » (La Pesanteur et la grâce, p.255)
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Voir les 21 commentaires sur cet article
Thierry Groussin (05-02-2025 14:08:48)
Merci à Hérodote de remettre la vérité en perspective après quelques siècles d'enfumage par des fanatiques partiaux. L'Eglise a été une grande civilisatrice. Constituée d'hommes, elle n'est p... Lire la suite
Yves Petit (02-02-2025 21:09:55)
Merci pour cet article. Il est bon de se rappeler d'où nous venons et qui nous a formé. Alors que nous nous enfonçons dans une période de décadence avec les dictateurs Trump, Poutine et Xi Jinpin... Lire la suite
Françoise (02-02-2025 11:13:28)
L'Eglise a, très progressivement, imposé le mariage monogame, faisant de l'épouse une partenaire, certes inégale, mariage indissoluble, mettant femme et enfants à l'abri d'une répudiation un... Lire la suite