Jérôme Bosch ! (1450 - 1516)

Le peintre des au-delà

500 ans après sa mort aux Pays-Bas, le peintre Jérôme (Hieronymus) Bosch n'a pas fini de déconcerter les experts et de faire rire les enfants. Il faudra encore bien des années pour comprendre toutes les diableries de son univers malicieux, où les références bibliques se mêlent aux peurs de la Renaissance.

Entrons dans ses tableaux pour essayer d'en savoir plus sur cet artiste mystérieux et à la vie somme toute banale.

Isabelle Grégor

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado

Une affaire de famille

Chez les Van Aken, originaires d'Aix-la-Chapelle (« Aken » en néerlandais), la peinture est dans les gènes. Après Ian, miniaturiste, ce sont ses trois fils qui se font une réputation dans cet art.

En 1462, Anthonius installe son atelier sur la place centrale de Bois-le-Duc (Hertogenbosch), chef-lieu d'une des provinces du sud des Pays-Bas. La troisième génération, Goessen et son jeune frère Jérôme, né vers 1450, se forment dans cette ville.

Cornelis Cort, Portrait de Hieronymus Bosch, vers 1572, dans Dom[inicus] Lampsonius, Les Effigies des peintres célèbres des Pays-Bas, vers 1572Le futur Bosch acquiert les bases de son art auprès de son père avec lequel il s'associe dans les années 1474-1476 avant de quitter la ville pendant quatre ans, certainement pour parfaire son éducation aux côtés d'autres maîtres.

À son retour, il épouse Aleid, une riche bourgeoise qui lui apporte argent et reconnaissance sociale. Elle lui ouvre notamment en 1486 les portes de l'Illustre Confrérie Notre-Dame dont il devient membre juré 2 ans plus tard, malgré sa jeunesse, honneur qu'il doit certainement à sa grande culture.

On doit donc imaginer un Bosch tonsuré et portant le costume de bure de l'organisation. Respectueux des usages, l'artiste participe aux « banquets des cygnes » et n'hésite pas à recevoir chez lui les membres de la confrérie, nouant ainsi des liens avec les plus hauts notables de la région.

Les conséquences ne se font pas attendre : c’est vers lui que se tourne la société vouée à Marie pour commander les œuvres religieuses qui enrichiront le patrimoine de la ville, tandis que les gens fortunés commencent à s'échanger son adresse.

Registre de la confrérie de Notre-Dame : inscription de Jérôme Bosch parmi les nouveaux membres, 1486, Brabants Historisch Informatie Centrum, Bois-le-Duc.

Le maître tranquille

Il est donc temps de prendre son envol : après la mort de son père puis de son frère, Jérôme Van Aken se retrouve à la tête d'un atelier qui commence à jouir d'une belle réputation : les commandes prestigieuses arrivent.

En 1504, le prince Philippe le Beau, fils de l'empereur Maximilien, lui demande « un grant tableau […] oudoist estre le jugement de dieu assavoir paradis et enfer. » Cette œuvre marque un tournant : y figurent déjà les thèmes principaux de sa peinture, paradis et enfer, mais elle est signée Bosch (« le bois »), hommage à sa ville natale, Hertogenbosch.

Tout en participant à la mise en scène de pièces de théâtre religieuses pour la confrérie, les mystères, le peintre continue à bâtir son œuvre faite de tableaux, mais aussi de vitraux et même d'esquisses pour la réalisation de chasubles et d’objets liturgiques.

Ses clients se composent alors de riches donateurs qui raffolent de se voir en peinture et d'aristocrates espagnols qui multiplient les échanges commerciaux et politiques avec les Pays-Bas.

L'Espagne doit à Philippe II, fils de Charles Quint, de conserver plusieurs tableaux de Bosch. S’étant entiché du peintre, le souverain a ramené dans son pays plusieurs de ses œuvres, dont Le Jardin des délices commandé par son grand-père Philippe le Beau.

Après une vie sans remous, Bosch s’éteint à Bois-le-Duc vers 1516. Sur le registre de décès, à côté de son nom est mentionné insignis pictor (« peintre célèbre »). Sa gloire naissante est déjà à l’œuvre. Elle lui fera traverser les siècles jusqu’à nous.

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado.

Une époque un peu folle

Pour comprendre l'œuvre de Bosch, il faut imaginer les bouleversements qui secouent son temps. Se situant au moment où le Moyen Âge laisse place à la Renaissance, notre peintre reste marqué par le premier et annonce déjà la seconde.

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado.Du Moyen Âge gothique mourant, il emprunte la grande religiosité en se montrant très fidèle aux textes saints et à la valeur didactique des œuvres qui lui sont commandées, mais aussi en ayant le goût pour le monstrueux, l'irrévérencieux, voire l'obscène.

De la Renaissance, il profite de l'ouverture d'esprit qui accompagne la diffusion, grâce à la nouvelle imprimerie, des textes des penseurs humanistes. Marqués notamment par la récente découverte de l'Amérique, ceux-ci s'interrogent sur la place de l'Homme dans l'univers au moment où les prémisses de la Réforme commencent à se faire sentir.

La crise religieuse, en effet, gronde : la société ne supporte plus la corruption du clergé qui s'est fragilisé en acceptant le principe de la vente des sacrements et des charges ecclésiastiques.

En 1511 c'est le compatriote de Bosch, Érasme, qui se fait bouffon pour dénoncer cette « nef des fous » dans laquelle sont ballotés les hommes : « Je parle en fou sachant bien que c’est le privilège des fous de proclamer seuls la vérité sans choquer » (Éloge de la folie).

Au vu du nombre de scènes aberrantes qui peuplent les œuvres de Bosch, on peut dire que le peintre, à sa manière, a lui aussi témoigné du malaise et des questions sur la nature humaine qui traversaient son époque.

Jérôme Bosch, détails de La Tentation de saint Antoine, 1501, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antigua

Au cœur de la douce Flandre

Bosch a commencé dans la vie avec une chance immense : il est né au cœur de la Flandre. Ce « pays depar-deçà » s'était formé à partir de 1433 lorsque Philippe le Bon, duc de Bourgogne, était devenu comte de Hollande, avant que les manœuvres maladroites de son fils Charles le Téméraire n'entraînent l'explosion de la région.

À l'apogée de cette puissance européenne, les nombreuses industries et le riche commerce portuaire avaient permis à la cour des ducs de se lancer dans le mécénat. Dépensant sans compter, elle aida des artistes comme Jan van Eyck, Hans Memling et Rogier van der Weyden à lancer ce qu'on appellera la Renaissance flamande.

A la tête d'ateliers vite renommés, à Bruges ou Gand, ils commencèrent par développer les principes de la perspective découverte par l'italien Brunelleschi en 1420, pour insérer leurs portraits dans des décors impressionnants de détails qui rendaient hommage à l'environnement prospère où ils vivaient.

Délaissant la détrempe sur toile, ils adoptèrent comme supports des panneaux de bois sur lesquels ils collaient une toile très fine. Mais surtout, à la suite de van Eyck, ils ont amélioré la technique de la peinture à l'huile en liant les pigments non plus avec de l'eau mais avec de l'huile.

Même si Bosch apparaît assez isolé par rapport à ces Primitifs flamands, n'adoptant pas par exemple leur méthode de glacis, cette couche de peinture transparente qui amplifie les couleurs, il profita de cette ambiance de grande créativité qui fit de la région un des berceaux de la jeune Renaissance.

Jérôme Bosch (d'après), L'Escamoteur, vers 1475, Saint-Germain-en-Laye, Musée municipal

Le reflet d'une humanité malade

Jérôme Bosch (d'après), L'Excision de la pierre de folie, vers 1490, Madrid, musée du PradoBosch a surtout connu le succès grâce à ses œuvres allégoriques, très souvent copiées et largement diffusées, que ses acheteurs se plaisaient à accrocher, ce qui a permis de connaître certains tableaux dont les originaux ont disparu.

Reproduite une centaine de fois, L'Escamoteur est un bon exemple de cette vogue des toiles cocasses : un homme se fait duper par les boniments d’un escroc pendant qu'un complice lui vole sa bourse. 

Nous sommes ici devant l'illustration d'une l'illusion à laquelle succombent des représentants de toutes les couches de l'humanité.

Celle-ci n'est, notons-le, guère à son avantage. Elle est figurée par des personnages caricaturaux dont les visages ne reflètent guère l'intelligence...

Jérôme Bosch, L'Orgueil, détail des Sept péchés capitaux, vers 1500, Madrid, musée du PradoLa bêtise est d'ailleurs un des sujets de prédilection du pinceau satirique de notre peintre qui rappelle ci-dessus, dans L'Excision de la pierre de folie, qu'on n'en guérit pas : qu'avait imaginé le personnage central nommé Lubbert Das (« Blaireau berné ») en faisant confiance à ce groupe de faux médecins ?

Ces épisodes profanes trouvent un écho dans le plateau de table intitulé Les Sept péchés capitaux qui dépeint d’innombrables scènes de genre présentant avec humour les dangers qui guettent les croyants.

Bosch s'amuse, reprenant une vieille tradition médiévale, mais son regard est très pessimiste et, avant tout, empreint d’une valeur morale, voire religieuse.

Des fous sont dans un bateau…

Jérôme Bosch, La Nef des fous, vers 1500, Paris, musée du LouvrePubliée en 1494, La Nef des fous est le premier grand succès de la littérature allemande. Addiction au jeu, cupidité, mendicité, adultère... Sebastian Brant y fait la satire grinçante des vices de sa société et annonce L'Éloge de la folie d'Érasme. « Partout, en tous lieux, on trouve maintenant des livres de piété : les doctrines des Pères de l’Église, des Bibles, et tant d’autres livres semblables que je m’étonne de ne voir personne devenir meilleur. Au contraire, on méprise les Écritures et la Doctrine. Le monde demeure dans une nuit profonde et persiste, aveuglé, dans le péché. Les rues sont remplies de fous. Ils mènent leur folie partout mais ne veulent pas qu’on le dise.
C’est pourquoi j’ai étudié le projet d’équiper pour eux les nefs des fous ! Des fous et des insensés j’ai ici fait le portrait. Et celui qui méprise le texte, ou ne saurait le lire, peut se reconnaître dans les images. Il verra à quoi il ressemble, qui il est en réalité et ce qu’il devrait corriger en lui.
C’est le Miroir des Fous dans lequel chacun peut se reconnaître. Celui qui s’y mire convenablement comprendra qu’il aurait tort de se prendre pour un sage, car il verra son vrai visage. Nuln’est sans défaut ou peut dire avec assurance : « Je suis un sage et sans folie ! » Celui qui reconnaît sa folie s’en libérera facilement, mais celui qui se vante d’être toujours sensé, est un fou – mon compère. Il gardera une profonde rancune contre moi s’il rejette ce livret.
Ici on ne lésine pas sur les fous. Chacun y trouve son portrait, chacun avec sa particularité et aussi, pourquoi il y a tant d’insensés.
Ici sont mis en balance – la valeur de la sagesse et l’état lamentable de l’insensé »
(Sebastian Brant, La Nef des fous, 1494).

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado

L'originalité derrière la banalité

Homme de son temps, Bosch a en effet consacré une large part de son œuvre aux thèmes religieux. Le spectateur se devait de ressentir admiration ou compassion pour les personnages qui lui étaient présentés, obligeant l'artiste à détailler les visages et à développer le réalisme pour permettre l'identification et inciter à la prière.

Jérôme Bosch, détail du Triptyque de l'Adoration des Mages, le donateur et saint Pierre, 1495, Madrid, musée du Prado.Outils de dialogue direct avec le croyant, les grands triptyques des retables peints par Bosch reprennent des thèmes habituels de l'Ancien Testament.

C'est le cas de L'Adoration des Mages (aussi appelée Épiphanie de Madrid, 1495) qui représente de façon traditionnelle la scène de l'hommage rendu par les Rois Mages à l'enfant Jésus, sous les yeux des donateurs de l'œuvre et de leurs saints patrons.

L'épisode, représenté mille fois, n'attirerait pas l'œil sans ces détails qui font l'originalité de la Renaissance flamande : la douceur du paysage, la beauté de la ville imaginaire au fond ou encore les détails des costumes précieux, particulièrement appréciés par les riches marchands commanditaires.

Il faut aussi observer le spectacle des arrière-plans mettant en scène des paysans en goguette mais aussi saint Joseph assis sur un panier, nettoyant les langes de son nouveau-né...

Au-delà de la perfection du dessin et de l'emploi des couleurs, c'est cette profusion et cette fantaisie, mélangeant allégrement Histoire sainte et vie quotidienne de l'époque, qui participent au charme de ses tableaux.

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado

La mise à l'épreuve

Mais Bosch aime l'ambiguïté : en examinant d'un peu plus près l'œuvre, on se rend compte que la scène est loin d'être paisible. Deux troupes de cavaliers s'apprêtent à en découdre, un homme est dévoré par un loup, des personnages énigmatiques, parmi lesquels se cacherait l'Antéchrist, se font voyeurs depuis l'intérieur de l’étable... Le danger et les mauvais augures sont partout !

Jérôme Bosch, La Tentation de saint Antoine, vers 1500, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas cityEn cernant ainsi les personnages sacrés par des menaces, Bosch nous rappelle que c'est la foi même qui est sans cesse mise à l'épreuve.

On retrouve ce thème dans plusieurs de ses représentations de saints : voici Antoine et son cochon succombant au doute et à la mélancolie tandis que Jean l'Évangéliste ne semble pas remarquer le petit démon myope qui s'est assis à ses côtés.

Même au cœur du Paradis, sujet de son célèbre Jardin des délices (1505), le démon rôde, caché sous la forme de créatures étranges et même de la fontaine qui domine les personnages d'Adam et Ève. Cette vision pessimiste se reflète dans le panneau droit de cette œuvre qui donne à voir l'Enfer, nuit apocalyptique peuplée de monstres hybrides s'agitant dans tous les sens.

Son Jugement dernier (1504) n'est pas plus tendre pour ceux qui ont fauté, soumis par les démons à de belles séances de tortures, toutes plus inventives les unes que les autres.

Jérôme Bosch, Saint Jean à Patmos, vers 1490, Berlin, Staatliche Museum.

Quel ravissant spectacle !

Érasme donne ici la parole à la Folie…
« Il est difficile de se figurer quel ravissant spectacle donne aux dieux la fourmilière humaine. Il faut que vous sachiez d’abord que les Olympiens passent à jeun leur matinée à tenir leurs assemblées, souvent fort bruyantes. C’est alors qu’ils écoutent les vœux des mortels. Après le festin, lorsqu’ils ont sablé le nectar, ne se sentant plus en état de s’occuper d’affaires sérieuses, ils vont s’asseoir au plus haut de l’Empyrée, et là, le cou tendu, ils regardent les hommes s’agiter. Quelle plaisante comédie s’offre à leurs regards ! Que de bonnes bouffonneries ! Quelles sirènes ! Que de variétés dans cet essaim de fous ; Je vous en parle savamment, puisque de temps à autre je prends place au milieu du cénacle divin.
L’un se meurt d’amour pour une coquette, et sa flamme malencontreuse s’attise en proportion des froideurs de la belle ; l’autre épouse une dot et non une femme ; ici, un mari vit de la prostitution de son obéissante moitié ; là, un jaloux poursuit la sienne des cent yeux d’Argus. Que de folies dit et tait cet héritier en deuil ![…] Tantôt c’est un glouton qui donne à son ventre tout ce qu’il peut ramasser, au risque de mourir de faim le surlendemain ; tantôt un fainéant qui met tout son bonheur à dormir et à ne rien faire. Par ici, on voit des gens s’occuper, avec le plus grand soin des affaires des autres et négliger les leurs ; par là des prodigues qui empruntent pour payer leurs dettes et se croient riches le jour où ils font banqueroute. Puis c’est un avare qui prend pour le comble de la félicité de vivre comme un gueux à seule fin d’enrichir son héritier ; ensuite un marchand, qui, pour un gain minime et trop souvent incertain, sillonne les mers et met en péril sa vie, quetout l’or du monde ne pourrait racheter »
(Érasme, Éloge de la Folie, 1511).

Jérôme Bosch, Le Chariot de foin, 1501, Madrid, musée du Prado.

Le triomphe inquiétant de l'extravagance

C'est en effet la grande spécialité de Bosch, qui explique que l'on reconnaît ses œuvres au premier coup d'oeil : la présence de créatures étranges se prêtant à des activités mystérieuses, que seul un esprit dérangé a pu enfanter.

Cette hypothèse de la folie du peintre est aujourd'hui abandonnée, tout comme celle de son appartenance à une secte hérétique proche de la doctrine cathare, les Frères et Soeurs du Libre-Esprit. Comment les souverains et religieux auraient-ils accepté des œuvres d'inspiration discutable dans leurs appartements et lieux saints ?

Il faut se rendre à l'évidence et admettre que Bosch avait à sa disposition une imagination sans limite pour représenter le monde dévasté par le péché. Machines volantes, animaux difformes, supplices extravagants... On n'en finit plus de s’émerveiller devant tant d’originalité !

Mais derrière la fantaisie des scènes se cache un avertissement sévère : tout est là pour rappeler à l'observateur ce qui attend l'Humanité si elle s'obstine à sombrer dans le Mal et les plaisirs faciles. Gare à ceux qui s'égarent !

Ils risquent de se retrouver embarqués sur Le Chariot de foin (1510), métaphore des biens terrestres dont chacun veut sa part, oubliant que cet attelage est manié par les créatures de l'Enfer.

Les malheureux deviendront alors pareils à ces figures contrefaites et repoussantes qui entourent le Christ dans Le Portement de croix, ignorant le Sauveur.

Jérôme Bosch, Le Portement de croix, vers 1500, Gand, musée des Beaux-Arts.

Jérôme Bosch, baroque avant l’heure ?

Un siècle en avance, on peut repérer chez Bosch certains des thèmes qui font la richesse du mouvement baroque : goût pour l'imaginaire et l'illusion, le foisonnement et le mouvement mais aussi sentiment d'inquiétude face à la mort et à ses mystères, symbolisés plus tard par les crânes des vanités. En littérature, un poète comme Théophile de Viau traduit bien cette impression de malaise face à la perte de repères :
Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado« Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l'endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J'entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J'ois Charon qui m'appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un boeuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s'accouple d'une ourse,
Sur le haut d'une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.»
(Ode XLIX , 1621)

Du Paradis à l’Enfer

Œuvres de commande, les grands triptyques représentant jugement dernier et jardin des délices n'en reflètent pas moins la conception que Bosch se faisait de l'autre monde.

D'un côté, l'Éden où vivent non seulement Adam et Ève, girafes, éléphants et licornes, mais aussi toute une foule d'hommes et femmes profitant de l'état d'innocence pour s'adonner aux plaisirs.

Jérôme Bosch, Visions de l'au-delà : la montée vers l'empyrée, vers 1500, Venise, Palazzo Grimani.Pour les Élus, ce sera l'ascension vers l'Empyrée, lieu de séjour divin, représenté dans un des panneaux des Visions de l'Au-delà comme l'aboutissement d'un tunnel de lumière. Si certains ont rapproché cette image des témoignages d'expérience de mort imminente, il est plus probable que Bosch se soit inspiré des écrits d'un mystique hollandais.

Ces cercles concentriques représentent l'union extatique avec le divin, union que décrira Dante dans La Divine comédie (1472) : « Une lumière est là-haut, qui rend visible le Créateur à cette créature qui dans savue seule trouve sa paix : elle s’étend en forme de cercle, autant qu’il faudrait pour que du soleil elle fût une trop large ceinture. »

Mais, partant du principe que « beaucoup sont appelés mais peu sont élus » (Évangile selon saint Matthieu, XXII), Bosch consacre l'essentiel de ses représentations eschatologiques à l'Enfer, reprenant les motifs traditionnels du Moyen Âge.

Lié à l’évocation du Jugement dernier, cet Enfer médiéval met en scène, à la gauche du Christ, les damnés voués aux pires châtiments : accueillis par Satan, ils sont vite écartelés, grillés, bouillis, dévorés, chacun recevant le supplice qui correspond à sa faute.

S’inspirant de ces représentations encore très courantes sur les tympans des cathédrales gothiques, Bosch développe l’idée de multitude des tourments en mettant souvent en avant des connotations sexuelles.

Ses réprouvés deviennent les jouets de ballets sans fin où le Diable a légué ses pouvoirs à d’étranges « animaux » cauchemardesques.

Si c’est d’un œil amusé que l’on observe aujourd’hui ces malheureux, il ne faut pas oublier le rôle didactique qui était attribué à ces œuvres : chacun, dans la foule des maudits, devait s’inquiéter d’y trouver son reflet.

La semaine infernale de Judas

Saint Brendan est un moine irlandais qui, selon la légende, serait parti à la recherche du jardin d’Éden. En chemin, il rencontre Judas…
Saint Brendan demanda : « Si ceci est ton repos, quel châtiment souffres-tu donc ? Et où le souffres-tu ? »
Judas répondit : « Dans la montagne que vous avez vue. Là est le diable Léviathan avec ses serviteurs. J’y étais quand il engloutit votre frère. Et l’enfer en eut grande liesse, et il jeta de grandes flammes comme il fait toujours quand il dévore l’âme d’un impie. J’y suis tourmenté avec Hérode et Pilate, Anne et Caïphe. Le lundi, je suis cloué sur la roue, et je tourne comme le vent. Le mardi, je suis étendu sur une herse et chargé de roches : regardez mon corps, comme il est percé. Le mercredi, je bous dans la poix, où je suis devenu noir comme vous voyez ; puis je suis embroché et rôti comme un quartier de viande. Le jeudi, je suis précipité dans un abîme où je gèle, et il n’est pire supplice que ce grand froid. Le vendredi, je suis écorché, salé, et les démons me gavent de cuivre et de plomb fondus. Le samedi, je suis jeté dans une geôle infecte où la puanteur est si grande que mon coeur passerait mes lèvres, sans le cuivre qu’ils m’ont fait boire. Et le dimanche, je suis ici, où je me rafraîchis. Tout à l’heure, les diables vont venir me prendre » (Le Merveilleux voyage de saint Brendan à la recherche du paradis, XIe s.)

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado.

Souvent imité, jamais dépassé

« Fantastiche e cappriciose (fantastique et bizarre) » : c'est ainsi que Giorgio Vasari, dans son recueil Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes italiens (1550), résume l'œuvre de Bosch.

Cet hommage amusé montre que quelques décennies après la mort du peintre, le plus grand historien de l'Art de l'époque n’a pas négligé l’influence du Flamand. Il est vrai que, déjà, les contemporains de Bosch avaient reconnu l'originalité de son art en multipliant copies et tableaux « à la manière de ».

Parmi ses suiveurs, citons le nom de Pieter Bruegel l'Ancien qui reprend le répertoire de son illustre inspirateur pour en assurer la défense face à l'influence italienne.

Au XVIe siècle c'est pourtant un Milanais, Guiseppe Arcimboldo, qui se rapproche le plus de Bosch avec ses portraits stylisés qui ne sont pas sans rappeler certaines métamorphoses animales du Jardin des délices. Cette parenté a d'ailleurs donné lieu à des malentendus, certaines œuvres du maniériste ayant été attribuées à notre peintre dans les inventaires royaux espagnols.

Angoisse et Moyen Âge, voici des thèmes qui ne pouvaient que plaire aux Romantiques comme l'illustrent les terribles cauchemars représentés par Johann Heinrich Füssli ou Francisco Goya.

À l'aube du XXe siècle ce sont les surréalistes qui furent à l’origine de la redécouverte de Bosch avec lequel ils partageaient le goût pour le rêve et l'étrange. Les êtres hybrides de celui qu’André Breton appelait le « visionnaire intégral » deviennent des photomontages chez nos avant-gardistes, la peinture de l'au-delà se transformant en image de l'inconscient.

À la fois précurseur et simple témoin de son temps, « le faiseur de diables » nous a légué une œuvre d’une richesse infinie qui n’est pas prête de dévoiler tous ses secrets !

Jérôme Bosch, détails du Jardin des délices, 1503, Madrid, musée du Prado.

Bibliographie

 Dossier de l'Art n°236 : « Jérôme Bosch, Visions de génie », janvier 2016.
Jean-Claude Frère, Les Primitifs flamands, éd. Terrail, 2001.
Larry Silver, Bosch, éd. Citadelles et Mazenod, 2006.

Une plongée dans le Jardin des délices

Le mystère Jérôme Bosch« Le Mystère Jérôme Bosch » (2016) est un étonnant documentaire de l'Espagnol José Luis Lopez-Linares sur le peintre et son oeuvre la plus célèbre, au Prado (Madrid). La caméra nous fait découvrir en gros plan ce que nous ne pourrions voir par nous-mêmes.

Le triptyque, entre paradis, purgatoire et enfer, nous révèle une multitude d'histoires humaines et c'est une découverte de près d'une heure et demie qui vaut un voyage dans l'espace...


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Une oeuvre, une époque
Publié ou mis à jour le : 2021-10-18 18:41:54

Voir les 6 commentaires sur cet article

Reine Frantz (03-05-2016 12:54:17)

Depuis mon adolescence Jérôme Bosch m'a fascinée voire inquiétée. Grâce à lui,j'ai pu m'aventurer à découvrir les surréalistes et faire travailler mon imaginaire. Merci pour cet article.

Margane (26-03-2016 21:05:13)

Bosch m'a toujours laissé perplexe.il est étonnant qu'il ait fait une telle carrière de son vivant.li est le premier surréaliste apparemment et certainement le côté frustre de cet époque à ali... Lire la suite

josyane (24-03-2016 09:18:33)

Arcimboldo est un peintre du 16eme et non du 17eme siecle

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