La série de vingt-huit fresques, peintes entre 1290 et 1300, dans la basilique supérieure d’Assise en hommage au fondateur de l’ordre des Franciscains évoque les étapes majeures de la vie de saint François (1182-1226).
Dans un style pictural d’une exceptionnelle nouveauté, Giotto (1267 -1337) révolutionne en ce lieu l’art de son époque, encore sous influence byzantine, en créant un espace réaliste, en perspective, assorti de scènes figuratives d’une grande expressivité. Ce cycle de fresques révèle là, dès sa jeunesse, le talent de ce peintre florentin, précurseur de la Renaissance qui va fleurir au siècle suivant en Italie au XVe siècle (Quattrocento). La peinture s’engage résolument avec lui dans une voie moderne.
Une nouvelle vision du monde
C’est au sein de la basilique San Francesco d’Assise, achevée en 1253, que cette œuvre a été réalisée. Chose rare pour un ordre mendiant, les papes ont voulu parer le siège de l’ordre des Franciscains d’une somptueuse décoration. Nicolas IV, le premier pape (1288-1292) issu de cet ordre, en est certainement le commanditaire.
En cette fin du XIIIe siècle (Duecento), plusieurs grands peintres de l’époque ont été sollicités pour y travailler, en l’occurrence Cimabue et ses disciples, le grand peintre siennois Duccio di Buoninsegna et son homologue florentin Giotto di Bondone, assistés de compagnons de leur atelier, et certainement de renforts venus de Rome et de Sienne.
La paternité de ces scènes de la vie de saint François a été contestée à Giotto par certains spécialistes en raison d’archives perdues. Mais de nos jours, de nombreux experts les lui attribuent, même s’ils retiennent l’hypothèse d’un travail collaboratif.
Ces scènes très réalistes (2,70m X 2,30m pour la plupart), évoquant la vie de saint François d’Assise, illustrent fidèlement le texte de sa légende transmise en latin par saint Bonaventure (« Docteur séraphique », 1217-1274). Au bas des fresques, des commentaires descriptifs explicitent de manière didactique chaque épisode. Elles sont situées dans la basilique supérieure réparties en saillie sur les murs latéraux, à portée de vue des fidèles qui se pressaient nombreux à Assise, foyer intellectuel très actif.
La réputation des peintres reposait alors en grande partie sur les réactions admiratives des pèlerins qui découvraient ces chefs-d’œuvre. Ainsi, grâce aux traces de Giotto en différents lieux, on peut comprendre comment le style « giottesque » a pu se répandre à travers l’Italie et au-delà, faisant de ce peintre à la créativité novatrice la grande référence artistique du XIVe siècle (Trecento).
En rupture avec l’art du Moyen-Âge, ce moment de transition, dont Giotto est un des plus illustres représentants, sera qualifié au XIXe de « Pré-Renaissance » (les peintres y sont parfois appelés aussi « primitifs italiens »). Une nouvelle vision du monde y voit le jour par le biais des humanistes : l’Homme est placé désormais au centre de l’univers.
Giotto, en choisissant de peindre la profondeur en perspective, de manière sobre, puissante et organisée, donne à la perception humaine la place centrale : le monde est vu par le regard du spectateur et non plus de Dieu. Contemporains de Giotto, les premiers grands poètes de la littérature italienne, Dante, Pétrarque et Boccace, ont loué son talent alliant continuité et rupture selon cette nouvelle façon d’aborder la peinture : les sujets traités en perspective vont s’imposer dans l’art occidental.
Giotto : un précurseur de génie
Les soixante-dix ans de la vie hors du commun du toscan Giotto di Bondone, peintre, mosaïste et architecte, sont marqués par un foisonnement de commandes qu’il doit honorer dans toute l’Italie, terrain très favorable au développement de son art.
Par ce travail incessant, il trouve ainsi les sources de revenus pour faire vivre sa famille de huit enfants et devient vite un notable florentin de grande réputation. Les sources documentaires concernant sa vie sont cependant parcellaires, ses œuvres demeurant les seules traces significatives qui nous permettent d’en reconstituer la chronologie.
Giotto di Bondone est né près de Florence, sans doute à Vespigniano, berceau de sa famille de petits propriétaires terriens. On le sait cultivé, imprégné de la simplicité et du naturalisme porté par l’esprit franciscain, déjà présent dans l’atelier du célèbre peintre Cimabue où il s’est formé. Il s’est vite imposé en tant que peintre de talent avec pour principal compagnon le peintre Duccio di Buoninsegna.
Le cycle de François d’Assise est sa première réalisation connue. Il semble avoir peint dans cette basilique, lieu de sépulture du saint, d’autres œuvres en collaboration, comme La vie d’Isaac et des Scènes de l’Ancien et du Nouveau testament.
L’impérieuse nécessité pécuniaire de répondre à des demandes, pour la plupart issues d’autorités religieuses, a amené Giotto à résider à Florence et à effectuer ponctuellement des séjours plus ou moins longs dans d’autres villes. L’école giottesque est donc avant tout florentine.
Il faut noter que la concurrence est rude à cette époque et le métier peu valorisé. Le statut des peintres est d’ailleurs encore celui d’artisans travaillant sous contrats, parfois très contraignants. C’est seulement au XVe siècle que naîtra réellement le qualificatif d’artiste.
Les œuvres de Giotto égrenées à travers l’Italie sont pour nous des jalons remarquables qui nous révèlent l’ampleur de son parcours.
À Rimini, il laisse un crucifix dans le temple de la Malatesta et d’autres œuvres perdues, puis il est à Rome autour de 1300 pour le jubilé, premier rassemblement de masse de la Chrétienté. Il y aurait conçu sa célèbre mosaïque beaucoup copiée, La Navicella, pour l’ancienne basilique Saint-Pierre de Rome, endommagée et restaurée plus tard en style baroque.
L’élève a vite dépassé son maître Cimabue. Dès 1290, avec le cycle de François d’Assise, il s’impose en apportant un nouveau regard sur la peinture, mêlant influences antiques et acquis du Moyen Âge. Mais, il est très vite en rupture avec l’art de son temps, introduisant un espace tridimensionnel grâce à sa maîtrise instinctive de la perspective (ce n’est qu’au XVe siècle que Brunelleschi et Alberti en énonceront les lois mathématiques à un seul point de fuite).
Écartant l’espace bidimensionnel propre à l’art byzantin, Giotto introduit des volumes, des paysages et des personnages en interaction d’un réalisme étonnant qui dialoguent et prennent vie avec une véritable expressivité, sublimée par des couleurs douces et inusitées, pour aboutir progressivement à cette dominante éblouissante de bleu qui porte son nom (bleu Giotto).
C’est un bleu joyeux semblant émaner d’une dimension céleste. Ruskin et Proust en célébreront tous deux l’intensité lors de leurs visites de la chapelle de l’Arena, ou chapelle des Scrovegni, à Padoue. Giotto a décoré cette chapelle à la demande d’un riche laïque, Enrico Scrovegni. Ses fresques, d’une unité plastique accomplie, sur le thème de la vie de La Vierge et du Christ (entre 1303-1307) sont reconnues comme son principal chef-d’œuvre.
Le Baiser de Judas y révèle un sens psychologique très fin dans l’échange intense de regards entre le Christ et son ancien apôtre. Le panneau de Saint François recevant les stigmates (Louvre, Paris) est un autre exemple de sa maîtrise, comme le polyptyque Baroncelli de Santa Croce (Florence) ou bien encore la grande Maestà d’Ognissanti (galerie des Offices, Florence).
En 1313, à quarante ans passés, Giotto est célèbre dans toute la péninsule. Il est désormais à la tête d’un vaste atelier qui lui assure une grande aisance financière. Parallèlement, il se fait homme d’affaires avisé quand il investit ses gains dans l’acquisition de terrains ou de métiers à tisser. Des placements intéressants à une époque où la ville de Florence rayonne par son travail de la laine et de la soie. Quelques rares archives nous le révèlent pragmatique parfaitement intégré à la société florentine.
Mobile, il repart peu de temps après pour Naples (1328-1332) où il aurait travaillé pour le roi Robert d’Anjou. On l’imagine alliant préoccupations familiales, sociales et créations artistiques avec, à la fois, le talent et une certaine autorité managériale qui lui permettent de répondre avec ses équipes aux nombreuses commandes issues de toute l’Italie.
Cette aura professionnelle, sa rigueur et ses qualités humaines (on lui prête un certain humour) ont probablement contribué, en 1334, à sa nomination comme responsable du chantier de la cathédrale de Florence en construction depuis 1296. Il y dresse alors les plans de l’élévation du célèbre campanile qui porte son nom. En parallèle, il effectue une mission à Milan (1335-1336), appelé par Azzone Visconti pour décorer son palais ducal. Cette fresque dite des « hommes célèbres » est aujourd’hui perdue, comme hélas beaucoup de ses œuvres.
Signe éclatant de reconnaissance, Dante l’a célébré en quelques vers, au purgatoire, dans sa Divine comédie. Boccace aussi a loué son talent : « Giotto fut l’une des lumières de la gloire de Florence ». En 1337, il s’éteint en pleine gloire, recevant à son enterrement les honneurs de la ville. Dix ans plus tard, la grande Peste noire décimera une grande partie de l’Europe. Cette hécatombe marquera une rupture entre les deux périodes du XIVe siècle.
Au XVIe siècle, Georgio Vasari, le premier historien de l’art, débutera son ouvrage Vies des plus grands peintres par la biographie de Giotto pour évoquer les artistes les plus fameux.
L’autonomie politique et institutionnelle des villes italiennes du XIVe
Parallèlement à la France féodale de Philippe le Bel (1268-1314) et de ses successeurs, l’Italie du temps de Giotto est quant à elle parsemée de villes autonomes, héritages des premières révolutions communales des années 1100.
Ces communes médiévales sont de vrais laboratoires urbains où les « bourgeois » ont progressivement mis au point des formes originales de gouvernement, exerçant leur pouvoir démocratique dans l’enceinte de la cité et sur la campagne environnante (voir les fresques du contemporain Ambrogio Lorenzetti à Sienne sur Le Bon et le Mauvais gouvernement). Le Saint Empire romain germanique et la papauté y exercent une influence intermittente (Gibelins et Guelfes s’y déchirent (dico)).
Au sein de ces villes, il s’agissait de s’affranchir des tentatives d’ingérence politique de ces deux grandes puissances comme, à l’époque de Giotto, l’illustre la prise temporaire de Florence, au nom du pape en 1301, par Charles de Valois, frère de Philippe le Bel. Lors de cet épisode mouvementé, le Florentin Dante Alighieri (1265-1321) se verra, en raison de son engagement politique, condamné à mort et contraint à l’exil.
Dans un autre registre, les pouvoirs communaux des cités italiennes du nord et du centre doivent s’adapter face à l’émergence de nouvelles activités économiques, le nord de l’Italie étant au cœur des échanges commerciaux entre l’Occident et l’Orient. Très florissantes, ces cités marchandes ont donc la volonté de se doter de gouvernements autonomes, aux configurations différentes selon les cités, mais où la classe moyenne (il popolo) se mobilise pour en tenir les rênes.
Ces classes moyennes, constituées de commerçants et d’artisans, exercent par conséquent un rôle central, selon une exigence démocratique affichée, avec la volonté de maintenir à l’écart les classes ecclésiastique et nobiliaire. D’ailleurs, les palais dédiés aux institutions communales et aux métiers sont souvent implantés loin de la cathédrale ou du palais épiscopal afin d’instaurer un véritable espace public laïc.
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Mothes (15-09-2024 13:08:14)
Excellente présentation.