Albert Londres s'est fait connaître par un reportage sur le bombardement de la cathédrale de Reims par les Allemands, dans un article du Matin, le 21 septembre 1914 : « C'était la moins abîmée de France. Rien que pour elle on se serait fait catholique... ». Sa notoriété grandit avec ses reportages sur le bagne de Cayenne ou encore les « forçats du Tour de France ». Il a résumé son métier dans la formule : « Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». En 1914, il a qualifié de « bourrage de crâne » la propagande autour de la guerre.
« Un professionnel hors pair qui parcourait le monde […] les mains dans les poches » : cette analyse de Pierre Mac Orlan résume bien la personnalité d'Albert Londres, à la fois intransigeant dans son travail et totalement libre de ses choix. De l'audace, il lui en a fallu pour devenir l'archétype du grand reporter, ce modèle de journaliste dont la méthode et l'humanité suscitent toujours la même admiration.
Dure vie de bohème...
Albert Londres voit le jour à Vichy le 1er novembre 1884, dans le foyer d'un chaudronnier dont le patronyme aurait pour origine le gascon Loundrès.
Le jeune Albert y passe une enfance tranquille qu'il consacre davantage à la rêverie qu'aux études. Ses parents ne se font donc guère d'illusion lorsqu'ils l'envoient poursuivre sa formation à Lyon dans le domaine de la comptabilité.
Préférant de loin les mots aux chiffres, Londres décide rapidement de partir tenter sa chance dans la capitale. Direction Montmartre ! C'est là qu'il commence à rédiger quelques papiers pour le journal Le Salut public tout en travaillant à un premier recueil de vers, Suivant les heures (1904).
Pour cet adepte de la vie de bohème, la Muse a les traits de Marcelle, cette compagne qui lui donne en décembre 1904 une fille baptisée Florise. Mais à peine 11 mois plus tard, la jeune mère décède. Désormais, s'il aimera les femmes, il ne s'attachera plus à aucune.
« On vivait, on mourait, on ressuscitait »
À 22 ans, comprenant que son avenir et celui de sa fille seront plus faciles à assurer avec des articles qu'avec des rimes, Albert Londres se fait embaucher au journal Le Matin. Il va dès lors, pendant 8 ans, hanter les couloirs de la Chambre des députés pour y recueillir les confidences comme chroniqueur.
Le voici qui, le 31 juillet 1914, cherche encore à soutirer quelques informations à Jean Jaurès avant de le laisser aller dîner, ignorant que deux heures plus tard, il sera un des premiers à se pencher sur le corps du leader socialiste assassiné.
Encore quelques semaines et Londres enfile son uniforme de reporter de guerre pour être envoyé sur le front, en Champagne. On le retrouve, à bicyclette, observant le pilonnage de la cathédrale de Reims, catastrophe dont il comprend tout de suite la portée symbolique.
Publié en première page du Matin, l'article a une telle force que son rédacteur en chef lui propose, pour la première fois, de signer son texte. C'est la consécration ! Suivront 110 articles réunis dans un recueil dont le titre résume la ligne de conduite qui sera toujours la sienne : Contre le bourrage de crâne.
Le monde du journalisme a très vite reconnu les qualités de reporter d'Albert Londres, à l'exemple d'Édouard Helsey qui dit son émotion à la lecture du premier article sur Reims : « Tous les frémissements d'une sensibilité blessée, maîtresse d'elle-même, vibraient avec la plus touchante pudeur, sous le voile de cette prose limpide, exacte, dépouillée ».
Quelques jours plus tard, Londres entre dans la cathédrale :
« Ce n’est plus elle, ce n’est que son apparence.
C’est un soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa silhouette toujours haute, mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous montrerait sa poitrine déchirée.
Les pierres se détachent d’elle. Une maladie la désagrège. Une horrible main l’a écorchée vive.
Les photographies ne vous diront pas son état. Les photographies ne donnent pas le teint du mort. Vous ne pourrez réellement pleurer que devant elle, quand vous y viendrez en pèlerinage. […]. Le canon, qui tonnait comme de coutume, ne nous émotionnait plus. L’édifice nous parlait plus fort. Le canon se taira. Son bruit, un jour ne sera même plus un écho dans l’oreille, tandis qu’au long des temps, en pleine paix et en pleine reconnaissance, la cathédrale criera toujours le crime du haut de ses tours décharnées » (Le Matin, 29 septembre 1914).
Le « flâneur salarié »
Albert Londres est lancé, et il ne va plus s'arrêter : il repart sur le front, toujours au plus près de l'action et des hommes.
Après les Flandres, il se rend dans les Dardanelles puis, la paix revenue, du côté de la Russie où il veut observer les conséquences de la révolution bolchévique. Cela ne lui suffit pas : parce que désormais il peut se permettre de choisir ses employeurs et ses sujets, il est comme pris d'une boulimie de curiosité.
Entre 1919 et 1922, il passe les frontières de 24 pays ! Ainsi, on le retrouve en 1922 au Japon puis en Chine où il sent venir l'heure des grands changements : « L'empire du Milieu est en ruine. Ne longez pas les murs, les tuiles tombent ».
Après un retour par une Indochine coloniale de carte postale et par les Indes britanniques où il discute avec Gandhi de l'avenir du pays, il part En auto à travers la Ruhr (1923). Il y rencontre des ouvriers allemands en grève dont il relaie les critiques contre une occupation française trop dure.
C'en est trop pour la direction de son journal, Le Quotidien, qui le convoque pour lui rappeler qu'il a une ligne éditoriale à respecter. La réponse est entrée dans la légende : « Un reporter, monsieur, ne connaît qu'une ligne : celle du chemin de fer ». Il est immédiatement congédié.
« La responsabilité est sur nous »
Enfin libre ! Il en profite pour se rendre en Guyane à la rencontre des bagnards afin de rappeler le sort de ces hommes oubliés.
Ce sont 42 d'entre eux qu'il va écouter, mais aussi des gardiens et des fonctionnaires du cru. Il ne s'agit pas de juger les prisonniers mais l'administration qui gère cette « usine à malheurs » déshumanisante.
À son retour, sa lettre ouverte au ministre des Colonies est un coup de tonnerre qui entraîne le remplacement du gouverneur de Guyane et, dans les années qui suivent, l'assouplissement des conditions de détention des forçats.
Londres ne s'arrête pas en si bon chemin et, fort d'une belle réputation de poil à gratter, enchaîne les reportages gênants consacrés aux lieux d'exclusion, que ce soit les pénitenciers militaires d'Afrique du Nord (1924) ou les asiles (1925) dont « les trois quarts […] sont préhistoriques ».
Pour y entrer, il décide de se faire passer pour fou. C'est un échec : « Il faudra trouver un autre truc. Le mieux sera, je crois, de faire un peu moins le fou et un peu plus le journaliste » (Chez les fous, 1925).
Au plus près des fantômes
Est-ce pour faire une pause dans cette vie à 100 à l'heure qu'il choisit, à l'été 1924, de suivre le rythme plus tranquille des vélos du Tour de France ? En fait, c'est un autre type de galériens que rencontre notre journaliste sur ce « Tour de souffrance ».
Pour lui qui n'a jamais fait le moindre sport, ils sont des « martyrs », des « fantômes » et même des « forçats de la route », même si cette expression d’Antoine Blondin lui a été attribuée à tort.
Les prostituées françaises d'Argentine, elles aussi, sont pour lui dignes d'une enquête minutieuse visant à révéler leurs conditions de vie, dépeintes dans son livre à succès Le Chemin de Buenos Aires (1927).
L'année suivante c'est au tour de l'Afrique francophone de l'accueillir : en train, en pirogue ou en chaise à porteurs, armé cette fois d'un appareil photo, il y découvre le projet du chemin de fer Congo-Océan, chantier sur lequel le taux de mortalité des ouvriers noirs dépasse les 20 % : « Au siècle de l'automobile, un continent se dépeuple parce qu'il en coûte moins cher de se servir d'hommes que de machines ! Ce n'est plus de l'économie, c'est de la stupidité » (Terre d'ébène).
Sans remettre en cause les principes de la colonisation, Londres en montre les excès et les silences qui les entourent, convaincu que « ce n'est pas en cachant ses plaies qu'on les guérit » (Terre d'ébène). De nouveau, l'opinion réagit et le gouvernement lance une mission d'enquête. Il est temps de repartir.
À l'occasion de la parution de Terre d'ébène, Albert Londres se retrouve en proie à de violentes attaques de la part des adeptes de la colonisation :
« On m’a […] appris, à l’occasion de ce voyage en Afrique Noire, différentes autres choses : que j’étais un métis, un juif, un menteur, un saltimbanque, un bonhomme pas plus haut qu’une pomme, une canaille, un contempteur de l’œuvre française, un grippe-sou, un ramasseur de mégots, un petit persifleur, un voyou, un douteux agent d’affaires, un dingo, un ingrat, un vil feuilletoniste. Et quant au seul homme qui m’ait appelé maître, il désirait m’annoncer que j’étais plutôt chanteur qu’écrivain.
Tout ce qui porte un flambeau dans les journaux coloniaux est venu me chauffer la plante des pieds. [...]
Les chevaliers attitrés de la colonisation ont besoin de promener un cadavre sous les yeux du peuple de France [...]. Ce cadavre est choisi. Horreur ! c’est le mien !
Je m’en irai, ainsi, au gré du flot berceur, mon pauvre cher petit corps ligoté sur une planche de liège, la main droite coupée, coupable d’avoir écrit, les pieds carbonisés et mon dernier chapitre (auparavant, sous la menace, j’aurai dévoré tous les autres), fleurissant entre mes dents comme une fleur vénéneuse » (avant-propos de Terre d'ébène, 1929).
Le naufrage
Après avoir accumulé comme à son habitude une solide documentation, Londres part à la rencontre de la communauté juive pour mieux cerner la question du sionisme, de l'Europe centrale jusqu'à Jérusalem (Le Juif errant est arrivé, 1930).
Toujours soucieux d'aller au plus près des réalités, le bourlingueur envisage ensuite d'entrer clandestinement à la Mecque mais, ne pouvant faire aboutir son projet, se rabat sur l'exploitation des pêcheurs de perles de la mer Rouge (Pêcheurs de perles, 1931).
Mais c'est une autre région qui continue à l'attirer : la Chine, dont il veut comprendre les secousses. Arrivé à Shanghai en janvier 1932, il multiplie les observations avant de rembarquer subitement pour la France en avril. « Quelle enquête je rapporte ! Énorme ! C'est de la dynamite ! » confit-il alors à un ami. Mais de cette enquête, on ne saura jamais rien : son navire, le Georges-Philippar, est victime d'un incendie au large d'Aden, la nuit du 16 mai 1932.
A-t-on voulu faire taire à jamais le journaliste ? Qu'avait-il découvert ? Les rumeurs n'ont pas manqué de parler d'assassinat, même si la thèse du simple court-circuit semble aujourd'hui la plus solide. Ce serait donc un simple problème technique qui aurait mis fin, à 47 ans, à la carrière d'un journaliste devenu une légende pour sa profession.
« Prince des reporters »
Albert Londres, c'est d'abord une silhouette : « Ainsi allait-il de par le monde, de son pas dansant, le pied guêtré ; le chapeau sur l'oreille, l'œil aux aguets, la barbe au vent » (Henri Béraud). Ajoutons-y une valise en peau de porc toujours bouclée et une fascination pour « l'attrait diabolique d'un simple et rectangulaire billet de train » et nous aurons le portrait d'un voyageur impénitent.
Mais Albert Londres n'est pas qu'un insatiable curieux ; s'il part, c'est pour témoigner :
« Rentré en France, j’en étais là de mon récit quand, au début d’un beau soir, un ami poussa ma porte et me jeta : « On tue tes Juifs à Jérusalem ! » / Je bondis hors de mon encrier […] j’envoyai promener mon porte-plume. Je pris mon chapeau, le train, puis le bateau. Je repartis pour la Terre Promise. » (Le Juif errant est arrivé, 1930).
C'est ainsi que partout, de grands hôtels en bouis-bouis, il a promené sa fausse nonchalance, sa subjectivité assumée et son style à la fois poétique et dépouillé qui savait trouver le mot juste.
À une époque où la presse populaire explosait, ce mélange de redresseur de torts et de Tintin avant l'heure proposait un nouveau style de journalisme, privilégiant les enquêtes de terrain pour mieux dénoncer les injustices.
Réactivité, documentation, immersion : sa méthode est toujours célébrée de nos jours à travers la remise annuelle du prix Albert-Londres, voulu par sa fille Florise. C'est l’occasion de rappeler sa conviction : « Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire tort. Il est de dire la vérité »
Bibliographie
Pierre Assouline, Albert Londres, Vie et mort d'un grand reporter, 1884-1932, éd. Gallimard, 1990,
Benoît Heimermann, Albert Londres, La Plume et la plaie, éd. Paulsen, 2020.
Vos réactions à cet article
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Erik Creemer (05-11-2023 11:41:55)
Il nous faut des hommes et des femmes courageux, avac une âme et une responsabilité!
Poil à gratter (26-05-2023 10:07:47)
Un journaliste comme on aimerait en voir plus souvent. « Notre métier est de dire la vérité ». Mais aujourd'hui comme hier, pour parodier Diogène, « Je cherche un journaliste ! »
Gabach (25-05-2022 05:54:08)
Certains journalistes "aux ordres "devraient s'inspirer du professionnalisme d'Albert Londres !