12 février 1817

Une bataille « napoléonienne » au Chili

L’armée créole commandé par le « Libertador » José de San Martín défait les troupes espagnoles à Chacabuco, dans les Andes, le 12 février 1817. Sa victoire doit beaucoup aux ex-officiers de Napoléon Ier en quête de nouvelles aventures.

Cette bataille stratégique ouvre au général San Martín la route de Santiago et marque une étape décisive dans la marche vers l'indépendance du Chili.

Le 12 février 2017, le bicentenaire de la Bataille livré par San Martín et O’Higgins a fait l’objet d’une commémoration présidée conjointement sur la plaine de Chacabuco par les Président(e)s des deux pays, Michelle Bachelet (Chili) et Mauricio Macri (Argentine).

Claudia Peiro (Buenos Aires)

Bataille de Chacabuco. Troupes chiliennes et argentines  dirigées  par José de San Martin, Pedro Subercaseaux, XIXe siècle, Musée national des beaux-arts, Buenos Aires, Argentine.

La rébellion des colonies espagnoles tourne court

En 1808, l’héritier du trône espagnol Ferdinand VII étant retenu en France par Napoléon, une junte installée à Cadix a pris la tête de la révolte contre l'occupant français. Mais elle tombe en 1810. L'apprenant, les colonies espagnoles d'Amérique décident de prendre en main leur destinée, tout au moins jusqu’au retour du roi légitime.

À Buenos Aires, à Santiago du Chili, à Caracas, presque partout sauf à Lima, des juntes se forment à l'initiative des créoles, d'où sont exclus les représentants de l’administration. Ces juntes réclament le droit à l'autonomie au même titre que les villes de la métropole.

Craignant que l'autonomie ne vire à l’indépendance, les autorités coloniales font front et leurs troupes, mieux équipées et plus expérimentées que les rebelles, rétablissent l'ordre dans presque toutes les villes.

En 1815, alors que Waterloo ouvre la voie à une réaction monarchique, seuls Buenos Aires et son hinterland (l’actuel territoire argentin et le Paraguay) résistent encore à l’avancée des troupes royales. Toutes les autres colonies repassent sous l'autorité de la métropole : le Chili, le Pérou et la Nouvelle-Grenade (aujourd’hui l’Équateur, le Venezuela, et la Colombie) sont repris en main par les Espagnols, dont la place forte se trouve à Lima.

L?« Armée des Andes » de libération. À gauche, José de San Martín, à droite, Bernardo O'Higgins, Musée historique et militaire, Santiago, Chili.

San Martín retourne la situation

José de San Martín (1778-1850) va retourner la situation. Quoique né à Yapeyú, au milieu d'une ancienne réserve d'Indiens guaranis sur l'actuel territoire argentin, ce militaire a fait toute sa carrière en Espagne et a bataillé alternativement contre et avec les Français. Il rentre en Argentine en 1812, à l’âge de 34 ans.

« La traversée des Andes », Martín Boneo, 1865, Institut national de San Martin, Buenos Aires, Argentine.Bien que qualifié d'« afrancesado » (libéral francophile), voire soupçonné d’être un espion à la solde de Napoléon, il obtient la confiance de la junte révolutionnaire de Buenos Aires et une mission : la création du premier corps de Chevalerie de la région.

Désireux de chasser les Espagnols du continent, il renonce à attaquer directement le Pérou et s'emparer de Lima en raison du terrain montagneux et de la supériorité de l'armée d'occupation.

Sans rien en dire à personne, il décide de traverser plutôt la cordillère des Andes en direction du Chili, pour s'emparer de Santiago et peut-être arriver à Lima par la voie maritime.

La surprise étant indispensable pour compenser son infériorité numérique, San Martín se sert d’espions et de tribus aborigènes pour répandre de l’autre côté des Andes toutes sortes de fausses rumeurs sur ses plans.

Dans le même temps, pour donner le change, le gouverneur de la province de Salta, Martín Miguel de Güemes, harcèle les troupes espagnoles de la frontière nord en menant une guerre « gaucha » (forme de guérilla).

« José de San Martín », José Gil de Castro, 1818, Musée historique national, Buenos Aires, Argentine.

Installé à Mendoza en tant que gouverneur de la région, San Martín met trois ans à réunir et entraîner une armée d’Argentins et de Chiliens exilés : l’Armée des Andes.

Même les esclaves africains de Buenos Aires – quoique beaucoup moins nombreux qu’au Brésil par exemple, car destinés surtout à des tâches domestiques - sont transformés en soldats d’infanterie avec la promesse de l'affranchissement à la fin de leur service.

Le 17 janvier 1817, enfin, une colonne commandée par le général Gregorio de Las Heras met le cap vers le Chili. Le 19 janvier, San Martín quitte à son tour Mendoza à la tête de ses troupes et se dirige vers le Chili.

L'armée se compose de 5 400 hommes. Pour le passage de la cordillère, elle utilise 1 600 chevaux et 10 600 mules afin de transporter, outre les soldats, 22 canons, plus de mille sabres et 5 000 fusils à baïonnette.

Malgré les épreuves, les deux colonnes arrivent au Chili presque simultanément, entre le 6 et le 7 février. Très vite, San Martin rassemble ses hommes, parmi lesquels de nombreux officiers français venus d’Europe après la défaite de Napoléon. Le principal collaborateur du général est le brigadier chilien Bernardo de O’Higgins (1778-1842), qui a déjà fait preuve de bravoure dans son pays et jouit d’un grand prestige parmi ses troupes.

Bataille de Chacabuco, San Martin passe en revue ses troupes à Mendoza, au pied de la cordillère des Andes, Musée historique national, Buenos Aires, Argentine.

La victoire de Chacabuco

Remportée sur des troupes espagnoles supérieures en nombre, la victoire de Chacabuco est le couronnement de cette traversée des Andes à travers six passages différents, sur une longueur de plus de 700 kilomètres afin de forcer la dispersion.

Bernardo O'Higgins tenant la Constitution chilienne à la main, José Gil de Castro, XIXe siècle, Institut Géographique Militaire du Chili.Elle est « napoléonienne » par la participation des vétérans de l'Empereur mais également par sa conception : l’armée patriotique a été divisée en deux ailes. Celle de gauche, commandée par O’Higgins, doit charger droit sur l’ennemi, pendant que celle de droite, commandée par Miguel Estanislao Soler, va faire un détour pour encercler les Espagnols et percer leur flanc. 

San Martín a soigneusement planifié cette première bataille en territoire chilien, mais les choses ne se déroulent pas exactement comme prévu car O’Higgins, voyant l’ennemi devant lui, se lance à l'attaque avant le signal de San Martin, alors que Soler est encore trop loin.

Le « Libertador » est alors contraint de s’engager lui même dans la bataille avec sa cavalerie pour éviter une déroute aux troupes de O’Higgins et donner à Soler le temps d’arriver. « Voyant l’œuvre qui lui avait coûté tant de sueur et de mal en risque imminent, son sens de l’honneur a peut-être conduit San Martín à se mettre à la tête de ses grenadiers, décidé à triompher ou à ne pas survivre si l’infortune se consumait » (récit extrait des Mémoires du général Gerónimo Espejo, qui a pris part à la campagne des Andes).

Bataille de Chacabuco, Musée historique et militaire, Santiago, Chili.

Une « heureuse journée »

Juan Martín de Pueyrredón, Rafael del Villar, vers 1910, Musée historique national, Buenos Aires, Argentine.« En vingt-quatre jours nous avons fait la campagne, traversé la cordillère la plus élevée du globe, eu raison des tyrans et donné la liberté au Chili » : voilà la succincte mais fière communication de San Martin au Directeur Suprême du gouvernement des Provinces Unies, Juan Martín de Pueyrredón (fils d’un Béarnais), l'homme qui l’a soutenu politiquement et a rendu possible son aventure chilienne en lui envoyant toutes les ressources nécessaires en hommes, armes et argent depuis Buenos Aires.

Le bulletin de guerre de San Martín rédigé sur le champ de bataille reconnaît les mérites de ses deux auxiliaires et évite toute critique sur l’action téméraire de O’Higgins (épaulé dans la bataille par Cramer, qui conduisait le bataillon d’Infanterie numéro 8 avec 833 hommes) :
« Une division de mille huit-cent hommes de l’armée du Chili vient d’être écrasée dans la plaine de Chacabuco par l’armée de mon commandement cet après-midi », écrit San Martín. « Six-cents prisonniers, parmi eux trente officiers, 450 morts et un drapeau que j’ai l’honneur de vous envoyer sont le résultat de cette heureuse journée, avec plus de mille fusils et deux canons. Le manque de temps m’empêche de donner davantage de détails qui suivront au plus vite, mais entre temps je dois dire à Votre Excellence qu’il n’y a pas de mots pour louer le courage de ces troupes : nos pertes ne dépassent pas les cent hommes. Je suis extrêmement reconnaissant aux brigadiers Miguel Soler et Bernardo O’Higgins pour leur brillante conduite, leur courage et leur savoir-faire. »

Concorde argentino-chilienne

San Martín entre en triomphe à Santiago à la tête de ses troupes dès le lendemain de sa victoire mais il refuse d’assumer la charge de Directeur Suprême qui lui est offerte. Prudemment, il préfère laisser cette place à un ressortissant chilien. Le consensus se fait autour de Bernardo de O’Higgins.

Chacabuco et l’entière Campagne des Andes vont dès lors symboliser pour les deux jeunes nations ce qu’elles peuvent accomplir en étant unies.

San Martín et O’Higgins, restés amis jusqu’à la fin de leur vie, vont même rêver d’une grande confédération de nations souveraines mais alliées. Pourtant, la concorde ne sera pas toujours au rendez-vous et les deux pays seront même sur le point de se combattre en 1979, du temps des dictatures militaires !

Aujourd’hui, après des décennies de démocratie, Argentins et Chiliens ont mis fin à toutes leurs querelles frontalières, signé des traités de coopération, et fondé le Mercosur (Marché Commun du Sud), dont l’Argentine est membre de plein droit et le Chili un pays associé.

Bataille de Chacabuco, Théodore Géricault, 1819.

Les officiers napoléoniens de l’Armée des Andes

Le nombre total des vétérans des guerres napoléoniennes venus en Amérique du Sud pour se battre contre l’Espagne au côté des armées indépendantistes a dépassé la centaine. Une quarantaine d’entre eux a été recrutée aux États-Unis par le chef révolutionnaire chilien José Miguel Carrera.  

George Beauchef, Luis Fernando Rojas Chaparro, « Album militaire du Chili, 1810-1879 », Pedro Pablo Figueroa, édité en 1905, Université du Michigan.Ils ont compensé le manque de formation et d'expérience des officiers créoles et leur concours s'est avéré capital dans la victoire de San Martin à Chacabuco.

C'est pourquoi plusieurs rues de Buenos Aires ainsi que des localités de province perpétuent encore aujourd'hui leur souvenir : colonel Brandsen, avenue Cramer, rue Beauchef, rue Viel…

« Buenos Aires était à l’époque le centre de réunion de nombreux officiers étrangers, français pour la plupart, qui fuyaient les persécutions consécutives à la Restauration des souverains européens. Le gouvernement des Provinces Unies du Río de la Plata, désireux de profiter des connaissances de ces officiers, les engagea promptement dans l’armée indépendantiste », explique l’historien chilien Diego Barrios Arana dans Historia General de Chile.

En voici quelques représentants pittoresques :

- Le fougueux colonel Cramer et son ami le peintre Géricault

Ambroise Cramer, photographie extraite de l?ouvrage « La Grande Encyclopédie Argentine » édité en 1966, Diego Abad de Santillán, Buenos Aires, Argentine.Vétéran de la guerre d’Espagne et de Waterloo, Ambroise Cramer, né en 1792 à Paris et , arrive à Buenos Aires en 1816. Il part immédiatement à Mendoza comme sergent major du 1er bataillon des Chasseurs des Andes. Plus tard, San Martin le charge de l’organisation du Régiment d’Infanterie formé d’anciens esclaves noirs. « Le meilleur soldat d’infanterie que nous avons, c’est le noir et le mulâtre », dit alors San Martin.

Cramer rentre en France en 1819 après s’être battu à Chacabuco. Il raconte cette bataille à son ami le peintre Théodore Géricault à qui il demande de réaliser un tableau. Cramer retourne définitivement en Argentine quelques années plus tard. Il meurt en 1839 à Chascomús, en pleine Pampa argentine.

Selon l'historien Barros Arana, San Martín a tout de suite vu en lui « un officier français de véritable mérite, mais impétueux et peu disposé à l’obéissance », traits de caractère qui expliquent son départ après Chacabuco, malgré sa farouche combativité au cœur de la bataille. La postérité ne lui en tiendra pas grief : une longue avenue de Buenos Aires, qui traverse plusieurs quartiers, porte son nom.

- L'ingénieux Antonio Arcos y Arjona

Antonio Arcos y Arjona, Bibliothèque nationale du Chili.Un autre officier napoléonien s’est distingué dans la campagne du Chili. Il s’appelle Antonio Arcos y Arjona. Né en Andalousie en 1762, il déserte l’armée espagnole pour rejoindre celle de Napoléon. 

Sitôt arrivé à Buenos Aires en 1814, il est convoqué à Mendoza par San Martín qui en fait son aide de camp. 

Grâce à ses compétences d’ingénieur militaire, il contribue aux travaux de reconnaissance du terrain pour la préparation de la grande traversée des Andes.

Le 4 février 1817, quelques jours avant la bataille de Chacabuco, San Martín, à la tête de 200 hommes, terrasse les Espagnols à Achupallas.

Resté au Chili, Arcos crée l’École Militaire, en collaboration avec le Français George Beauchef.

Un an après la bataille de Chacabuco, à Maipú cette fois, d’autres officiers français prennent part à la bataille qui scelle l’indépendance du Chili, toujours sous le commandement de San Martín. Il s’agit des frères Bruix, Alexis et Eustache - le premier a été page de Napoléon -, Frédéric Brandsen, Benjamin Viel Gomets et George Beauchef, entre autres. Tous prendront place dans la toponymie argentine.

Bataille de Maipú, accolade entre José de San Martín et Bernardo O'Higgins après la victoire à le 5 avril 1818, Pedro Subercaseaux, XIXe siècle, Musée national des beaux-arts, Buenos Aires, Argentine.

Les « aigles impériales »

Dans La Patria, los hombres y el coraje. Historias de la Argentina heroica (La Patrie, les hommes et le courage. Histoires de l’Argentine héroïque, Buenos aires, 2006), l’historien Miguel Angel de Marco écrit à propos des vétérans de l'épopée napoléonienne :

« Certains "aigles impériales" sont entrés au service de Bolívar, plus nombreux ils sont arrivés au Rio de la Plata où il était indispensable de compter avec des guerriers expérimentés pour se batte dans le Haut Pérou ou pour accompagner San Martín dans son projet de libération. Ils sont arrivés seuls ou en groupe, des hommes orgueilleux et hautains, habitués à charger contre l’ennemi en regardant par dessus la ligne de l’horizon, endurcis par le froid de la Russie et par les sinueux chemins de l’Espagne, habitués au triomphe et à la défaite. Les gouvernements patriotiques les recevaient à bras ouverts et leur octroyaient des grades équivalents ou même supérieurs à ceux qu’ils avaient gagnés dans les armés du grand Corse, en les envoyant tout de suite à leur nouvelle destination. »

Bibliographie

Jean-Claude Lorblanches, Soldats de Napoléon aux Amériques, L'Harmattan, 2012.
Fernando Berguno Hurtado, Les soldats de Napoléon dans l’indépendance du Chili (1817-1830), L’Harmattan, Recherches Amériques latines, Paris, 2010.

Publié ou mis à jour le : 2024-02-11 21:30:57
Dupont Aimé (27-03-2017 23:17:25)

Me trouverez-vous impertinent ? Dans le 2e paragraphe de votre article , le sujet du verbe exclure n'est-il pas "les représentants de l'administration ?

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net