Un tableau, une époque

À Assise, Giotto ouvre la voie à la Renaissance (2/2)

Au début du XIVe siècle, Florence est une ville prospère de près de 80 000 habitants, prête à devenir le centre rayonnant de la Renaissance, une fois écartée la vague dévastatrice de la peste. Elle s’est dotée en 1299 de son palais communal (actuel Palazzo Vecchio). C’est dans ce cadre institutionnel et politique, souvent houleux et complexe, que vit le peintre Giotto di Bodone. À 33 ans, il est déjà célèbre dans toute l'Italie avec notamment la réalisation d'un ensemble de fresques qui célèbrent la mémoire de saint François d'Assise.

François d’Assise : un pèlerin du renoncement et de la fraternité

Giovanni di Pietro Bernardone dit saint François (1181 ou 1182-1226), le fondateur des Franciscains, n’était pas appelé à avoir ce parcours religieux. En effet, par sa naissance à Assise dans une famille aisée, le jeune homme est intégré au monde des fêtes et des affaires. Comment ce jeune homme instruit, fils aîné d’un riche drapier, a-t-il pu ensuite consacrer toute sa vie à prêcher le retrait du monde ? Comment en est-il venu à créer un ordre mendiant doté de l’humble appellation de « frères mineurs », lui, dont le statut social avait été si privilégié ?

Giunta Pisano, Retable de saint François et six de ses miracles, 1250, musée national San Matteo à Pise.Sa vie a fait l’objet de beaucoup de biographies et légendes, souvent récupérées par le pouvoir religieux. On peut toutefois en saisir quelques aspects grâce à son Testament, dicté à ses frères peu avant sa mort. Il semblerait avoir vécu très jeune un conflit intérieur tiraillé entre richesse et aspiration à la pauvreté : on le voit échanger, lors d’un pèlerinage à Rome, ses riches habits contre les haillons d’un mendiant pour réclamer, à son tour, l’aumône sur le parvis de Saint-Pierre.

Le moment décisif de son changement de vie se situerait après un conflit armé contre la ville de Pérouse, guerre à laquelle son idéal chevaleresque l’avait engagé. Or, suite à une incarcération pénible, le repli sur soi l’amène à une remise en question radicale.

Après le baiser à un lépreux dans la petite église de Saint-Damien, il entend en 1205 la voix du Christ l’implorant de réparer son Église. Il rompt alors avec sa famille après avoir fait don à cette église du revenu issu de la vente de draps provenant du négoce de son père.

Le temps est venu pour lui de renoncer à ses valeurs bourgeoises. À l’image du Christ, sa vie doit être désormais consacrée à tous ceux que la misère et la maladie ont rejeté aux bans de la société. La confrérie des frères mineurs, qu’il fonde en 1209, a pour vocation de dépasser le concept de charité alors en vigueur. Il s’agit d’expérimenter la vraie liberté par l’abandon des biens matériels, de vivre comme les pauvres, de travailler comme eux, d’être vêtus de bure et de prêcher en itinérance. Toute hiérarchie sociale est à abolir.

Giotto, fresque 18. François apparaît au chapitre des frères réunis à Arles, pendant un sermon de saint Antoine de Padoue.Mais François d’Assise n’est ni un réformateur, ni un rebelle. Profondément pacifiste, il tente, en 1219, de mettre fin en Égypte à la cinquième croisade et en condamne les violences. Grâce à lui, l’ordre franciscain se dote en 1223 de règles officielles, approuvées par le pape Honorius III, très vite favorable à ce mouvement.

Par l’exemplarité de sa vie, François d’Assise sera canonisé en 1228, deux ans seulement après sa mort. L’idéal de pureté qu’il a prôné aura très vite généré plus de 5000 disciples, hommes et femmes, comme Claire en 1212 qui fondera l’ordre des Clarisses.

À son image, les Franciscains se veulent humbles et modestes. Leurs axes de vie sont l’amour d’autrui, l’attention au vivant, la solidarité, la fraternité universelle, le refus de toute appropriation. Écologiste avant l’heure, François d’Assise invite les humains au respect de la nature et de la terre, idées reprises dans son Cantique du frère Soleil. Très vite, dès le milieu du XIIIe siècle, l’ordre des Franciscains se répand à travers l’Europe, avec Assise comme lieu de rayonnement.

Giotto, fresque 23. Le corps de François translaté solennellement à San Damiano d'Assise est reçu devant l'église par sainte Claire et ses soeurs.

Décryptage de quelques fresques significatives du cycle de François d’Assise

Les scènes de la vie du saint occupent toute la partie centrale de la nef de la basilique supérieure. Ces fresques n’ont certainement pas toutes été réalisées par le maître : on perçoit, à plusieurs endroits, des différences dans l’exécution liées au fait que certains collaborateurs n’ont sans doute pas eu le temps de s’adapter à sa façon de peindre, ce qui en revanche sera le cas ultérieurement dans la chapelle des Scrovegni de Padoue.

Il faut noter aussi la simplicité humaine des interactions entre les personnages : il s’agit de sujets moins sacralisés que dans des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il est aussi intéressant de noter, qu’au cours du déroulé de l’histoire, François vieillit. On perçoit également de manière tangible les réactions psychologiques des personnages particulièrement captivants.

Ces scènes sont réparties trois par travée, sauf la première qui en comporte quatre. Elles sont limitées par des fausses corniches horizontales et des colonnes torses, en trompe l’œil, afin de donner l’illusion d’avoir été conçues dès la construction de l’édifice. Ces encadrés renforcent l’impression de profondeur.

Ces vingt-huit épisodes de la vie de François d’Assise ont été choisis quelques dizaines d’années plus tard pour bâtir la légende du Saint que l’Église a choisi de proposer à la vénération des fidèles. François d’Assise reste cependant proche d’eux par une restitution très réaliste : vêtements, attitudes, expressivité, architectures et même diversité de la végétation. La sélection qui suit est éminemment représentative des attributs propres à ces fresques.

Fresque 4. Le Crucifix de Saint-Damien ordonne à François de réparer les ruines de l'église.

Le miracle du crucifix

Saint François, dans cette scène, est dans la petite chapelle Saint-Damien où il aurait entendu la voix l’exhortant à renoncer aux biens de ce monde pour mener une vie selon le Christ et « réparer son Église en ruine ». Là seulement deux éléments narratifs sont reconstitués : l’église délabrée, reproduction du véritable bâtiment, et le jeune François agenouillé priant devant un crucifix dressé sur l’autel.

Si François se levait, sa tête heurterait l’architrave. Cette façon de procéder irréaliste caractérise encore la façon de restituer l’espace dans l’art byzantin.

Fresque 5. François renonce à tout bien terrestre, malgré la colère de son père, et se réfugie dans les bras de l'évêque Guide.

Le renoncement aux biens de ce monde

Cette scène est extrêmement parlante pour saisir la qualité expressive que Giotto est capable d’insuffler à ses scènes.

Fresque 5 (détails). François, le regard tendu vers la main de Dieu.La colère du père de François d’Assise est visible dans son visage contracté, dans son geste rageur poing de la main droite tendu. Il remonte sa tunique de la main gauche avec, au bras, les vêtements que son fils vient de lui remettre en signe de dénuement. Son mouvement est rageur, retenu dans sa colère par un ami.

François, en face, est déjà dans une autre dimension, dévêtu, le regard tendu vers le ciel où seule apparaît encore la main de Dieu. François d’Assise aurait dit en évoquant son père : « Désormais, je puis dire avec certitude : Notre père qui êtes aux cieux, puisque Pietro di Bernardone m’a répudié ».

Cette scène est une sorte d’instantané pris sur le vif, fort d’une dimension psychologique inconnue dans l’art byzantin aux visages figés et aux grands yeux inexpressifs.

Fresque 6. Le rêve d'Innocent III, voyant en songe François qui soutient l'église du Latran sur le point de s'écrouler.

Le songe d’Innocent III : François d’Assise soutenant l’Église

Innocent III (1198-1216), pape engagé durant son pontificat, dans l’unification de la Chrétienté, rêve que François, vêtu à gauche d’une robe de bure marron, soutienne la basilique du Latran en train de s’effondrer. C’est ce pape qui a approuvé les règles instaurées par François d’Assise pour l’ordre des Franciscains.

À droite, le pape, vêtu du vêtement de cérémonie et d’une tiare, représente l’Église. Il dort dans un espace clos, tel un tabernacle, délimité par un rideau ouvert et noué à la manière byzantine. Deux serviteurs, assis en tailleur, sont assoupis au pied de son lit.

La scène a un fort sens symbolique car elle met en exergue le rôle des Franciscains comme soutien reconnu par la plus haute autorité de l’Église et cela dès le début du XIIIe siècle. La perspective permet de montrer en creux la chambre du Pape tandis que les bâtiments soutenus par l’épaule droite du saint sont penchés de manière réaliste comme si la terre tremblait.

Fresque 10. François chasse les démons de la ville d'Arezzo.

Les démons chassés d’Arezzo

Cette scène se situe lors de son errance. François d’Assise aurait demandé, selon la légende, au frère Sylvestre de crier pour chasser, lors d’une émeute, les démons qui tourmentaient les habitants d’Arezzo. Les démons effrayés par les cris s’envolent au loin. Saint François auréolé est agenouillé à gauche.

Cette fresque révèle nettement les deux entités que forment l’église à gauche, à l’extérieur des remparts, et la ville à droite enserrée dans son enceinte protectrice où les laïques s’entassent dans des habitats dominés par les tours des plus riches. Les édifices sont dessinés en perspective mais de manière moins maîtrisée que dans d’autres scènes. Peut-être est-ce dû à la maladresse d’un exécutant venu en soutien de l’artiste mais aussi au fait que la perspective n’est pas encore codifiée et que l’art de la fresque réclame une exécution très rapide, sans retouches, sur un mur humide.

Fresque 11. François annonce au Sultan d'Égypte qu'il est prêt à subir l'épreuve du feu.

L’épreuve du feu devant le sultan d’Égypte

Il est fait référence ici à la 5e croisade lorsque François d’Assise, en 1219, rencontre le sultan d’Égypte, Malik El-Kamil, qu’il souhaitait convertir. Celui-ci l’accueille avec courtoisie et se montre ironique envers ses propres théologiens quand François lui propose d’entrer, avec eux, dans un brasier (à gauche) pour démontrer la supériorité de sa religion « Je doute que mes théologiens veuillent, pour leur foi, subir l’épreuve du feu ! »  aurait répondu le sultan. Les théologiens musulmans s’enfuient en effet de peur à gauche.

Les éléments d’architecture comme les personnages, plus grands et plus petits selon la distance d’éloignement par rapport au spectateur, montrent une volonté de restituer au plus près la profondeur perçue par l’œil humain.

Fresque 13. François célèbre à Greccio le mystère de Noël.

La crèche de Greccio

En 1223, peu de temps avant sa mort, François aurait prêché la nuit de Noël à Greccio car il séjournait alors dans l’ermitage voisin de Fontecolombo. Le saint aurait demandé une reconstitution de la nuit de la naissance du Christ.

Fresque 13 (détails). François et le Christ entourés de l'assemblée.Il s’agirait de la première crèche de l’histoire selon certains. Toutefois, la scène représentée ici est différente d’une crèche usuelle car l’artiste a voulu magnifier la naissance du Christ par une cérémonie d’hommage en présence d’une assemblée nombreuse.

La perspective est bien exploitée par la suggestion d’une marée de têtes de personnages faisant la queue pour voir l’enfant et un dais, vu de biais, où se situe un officiant. Certains prient humblement, d’autres chantent, d’autres s’inclinent avec respect. François est lui-même à genoux enserrant l’enfant de Bethléem de ses bras protecteurs.

Fresque 15. François prêche devant les oiseaux.

Sermon de François d’Assise aux oiseaux

La plus célèbre du cycle est cette scène en dominante marron et bleu, relativement abimée et décolorée, plus grande que les autres. Elle restitue, de manière très bucolique, un moment de la vie de François d’Assise, déjà âgé, à Piandarca, commune de Cannara.

Saint-Bonaventure qui a compilé la légende a voulu montrer ici la grande capacité d’empathie du saint parlant à tous les êtres vivants. Les oiseaux sont des colombes, sans doute symbolisant la pureté des Franciscains. Le moine à côté du saint semble étonné. Certains pensent que le peintre Pietro Cavallini aurait pu en être l’auteur.

Fresque 17. François prêche devant le pape Honorius III.

La prédication devant Honorius III

Ce moment est fondateur car c’est la conviction de ce pape (1216-1227), successeur d’Innocent III, qui l’amène à accepter, après celles des Dominicains (1217), les règles de l’ordre des Franciscains en 1223. Le frère mineur François manifeste ici une éloquence sans fioritures sous le regard attentif du pape au front plissé par l’attention.

La profondeur de l’édifice très réaliste et les marches en biais de l’estrade du pape révèlent ici l’excellente maîtrise intuitive de la perspective démarquant Giotto de la peinture byzantine. Mais la perspective n’est pas encore à un seul point de fuite comme la créera, pour la première fois, Donatello à la fin du siècle.

Fresque 19. François reçoit les stigmates sur la montagne de l?Alverne.

François d’Assise recevant les stigmates

En 1224, deux ans avant sa mort, François s’est retiré sur la montagne de l’Alverne. Un matin, en prière, François voit descendre du ciel un être ailé, aux bras en croix, ceint d’une auréole, qui fond sur lui tel un rapace et le transpercer aux mains, aux pieds et au côté droit. François d’Assise est le premier à être reconnu pour avoir reçu « les stigmates », marques physiques sur son propre corps des signes de crucifixion du Christ.

Là aussi, le mouvement de recul et l’étonnement du futur saint manifestent une grande expressivité. Le personnage, en bas à droite, semble ne pas vivre le même état de conscience et lit paisiblement.

Fresque 20. Les frères célèbrent les funérailles de François, dont l'âme est portée au ciel par les anges.

La mort de François d’Assise

Moment de maîtrise de l’émotion artistique, la mort du saint allie personnages issus de la terre et du ciel réunis pour rendre hommage à l’homme qui s’éteint. François d’Assise git, allongé au sol, habillé de bure marron, le visage pâle mais serein. Les personnages terrestres sont tous des religieux dans l’affliction, prouvant par leur attitude leur grand respect et la reconnaissance par l’Église de ce nouvel ordre franciscain.

Au premier plan, les frères mineurs sont restitués dans des marrons, gris, gris bleus. En arrière-plan, quelques dignitaires de l’église, vêtus de blanc, éclairent la communauté religieuse qui les enserre. Nettement séparés par un nuage d’un blanc lumineux sur fond bleu, un Christ au visage bienveillant, entouré d’anges, attend le futur saint qui achève là sa mission sur terre.

La perspective permet de suggérer une assemblée nombreuse selon une mise en scène de l’affliction très réaliste.

Dépassant les codes stylistiques de son époque, ces fresques sont aussi l’outil iconographique d’une propagande cléricale apte à redonner de la vigueur à une Église sur le déclin. En cette fin du XIIIe siècle, Giotto ouvre la voie au naturalisme dans l’art et sera considéré par la suite comme chef de file de la Pré-Renaissance.

Bibliographie

Daniel Arasse, L’homme en Perspective, Les incontournables, Hazan 2008,
Luciano Bellosi, Giotto et son héritage, Les grands maîtres de l’art, 2008,
Erwin Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art occidental, Champsarts – Flammarion 2021.

Publié ou mis à jour le : 2024-09-16 21:30:00

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