Aux premiers mois de l'Occupation, le gouvernement de Vichy édicte un statut des Juifs. La loi est publiée au Journal officiel le 18 octobre 1940 mais est datée du 3 octobre. Elle vise à dissuader les Allemands d'intervenir dans les affaires intérieures de la France, quelques jours après qu'ils aient publié une ordonnance pour le recensement des juifs en zone occupée.
Ce premier statut des Juifs exclut les Français identifiés comme juifs de la plupart des fonctions publiques et de nombreuses autres professions. En dépit de son aspect scandaleux, il passe à peu près inaperçu. Il est vrai que les Français se confrontent au même moment aux difficultés du quotidien et dans la presse, peu de journaux s'intéressent à la question juive, à l'exception notable du Matin, quotidien collaborationniste et proche des nazis...
Un avatar de l'antisémitisme français
Assommée par la défaite, la France s'est abandonnée en juillet 1940 à une coalition de jeunes technocrates issus d'une grande banque d'affaires, la banque Worms, et de politiciens impatients de rompre avec la politique antérieure et de revenir à ce qu'ils considèrent comme des valeurs nationales menacées : la terre, la patrie, la religion etc.
Les nouveaux dirigeants aspirent à réformer les institutions, reconstruire le pays et préparer la revanche par le biais d'une hypothétique « Révolution nationale ». Ils appartiennent à la droite comme à la gauche. Dans le gouvernement présidé par le Maréchal Pétain, le vice-président du Conseil Pierre Laval est lui-même un ancien député socialiste, de même que le ministre de l'Intérieur Adrien Marquet, ancien maire de Bordeaux. L'un et l'autre ont évolué vers la Collaboration par pacifisme.
Parmi ces hommes, plusieurs s'avouent antisémites, dans le droit fil des idées nauséeuses exprimées à la fin du siècle précédent par Édouard Drumond dans La France juive et reprises par l'Action française. C'est au moins le cas de Raphaël Alibert, un juriste proche du mouvement de Charles Maurras et appelé à devenir ministre secrétaire d'État à la Justice dans le premier gouvernement de Vichy.
La défaite et l'occupation allemande font son affaire. Le 1er juillet 1940, il aurait confié au ministre du Travail Charles Pomaret à propos des juifs : « Je leur prépare un texte aux petits oignons ». Mais ce témoignage tardif, publié en 1968, est sujet à caution d'autant que l'on n'a gardé aucune trace du supposé projet de statut par Alibert.
En attendant, dès juillet 1940, sitôt les pleins pouvoirs octroyés à Pétain et à son gouvernement, Pierre Laval et Adrien Marquet prennent contact avec Otto Abetz, représentant du IIIe Reich dans la zone occupée, pour savoir ce qu'attendent les Allemands et se montrer conciliant envers eux. Il serait ainsi question de créer un parti unique, d'interdire la franc-maçonnerie et d'exclure les juifs de la fonction publique. À sa manière roublarde, Laval se garde de promettre quoi que ce soit. Son gouvernement a bien assez de soucis pour ne pas en rajouter avec la question juive et les nazis eux-mêmes s'en tiennent encore à la mise hors-la-loi ou à l'expulsion de leurs Juifs sans qu'il soit question de les exterminer (la Solution finale n'émergera qu'à l'automne 1941).
Le gouvernement de Vichy n'en conduit pas moins pendant l'été 40 une campagne contre les étrangers et ceux qui auraient été trop rapidement naturalisés, les communistes qui ont fait allégeance à Staline et approuvé le pacte germano-soviétique, les francs-maçons réputés hostiles aux valeurs nationales, les politiciens et les fonctionnaires responsables de la défaite...
C'est ainsi que, par un décret-loi du 22 juillet 1940, le Garde des Sceaux Alibert engage la révision de tous les décrets de naturalisation depuis la précédente loi du 10 août 1927, à laquelle il était reproché d'avoir trop grandement facilité les naturalisations (cette loi sera mise à profit dans les années ultérieures pour dénaturaliser 7 000 juifs français). Le 13 août 1940, une loi interdit les associations secrètes, autrement dit la franc-maçonnerie. Trois jours plus tard, le 16 août 1940, une nouvelle loi interdit l’exercice de la médecine aux praticiens étrangers, à ceux qui ont acquis la nationalité française après 1927 et à ceux qui, nés en France, sont de père étranger. Enfin, le 27 août 1940, le gouvernement abroge le décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939 qui réprimait les injures à connotation raciale ou religieuse (et donc la propagande antisémite).
C'est enfin au Conseil des ministres du 10 septembre 1940 que le gouvernement s'entretient pour la première fois des Juifs suite à une communication du général Benoît de La Laurencie, délégué général du gouvernement français auprès des autorités d'occupation à Paris, qui fait part de l'intention des Allemands de recenser les Juifs de la zone occupée.
À Vichy, on s'émeut de ce projet qui viole la convention d'armistice, met en cause l'unité du territoire national et ignore le fait qu'en France, on ne distingue pas les citoyens selon la religion ou autrement. Le ministre des Affaires étrangères Paul Baudoin rédige une protestation qui est remise le 25 septembre à la commission d'armistice, à Wiesbaden.
Faisant fi de la protestation, les Allemands promulguent leur ordonnance le 27 septembre 1940 : ils exigent que les commerçants juifs de la zone occupée placent l'écriteau « Juif » sur leur devanture et demandent à l'administration de la zone occupée de recenser les Juifs avant le 20 octobre suivant. N'y trouvant rien à redire, la plupart des fonctionnaires s'exécutent, y compris même le jeune préfet d'Eure-et-Loir, Jean Moulin...
À Vichy, le Conseil de cabinet se réunit le 30 septembre pour débattre de l'ordonnance, en vue du Conseil des ministres du lendemain. Paul Baudoin notera dans son Journal : « Le Conseil de cabinet, de 17 heures à 19 heures, est consacré à l’étude du statut des Juifs qui doit être discuté au Conseil des ministres de demain. Il est maintenant évident que le seul moyen d’empêcher l’application par les Allemands en zone occupée de mesures draconiennes antijuives – la Délégation générale à Paris nous a annoncé qu’elles étaient imminentes – est d’édicter un certain nombre de mesures beaucoup plus modérées et conçues dans un autre esprit, qui seront applicables à toute la France » (cité par Alain Michel).
Au Conseil des ministres du 1er octobre, on commence du coup à réfléchir à un texte relatif aux Juifs et destiné à couper l'herbe sous le pied des Allemands, en leur enlevant tout motif d'intervenir dans les affaires intérieures de la France ! On est ici au coeur de l'ambiguïté de Vichy : jusqu'où peut-on aller pour sauver ce qui peut l'être de l'intégrité de la nation et du peuple français ?
Conformément aux règles fixées avec l'occupant, le projet de statut est présenté aux Allemands et reçoit leur imprimatur le 8 octobre mais c'est seulement le 18 octobre 1940 qu'il est publié au Journal officiel, signe des longues hésitations du gouvernement de Vichy.
La loi portant statut des juifs exclut les Français identifiés comme Juifs de la plupart des fonctions publiques et de nombreuses autres professions.
L'article premier définit les Juifs à la façon des nazis : « Est regardé comme juif, pour l'application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif. » Mais tout en évoquant la « race » sans plus de précision, il ne fait pas référence à la religion du fait de la loi française de séparation des Églises et de l'État qui ne reconnaît pas les religions.
En cela, le texte se distingue des lois nazies de Nuremberg. De manière quelque peu kafkaïenne, il reste muet sur ce qui fait qu'un parent, grand-parent ou conjoint est identifié comme juif !
Dans le prolongement de ce premier texte, les préfets de la zone non occupée se voient accorder dès le 4 octobre le droit d'« interner les étrangers de race juive en cas de surplus dans l'économie nationale ». Enfin, une autre loi abolit quatre jours plus tard, le 7 octobre 1940, le décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui avait accordé la nationalité française aux juifs d'Algérie. Ceux-ci redeviennent dès lors des sujets ou des citoyens de seconde zone.
Comme il était cependant prévisible, la bonne volonté de Vichy ne freine pas les Allemands. Le 18 octobre 1940, par une « ordonnance d'Aryanisation », ceux-ci placent sous séquestre les entreprises et les biens des Juifs de la zone occupée qui ont fui ou auraient été arrêtés.
L'année suivante, sous la direction de l'amiral François Darlan, le gouvernement de Vichy va entrer dans une collaboration beaucoup plus active avec les nazis. Il va s'ensuivre le 2 juin 1941 la promulgation d'un statut des Juifs bien plus rigoureux que le premier, à l'initiative du sinistre Commissaire général aux Questions juives Xavier Vallat. La stigmatisation des Juifs atteindra son paroxysme avec la rafle du Vél d'Hiv (16-17 juillet 1942), suite à la mise en oeuvre par les nazis de la Solution finale.
Alain Michel (Jérusalem) a débattu le 1er octobre 2020 sur le premier statut des Juifs, sa genèse et sa portée véritable. Instructif.
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Erik (06-10-2021 11:37:15)
"Ils appartiennent à la droite comme à la gauche." Si on veut, quatorze sur dix-huit étaient issus de ce que l'on appelle la gauche. Il faut dire que ceux que l'on qualifie "de droite" étaient d... Lire la suite
Fred F A (01-11-2006 16:40:01)
Petain, un double jeu ? Au mieux, peut-on lui acorder le bénéfice du gâtisme, mais si Pétain avait joué un quelconque double jeu, les débarquements de Dieppe (finalement avorté) et de Casablan... Lire la suite
jean ribac (25-07-2006 15:55:08)
1vous cite laval parmi les leaders socialistes et pacifistes. socialiste il ne l,etait plus depuis longtemps. 2. alain etait oppose a la guerre et il a certainement approuve l,armistice mais on n... Lire la suite