Les étrennes m'ont valu de lire, deux mois après l'événement, le Prix Goncourt 2017, L'Ordre du Jour, par Éric Vuillard (Actes Sud, 16 euros). C'est une digression d'à peine 150 pages qui entremêle une demi-douzaine d'événements importants et secondaires de l'histoire du nazisme...
Cela commence avec la réunion de 24 industriels allemands, le 20 février 1933, peu après l'incendie du Reichstag et la conquête brutale du pouvoir par Hitler.
Ces industriels sont sommés par Goering de financer la campagne du parti en vue des élections du 5 mars 1933.
Nous avons droit aussi à l'entrevue de Hitler et du malheureux chancelier autrichien Schuschnigg le 12 février 1938, à Berchtesgaden, un mois avant l'annexion de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss).
L'auteur évoque d'une façon qui se veut factuelle et non romancée l'entrée des troupes allemandes en Autriche. Il rappelle au même moment un dîner officiel à Londres, par lequel l'ambassadeur allemand Ribbentrop, promu ministre des Affaires étrangères, fait ses adieux au Premier ministre britannique Chamberlain. Il ne manque pas d'évoquer enfin le tribunal de Nuremberg.
Autant d'événements à l'étude desquels des centaines d'historiens ont consacré leur vie sans pour autant en avoir fait le tour...
Éric Vuillard ne partage ni leurs scrupules ni leur humilité. Il a vite fait de brosser cette Histoire en quelques mots bien sentis et s'afflige de l'aveuglement des contemporains face à la montée du nazisme : « Personne ne pouvait ignorer les projets des nazis, leurs intentions brutales. L'incendie du Reichstag, le 27 février 1933, l'ouverture de Dachau, la même année, la stérilisation des malades mentaux, la même année, la Nuit des longs couteaux, l'année suivante, les lois sur la sauvegarde du sang et de l'honneur allemand, le recensement des caractéristiques raciales, en 1935 ; cela faisait vraiment beaucoup ».
Tant d'à-peu-près en si peu de mots laisse pantois. On ne sait s'il faut pleurer l'inculture de l'auteur ou l'aveuglement des jurés qui l'ont primé (note).
Accusations hors contexte
C'est que l'énumération ci-dessus n'a rien de signifiant dans le contexte des années 1933-1935. « Ne nous trompons pas de perspective : les nazis de 1933 ou de 1935 ne sont pas ceux de 1941, 1943 ou de 1945 » rappelle l’historien Johann Chapoutot (note).
L'incendie du Reichstag, Dachau et la Nuit des longs couteaux sont des péripéties dans la formation d'un pouvoir dictatorial comme l'Europe de l'entre-deux-guerres en connaissait déjà beaucoup. Quant à la stérilisation forcée des malades mentaux, elle avait été instaurée en 1922 par les sociaux-démocrates suédois sans que personne y trouvât à redire.
Les lois antisémites et raciales de 1935 s'inscrivaient aussi dans une pensée dont les Européens étaient alors coutumiers et il était impossible de présumer qu'elles déboucheraient sur la Shoah. Personne, y compris parmi les juifs allemands, n'imaginait alors jusqu'où irait l'antisémitisme nazi.
Rappelons enfin que la plupart des démocrates européens étaient surtout pénétrés d'horreur dans ces années-là par l'URSS de Staline, engagée dans la répression massive de tous ses opposants supposés et dans l'extermination des paysans ukrainiens.
Faute de recul, ils étaient bien en peine de discerner qui était le plus à haïr de Hitler ou de Staline. Et pour la plupart d'entre eux, les envolées bellicistes de Hitler s'apparentaient à celles de Mussolini et de ses épigones ; avant 1936, ils n'y voyaient pas une véritable menace pour la paix. Il serait donc présomptueux de leur reprocher leur aveuglement.
Quatre-vingts ans après, Éric Vuillard n'a pas d'hésitations. Sa vérité est d'une simplicité non pas biblique mais marxo-lénino-mao-gauchiste ou quelque chose d'approchant : le grand capitalisme est à la racine du nazisme comme de tous les « fascismes » et sans doute aussi de tous les malheurs du monde.
Les grands patrons ne sont pas coupables de tout
La réalité est infiniment plus nuancée. Certes, on peut penser que nombre de grands patrons dans le monde manifestent une cupidité et un cynisme qui dépassent l'entendement. Mais la plupart des tragédies du XXe siècle ne leur doivent rien, qu'il s'agisse des deux guerres mondiales et d'Hiroshima, du goulag et de la Shoah, des horreurs commises par les Japonais en Chine ou par les communistes chinois eux-mêmes, de la guerre des Cristeros au Mexique, des génocides arménien, cambodgien et rwandais etc.
Vis-à-vis des régimes politiques quels qu'ils soient, les capitalistes du monde entier ont une approche pragmatique et généralement conservatrice. Contrairement à un lieu commun qui remonte à Anatole France (« On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels »), lesdits industriels savent que toute guerre ou révolution leur est préjudiciable car elle se solde toujours par un renversement de l'ordre établi au détriment des anciennes élites.
L'économiste Thomas Picketty rappelle ainsi dans son essai Le Capital du XXIe siècle que les périodes de guerres et de révolutions laminent les grandes fortunes tandis que les périodes de paix les accroissent au détriment des classes laborieuses ! C'est peut-être immoral mais hélas vérifié.
C'est pourquoi les patrons allemands, à part quelques personnalités atypiques, se sont tenus à l'écart du parti nazi aussi longtemps qu'il était dans l'opposition. À partir du moment où il a pris le pouvoir, ils ont choisi de s'en accommoder d'autant plus aisément que, comme beaucoup d'Allemands et d'Occidentaux, ils le voyaient comme un rempart face à la menace de subversion communiste.
De l'anachronisme au complotisme
Glissons sur les contre-vérités que distille Éric Vuillard (on parlerait aujourd'hui de fake-news) : ainsi n'est-il pas vrai comme il l'affirme à propos de l'Anschluss que « les Autrichiens attendirent l’arrivée des nazis fébrilement, dans une allégresse indécente ». Loin de là puisqu'on ne compta pas à ce moment à Vienne les suicides, les exécutions sommaires et les arrestations préventives.
Plus gravement, l'auteur pratique l'anachronisme quand il s'indigne que les dirigeants des démocraties n'aient pas arrêté Hitler quand il en était encore temps. L'anachronisme est non seulement le péché mortel de l'historien mais aussi un obstacle rédhibitoire à la compréhension du monde. Hélas, c'est peut-être lui qui a fait le succès de L'Ordre du jour et d'Éric Vuillard en France et auprès du jury du Goncourt car, dans notre pays, comme aux États-Unis, il est devenu tristement banal de faire de l'Histoire hors contexte et de traîner en jugement les acteurs du passé au prétexte qu'ils n'auraient pas agi ou pensé selon nos principes de l'heure. On l'a vu avec le général Lee comme avec Bonaparte, Colbert, Ferry et même maintenant, à ma grande stupéfaction, Wilson.
Pour éviter ce travers, il nous faudrait faire nous-mêmes oeuvre de romancier et nous mettre à la place de ces dirigeants. Ainsi imaginons que les chefs de gouvernement français, Laval en 1935 ou Blum en 1936, aient dit à leurs concitoyens : on va mobiliser à titre préventif et prendre le risque d'une nouvelle guerre pour empêcher Hitler de rétablir le service militaire ou de récupérer la rive gauche du Rhin ! Aucun doute : ils auraient été aussitôt chassés du pouvoir (note).
Éric Vuillard n'en a cure. Il réduit l'Histoire à des réunions plus ou moins confidentielles entre puissants de ce monde, à Berlin, Londres, Berchtesgaden... Les citoyens en sont absents sauf pour applaudir à Vienne le triomphe des nazis. Osons le dire : c'est une forme de complotisme aux antipodes d'une conception démocratique de la politique. À cette conception sont encore attachés nos cousins anglais. Ils en font la preuve avec Les Heures sombres. Ce film raconte l'accession au pouvoir de Churchill en mai 1940. Il ne présente pas la politique comme une lutte entre le Bien et le Mal mais comme la recherche du moindre mal par des hommes de bonne volonté qui ignorent l'avenir et doivent se fier à leur instinct pour décider par exemple soit de résister à Hitler au risque de tout perdre, soit de négocier pour sauver ce qui peut l'être.
Soit dit entre nous, est-ce tout à fait un hasard si les Anglais, adeptes des débats démocratiques francs, vigoureux et sans tabou, semblent par ailleurs immunisés contre le complotisme et la tentation de réécrire l'Histoire ? Ce n'est pas eux qui renonceraient à commémorer Waterloo ou déboulonneraient les statues de Churchill au prétexte qu'il a médit de Gandhi et bombardé les villes allemandes...
Dilettante
Dans L'Ordre du jour, Éric Vuillard a soin de rappeler plusieurs fois la date de l'incendie du Reichstag mais sa connaissance du sujet s'arrête là et son opuscule ne renvoie à aucune bibliographie ou référence sérieuse. Les seules sources auxquelles il se réfère sont des films de propagande ou des photos de presse. La psychologique de ses personnages, comme l'ambassadeur Ribbentrop ou le chancelier autrichien Schussnigg, est à peine effleurée ou pas du tout.
Il est vrai que l'écrivain, qui rappelle volontiers être né le 4 mai 1968, pendant les manifestations étudiantes, se présente comme réfractaire aux études et aucun média ne s'est soucié de nous éclairer sur son parcours scolaire. Sa biographie sur le web se résume à trois lignes et ne fait état d'aucun intérêt particulier pour la littérature ou l'histoire, ce qui peut expliquer le manque d'approfondissement de ses analyses.
La vidéo ci-dessous confirme hélas mes préventions. Dans cette vidéo, l'écrivain s'étonne lui-même d'avoir découvert dans les Mémoires de Churchill que l'armée allemande n'était pas opérationnelle en 1938. C'est pourtant une banalité sur laquelle sont d'accord tous les historiens depuis soixante-dix ans.
Plus sérieusement, il réaffirme son approche complotiste par ses propos sur les réunions confidentielles où se retrouvent les puissants de ce monde. Comme si l'opinion publique, les citoyens et même les élus de base n'étaient pour rien dans les choix politiques.
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Brude (29-11-2023 12:04:27)
Article assez étonnant de votre part… un peu reac’. Je comprends en meme temps l’agacement de l’Historien à la lecture du “….cela faisait vraiment beaucoup…”… Ce livre me semble t ... Lire la suite
DEFEBVRE (15-01-2018 11:04:11)
Il se dit aussi que le fait d'avoir une ministre de la culture à la tête des éditions Actes sud ne serait pas étranger à la désignation d'un auteur de cette maison, couronnée pour la deuxième ... Lire la suite
goguin (14-01-2018 21:00:46)
J'ai lu, et apprécié ce bouquin. Déçu de lire ce que le maitre de lecture écrit. Je ne peux pas accepter ce mode de pensée aussi manichéiste. Déçu, triste de ce mode de réagir, vraiment tr... Lire la suite