13 janvier 2018 : encore un film sur Churchill !... Suite à des réactions stupéfiantes ici et là, je me suis résigné à aller voir Les Heures sombres (note). Bien m'en a pris car j'y ai vu avant tout un film sur la démocratie, « 100% British » comme Churchill et la démocratie elle-même.
Pour apprécier les rapports entre le film de Joe Wright et la réalité historique, je vous invite à lire les piquantes impressions de François Kersaudy, dont la biographie de Churchill fait référence en France...
Les Heures sombres raconte les deux semaines de mai 1940 durant lesquelles l'Angleterre, tétanisée par l'offensive éclair de la Wehrmacht en Belgique et en France, a balancé entre la résignation et la résistance.
Quand tout semble perdu, faut-il faire la paix avec le diable pour sauver ce qui peut l'être et épargner des vies humaines ou résister envers et contre tout avec le risque de tout perdre ? That is the question...
Le film débute par une séance aux Communes, pleine de tensions et de murmures (9 mai 1940). Il se termine de la même façon, à la différence près que les députés, enfin convaincus par le verbe churchillien, sortent de leur réserve et déchirent l'air de leur enthousiasme et de leurs cris (4 juin 1940). Lord Halifax, porte-parole du clan pacifiste, se résigne à sa défaite avec ce mot à propos de son adversaire : « Il a mobilisé la langue anglaise ».
La Chambre des Communes, malgré son aspect austère et la tenue sombre des députés - tous des hommes évidemment -, prend dans le film l'aspect d'un champ de bataille. Il y a plus de tension, de violence et de suspense à la Chambre, dans les couloirs de Westminster, au palais de Buckingham et dans les sous-sols cafardeux où se réunit le Cabinet de Guerre que dans bien des films de guerre conventionnels.
Les Heures sombres est ainsi à l'exact opposé de Dunkerque, un film hollywoodien qui traite du même drame, la déroute de mai 1940, en le réduisant à un jeu vidéo (sur une plage, on est traqué par un adversaire invisible et l'on doit s'en sortir en jouant des coudes et des jambes)...
Il est aussi à l'exact opposé du Prix Goncourt 2017, L'Ordre du jour, que j'ai éreinté la semaine dernière et qui m'a valu d'être moi-même éreinté par de nombreux lecteurs et Amis d'Herodote.net !
Le film anglais et le livre français expriment deux approches de l'Histoire et plus gravement aussi de la démocratie. L'Ordre du jour réduit l'Histoire à une lutte entre le Bien et le Mal en pratiquant l'anachronisme, qui est non seulement le péché mortel de l'historien mais aussi un obstacle rédhibitoire à la compréhension du monde pour tout homme de bonne volonté.
Les Heures sombres, tout au contraire, nous replonge dans le passé et s'applique à montrer la complexité des enjeux et des choix pour les contemporains de cette époque. À la moitié du film, une fois qu'ont été exposés les convictions et les doutes des uns et des autres, le spectateur lui-même s'interroge sur le bon choix : résister comme Churchill ou négocier comme Halifax ! Il est vrai que l'un et l'autre ne manquent pas d'arguments.
Qu'auriez-vous fait à leur place ?
Churchill, exclu des responsabilités pendant les années 1930, est détesté de tous pour ses échecs à répétition dans les Dardanelles (1915), à la tête du ministère de l'Économie (1925) ou encore à Narvik (1940) et ses erreurs de diagnostic concernant le divorce du roi Édouard VIII ou encore Gandhi et l'émancipation des Indes.
Mais voilà, il a l'âme d'un guerrier malgré son âge (65 ans), son goût immodéré pour les alcools forts et ses accès de dépression (ses « black dogs » comme il les appelle). En cette heure désespérée qui voit l'Europe toute entière tomber sous la férule nazie et l'Angleterre elle-même menacée d'être envahie d'un jour à l'autre, il apparaît comme le seul homme politique qui puisse encore oser faire la guerre.
Lord Edward, 1er comte de Halifax (59 ans), appartient comme Churchill au parti conservateur, majoritaire aux Communes. Lui-même siège à la Chambre des Lords. Vice-roi des Indes de 1925 à 1931, il a ouvert le dialogue avec les nationalistes indiens. En février 1938, il a remplacé Anthony Eden au Foreign Office.
Diplomate brillant, il a appuyé de tous ses talents le Premier ministre Neville Chamberlain dans ses tentatives de maintenir la paix européenne. Ainsi a-t-il concouru aux accords de Munich de 1938. Homme de paix, il constate en mai 1940 la déconfiture des armées alliées. Hitler triomphe sur tout le Continent et de son point de vue, le mieux à faire est de sauver ce qui peut l'être avant que l'Angleterre, privée d'armée, ne soit à son tour envahie : il s'agirait de négocier un compromis en laissant à Hitler la possession du continent européen et en garantissant au Royaume-Uni son intégrité, ses colonies, la Royal Navy et l'empire des mers.
Le chef du parti conservateur Neville Chamberlain (70 ans) a remis sa démission au roi dès le 10 mai 1940, prenant acte de l'échec de sa politique d'apaisement. Loyalement, il a suggéré Churchill pour le remplacer au 10 Downing Street, voyant en lui le seul homme capable de conduire la guerre.
Le roi George VI (44 ans) se range contraint et forcé à l'avis de Chamberlain et appelle Churchill à présider le gouvernement. Ami personnel de Lord Halifax et désireux comme lui de préserver avant tout la vie de ses concitoyens et l'indépendance de son pays, il ne cache pas son antipathie au nouveau Premier ministre.
Après le 10 mai et la formation du nouveau gouvernement, à mesure que prend forme la déroute, Chamberlain se rapproche de Halifax et envisage une motion de censure qui ferait tomber Churchill et mènerait Halifax au pouvoir en vue de conduire les négociations de paix. Le 25 mai, dans le sous-sol où se réunit le Cabinet de Guerre, Halifax obtient l'autorisation de sonder l'ambassadeur de Mussolini, Giuseppe Bastianini, sur d'éventuelles négociations avec Hitler.
Deux jours après, il met sa démission dans la balance. Le 28 mai 1940, pour sauver le gouvernement, le Cabinet décide de rédiger une demande de médiation officielle au gouvernement italien.
Rien sur la contribution de Hitler à la victoire de Churchill !
Sur le dénouement, le film reste toutefois ambigu.
Il nous raconte que Churchill, déprimé par l'accumulation des mauvaises nouvelles et prêt à jeter l'éponge, aurait repris confiance en lui après une virée dans le métro au contact du peuple anglais. Cette virée est irréelle et qui plus est en contradiction avec la logique du récit qui prête à Churchill une détermination sans faille.
Dans les faits, le dilemme négociation/résistance s'est dénoué le 24 mai 1940, quand le Führer a ordonné à ses troupes de stopper leur course à la mer ! Curieusement, Les Heures sombres ne dit pas un mot de cette décision proprement incroyable de Hitler.
Les historiens l'expliquent soit par le fait que les chefs militaires allemands craignaient une contre-offensive alliée similaire à celle de 1914 sur la Marne, soit par l'espoir de hâter les négociations de paix avec l'Angleterre, pays pour lequel Hitler conservait une grande admiration.
Peut-être a-t-il souhaité peser en faveur de Halifax dans le bras de fer politique qui se jouait à Westminster ? Dans ce cas, il aurait bien mal joué puisque l'arrêt de ses troupes a permis le rapatriement de l'armée anglaise sur les plages de Dunkerque et validé l'option churchillienne de la résistance à tout prix. Incompétent sur la question, j'attends la réponse d'un historien...
Toujours est-il que le 4 juin 1940, à Westminster, c'est au moins avec la satisfaction d'avoir sauvé 300 000 hommes et évité le pire - l'invasion imminente - que Churchill peut se faire acclamer par les députés : « Nous combattrons sur les plages, nous combattrons sur les terrains d'atterrissage, nous combattrons dans les champs et dans les rues, nous combattrons dans les montagnes ; nous ne nous rendrons jamais ». Halifax, défait, sera exfiltré comme ambassadeur à Washington et remplacé par Anthony Eden aux Affaires étrangères. Une autre histoire commence.
Reste à se demander ce qui se serait passé si l'évacuation de Dunkerque avait échoué : dans la confusion du moment, Halifax aurait-il renversé le gouvernement et négocié la paix ? Possible.
Là où le film Les Heures sombres prend toute sa dimension, c'est dans l'évolution des acteurs et du roi en premier lieu. Le roi George VI (l'ex-« roi-bègue » ) écoute les uns et les autres et finit au fil des semaines par se ranger dans le camp de Churchill en lui apportant un soutien franc et sans équivoque. Ainsi va la démocratie de l'autre côté du Channel : on débat avec violence, on s'étripe - même en public - mais on s'écoute aussi et l'on ne rougit pas de changer de camp quand l'intérêt supérieur de la nation l'exige.
Sur l'état d'esprit de Churchill en mai 1940, on peut lire avec profit l'entretien de François Kersaudy avec Marie-Noëlle Tranchant (Le Figaro, 2 janvier 2017).
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Voir les 7 commentaires sur cet article
Alain MOUSSAT (29-01-2018 11:23:03)
Sur la décision de Hitler, j'avais entendu Jay Winter l'an dernier à l'Historial de Péronne évoquer la même hypothèse que vous et y ajouter celle de ménager des populations du nord ayant vocati... Lire la suite
Patrice (15-01-2018 11:48:30)
Merci Monsieur André Larané pour votre pertinente analyse du film "Les Heures sombres". Peu importe les détails historiques quelque peu romancés, le récit est poignant et l'atmosphère glauque et... Lire la suite
Anonyme (15-01-2018 01:45:58)
Vous avez peut-être été critiqué pour votre éreintement du dernier Goncourt mais vous y avez gagné mon abonnement…