Ibn Khaldoun (ou Ibn Khaldûn) est sans doute le seul grand penseur de l'Histoire qui ne fut pas européen et indéniablement le plus grand historien du Moyen Âge. Dans son œuvre majeure, Le Livre des exemples, il raconte l'Histoire universelle à partir des écrits de ses prédécesseurs, de ses observations au cours de ses nombreux voyages et de sa propre expérience de l'administration et de la politique. L'introduction, intitulée la Muqaddima (les Prolégomènes en français), expose sa vision de la façon dont naissent et meurent les empires.
Ibn Khaldoun est issu d'une grande famille andalouse d'origine yéménite et chassée d'Espagne par la Reconquête chrétienne. Quand il naît à Tunis en 1332, les Mérinides dominent le Maroc cependant que les Valois accèdent au trône en France. Quelques années plus tard, le Maghreb sera frappé par la Grande Peste tout comme la chrétienté médiévale.
Après une existence active comme conseiller ou ministre des souverains musulmans du Maghreb, Ibn Khaldoun se retire à 45 ans au Caire, où il rédige son œuvre et enseigne. Ne tenant pas en place, il passe par Damas en 1401, peu avant que la ville ne soit assiégée par Tamerlan. Le vieux sage obtiendra alors du redoutable conquérant qu'il épargne la vie des habitants.
Un penseur de la Peste
Ibn Khaldûn (1332-1406) a étonné en son temps. Tant d’insistance sur les mécanismes naturels du pouvoir et si peu sur les insondables décrets de Dieu pouvait heurter un lecteur du XIVe siècle. Mais Ibn Khaldûn nous déroute plus encore qu’il ne surprenait ses premiers lecteurs. Pour une raison simple : nous ne vivons pas, pour le dire dans les termes d’aujourd’hui, le même « régime d’historicité ».
Malgré nos déboires collectifs, nous gardons tous en tête une histoire « progressiste », née de la révolution industrielle et de la Révolution française sa contemporaine, et nous restons intimement convaincus que le monde avec nous, et après nous, continuera d’aller de l’avant.
Ibn Khaldûn naît dans un monde globalement stagnant depuis des siècles, mais que vient frapper brutalement le pire désastre de l’histoire – à part l’extermination des populations américaines par le choc microbien aux XVI-XVIIe siècles -, à savoir la Peste Noire, dont les répliques meurtrières le poursuivront jusqu’à sa mort, au Caire au début du XVe siècle.
Il a 16 ans, en 1348, quand elle atteint Tunis, sa ville natale, y tue son père et les deux tiers de ses maîtres. La population du monde méditerranéen décroît d’un quart au moins avant la fin de sa vie, une soixantaine d’années plus tard. Ibn Khaldûn vieillit et décline avec l’humanité entière. Des villages disparaissent, des routes se perdent, la moitié du Caire est abandonnée à la vie sauvage.
Voilà ce que Ibn Khaldûn écrira à propos de ce fléau : « Et cela jusqu'à la Peste noire qui tomba sur la civilisation en Orient comme en Occident au milieu de notre huitième siècle (XIVème siècle de l'ère chrétienne). Elle rongea les nations, emporta une génération, et enfouit les bienfaits de la civilisation jusqu'à en faire disparaître les traces. Elle frappa les États au moment de leur décrépitude (...) et la terre civilisée se rétrécit avec le nombre des hommes. Elle ruina les capitales et les édifices, effaça les chemins et les signes, vida les campements et les villages, affaiblit les États et les tribus. L'assise du monde en fut changée (...) comme si la voix de l'existence appelait le monde à s'obscurcir et à se rabougrir, et comme s'il s'empressait d'obéir. Dieu est l'héritier de la terre et de ceux qui s'y trouvent. »
Le jeune homme survit et reprend naturellement le rang que les siens tenaient depuis longtemps. Les Banu Khaldûn sont de noble origine yéménite, établis en al-Andalus après la conquête arabe, vers 740. Comme l’expliquera sa théorie, ils y ont d’abord tenu un rôle guerrier, avant de se soumettre au pouvoir des califes omeyyades, puis des souverains berbères qui occupent al-Andalus entre XIe et XIIIe siècles.
Depuis de longues générations, ses ancêtres sont financiers ou juristes, juges ou professeurs. En 1246, à l’approche de la Reconquête chrétienne, les Banu Khaldûn, enracinés à Séville depuis cinq siècles, quittent la ville pour Tunis, où Ibn Khaldûn naît en 1332.
Au Maghreb, les élites andalouses exilées monopolisent la direction des administrations et les fonctions intellectuelles. Dès l’âge de 18 ans, Ibn Khaldûn est appelé à sa cour par le souverain marocain, le plus puissant d’Afrique du nord. Pendant 25 ans, il sert, dans les plus hautes charges, les souverains de Fès, Tlemcen, Constantine, Bougie…
Puis brutalement, en 1375 – il a 43 ans – il se retire dans la solitude d’une petite forteresse arabe des hauts plateaux de l’ouest algérien d’aujourd’hui, où il écrit en quelques mois l’introduction théorique, la Muqaddima, de son Histoire universelle – qui fait encore aujourd’hui sa gloire. Dans le récit qu’il nous a laissé de sa vie, il décrit le tourbillon de pensées qui l’assaille dans sa retraite, et qui lui fait tout comprendre, dit-il.
Gouverner, c’est créer de la richesse
Que comprend-il donc ? D’abord qu’il est inutile de s’acharner à administrer le Maghreb, qui ne peut plus l’être. Les populations traditionnellement clairsemées de ces territoires sont tombées avec la peste à un niveau si bas qu’il leur est impossible d’acquitter l’impôt, de nourrir des villes et de soutenir l’essor d’activités de haute valeur ajoutée, dirions-nous. Il comprend donc que l’État dépend du nombre des hommes, et surtout de leur concentration, que l’autorité publique est précisément en charge de favoriser.
Les sociétés agraires, qu’elles pratiquent l’agriculture ou l’élevage, ignorent pratiquement la croissance économique. Ces sociétés, sans croissance ni épargne, consomment aussitôt la totalité de ce qu’elles produisent. Ibn Khaldûn les nomme « bédouines ». La peste a fait retomber l’essentiel du Maghreb dans cette « bédouinité », qu’il s’agisse des nomades arabes ou des paysans kabyles.
Pour créer de la richesse, il faut au contraire une population capable de payer l’impôt, dont on concentre le produit dans la ville capitale, où cette mobilisation des ressources attire les compétences et leur permet de s’épanouir. De nouveaux métiers, de nouveaux raffinements, naissent de l’expansion de la demande et de la division du travail. Chacun travaille ses outils de bois dans le monde bédouin. Des menuisiers apparaissent dans les bourgs, des charpentiers dans les grandes villes, parfois des ébénistes dans les métropoles.
Les gains de productivité ainsi obtenus enrichissent la ville comme les campagnes qui les nourrissent. Ils profitent à tous, et même à ceux que lèse dans un premier temps le paiement de l’impôt, qui peut apparaître comme un investissement dont le rendement différé est supérieur à la mise. Ce sont ces populations nombreuses, grâce à la protection qu’offre l’État, grâce à l’épargne qu’il permet au-delà de la pure subsistance, qu’Ibn Khaldûn nomme « sédentaires ».
Tout serait pour le mieux si ce processus de « sédentarisation » pouvait être volontaire. Mais il ne l’est pas. L’impôt est l’héritier de la razzia des premières guerres néolithiques, du tribut que le conquérant exige du conquis. Il humilie. Les peuples libres refusent de le payer, et leur résistance enraye le processus sédentaire, le progrès.
C’est ici qu’Ibn Khaldûn se sépare des philosophes des Lumières dont sa pensée est parfois si proche en apparence. Pour les philosophes, dès lors que l’individu a résolu de s’associer avec ses semblables pour mieux vivre, il n’est pas d’obstacle sur le chemin de la réunion des hommes et des forces. Les communautés croissent naturellement du village à la petite ville, et du bourg à la capitale.
C’est une vision erronée, nous dit Ibn Khaldûn. Les communautés naturelles, « tribales », sont fondées sur la valeur décisive de la solidarité. En l’absence d’État, que ces sociétés ignorent, la solidarité est indispensable pour garantir la sécurité physique, la coopération dans le travail, le soutien aux veuves et aux orphelins. Or cette solidarité, spontanée, radicale, indiscutée, ne s’étend qu’à un clan restreint de quelques dizaines ou centaines d’individus.
Si un hasard démographique heureux étend le groupe au-delà de ces dimensions – celles de la « tribu néolithique », disait Claude Lévi-Strauss –, il se scinde pour préserver la force des solidarités de chaque clan. Jamais la croissance démographique de la tribu, d’ailleurs rarement observée sur le temps long, n’aboutit à un rassemblement de populations qui autoriserait la ville, l’essor de l’État et de l’économie sédentaire.
Désarmer
L’État est un processus tout différent : il ne naît pas de la solidarité, mais de la coercition. Il ne peut lever l’impôt dont dépend son existence qu’en désarmant ses sujets. C’est ce désarmement qui caractérise la sédentarisation. Il suppose la soumission des populations par la force parfois, mais le plus souvent par la pacification, la conviction, l’éducation, le respect enseigné des lois, voire l’infusion d’un peu de lâcheté dans les âmes.
Selon la métaphore favorite d’Ibn Khaldûn, les sédentaires se reposent sur l’État comme des femmes et des enfants sur le chef de famille. Ils jouissent en retour des douceurs de la civilisation, du raffinement des manières, des mœurs, des objets, des pensées.
Mais en désarmant ses populations, l’État les met – et se met – en péril. Tout se passe comme si la greffe de l’État et de l’impôt, indispensables à la prospérité, exigeait l’abaissement des défenses immunitaires de la société. Nombreux, prospères et désarmés, les sédentaires forment une oasis de richesse sans défense encerclée et harcelée par la convoitise des tribus bédouines environnantes. L’État n’a d’autre recours, pour défendre son troupeau productif, que de faire appel à quelques-unes de ces tribus.
L’agressivité naturelle des sociétés primitives, les solidarités de clan, que la civilisation sédentaire fait disparaître chez les siens en les transformant en travail, en épargne et en pensée, sont sollicitées pour assumer les fonctions de violence de l’État – police et armée – et de s’y spécialiser, comme d’autres dans le travail du bois ou du textile.
Sinon que ces fonctions donnent accès au pouvoir, et que ces bédouins s’en emparent inéluctablement avec le temps. Que la société sédentaire acquière volontairement la violence bédouine, ou qu’elle cède à l’invasion des tribus rassemblées par l’appel du pillage, ou d’une cause religieuse hétérodoxe que la ville a rejetée, l’essentiel tient en quelques mots : l’État est fait de la conjonction du travail d’une sédentarité productive et prospère et d’une souveraineté violente, qui défend les sédentaires comme un maître son troupeau.
Une fois au pouvoir, les violents protègent paradoxalement l’ordre et la paix, parce que la paix favorise la prospérité, accroit le revenu de l’impôt, et donc la puissance et la jouissance de ceux qui règnent.
Mais le processus ne s’arrête pas là. Plongés par leur mainmise sur l’État dans la sédentarité, les bédouins victorieux en éprouvent vite les atteintes. L’État qu’ils contrôlent assure la sécurité, la justice, le soutien aux pauvres, aux veuves et aux orphelins bien mieux que ne savait le faire la tribu déshéritée. Tout ce à quoi servaient les solidarités claniques est désormais accompli par l’État, avec une efficacité supérieure.
Les solidarités deviennent inutiles, et tombent comme des organes caducs. Il faut, dit Ibn Khaldûn, trois à quatre générations, 100 à 120 ans, pour que rien ne reste de la cohésion initiale de la tribu dominante, et qu’elle se dissolve dans le bain sédentaire des populations soumises, laissant la place à d’autres violents au sommet de l’État.
Le pouvoir est étranger
Ce qu’il y a de plus nouveau dans la pensée d’Ibn Khaldûn, c’est le lien intime entre État et société, entre politique et économie ou démographie, qui n’apparaît pas en Occident avant les Lumières, ou plus probablement avant les grandes constructions historiennes du XIXe siècle. On le chercherait en vain chez Machiavel, qu’on a parfois comparé à Ibn Khaldûn.
Mais en outre, si on le compare aux penseurs des Lumières ou de la modernité européenne, Ibn Khaldûn se distingue par la dichotomie qu’il discerne au cœur de l’État. Ceux qui gouvernent viennent du monde bédouin, violent. Ils sont peu nombreux, solidaires, courageux. Ceux qu’ils gouvernent sont infiniment plus nombreux, actifs, productifs, individualistes – « isolés », dit Ibn Khaldûn – désarmés et pusillanimes.
Les uns déploient la force, les autres le travail, l’épargne, la mémoire. Bien sûr les bédouins triomphent dès lors qu’ils ont réussi à rassembler une masse critique de violence – à peine 1 à 5% des effectifs des populations sédentaires suffisent. C’est ce que pesaient les Macédoniens d’Alexandre face à l’empire perse, les Germains qui envahirent l’empire romain au Ve siècle, les Arabes qui conquirent l’Iran et la Méditerranée orientale au VIIe siècle, les Mongols qui submergèrent la Chine et l’est du monde islamique au XIIIe siècle.
Par définition donc, les empires sont fondés et gouvernés par des peuples étrangers à l’immense majorité des populations sédentaires. Le pouvoir, dans ses origines et son principe, ne parle pas la langue de ses sujets. Il est mongol ou mandchou en Chine, illyrien ou germanique dans les derniers siècles de l’empire romain, arabe et musulman dans un Orient encore chrétien aux débuts de l’Islam, puis turc quand la langue arabe et la religion musulmane sont devenus majoritaires après les XIIe-XIIIe siècles.
Médecin des empereurs musulmans moghols de l’Inde au XVIIe siècle, François Bernier décrit la caste dominante des Moghols – à peine 200 à 300 000 administrateurs et soldats turcs, persans ou afghans pour 150 millions d’Indiens – comme « étrangers, musulmans et blancs de peau ». Le premier terme, « étranger », aurait suffi. Les Moghols sont musulmans parce que les Indiens ne le sont pas, et Blancs de peau parce que les Indiens ne le sont pas. Bernier retrouve sans le savoir la théorie d’Ibn Khaldûn : le pouvoir est bédouin, la société des sujets est sédentaire.
Mais le courage s’érode au contact de la sédentarité. Pour Ibn Khaldûn, l’histoire est une entropie : elle se résume à la dissolution et à la disparition de l’identité dominante bédouine dans le magma sédentaire, en trois ou quatre générations. Les arrière-petits-enfants des conquérants ont adopté les mœurs de leurs sujets, exaltent la mémoire de leurs ancêtres guerriers dans de longs poèmes, exhibent chevaux de prix et armes brillantes, mais ne savent pas se battre, faute de courage et de solidarités.
Et l’Occident ?
Pourquoi ce système, qui a sans doute gouverné la majorité des populations les plus denses et productives du monde pendant deux mille ans, nous paraît-il si étrange ? Parce que l’Occident l’a ignoré depuis la chute de l’empire romain. L’impôt d’État y a disparu pendant près de huit siècles, jusqu’à la guerre de Cent Ans. La société s’y est « déconcentrée », ruralisée autour des châteaux et des monastères.
À partir du XIVe siècle cependant, avec les débuts de la construction de l’État moderne, avec l’alourdissement considérable de l’impôt aux XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier en France, l’Occident prend quelque tournure conforme à la théorie. Les capitales gonflent, les armées deviennent professionnelles, les mercenaires étrangers y abondent.
Mais l’Occident fut sauvé de la théorie d’Ibn Khaldûn par son invention productive : à partir de la fin du XVIIIe siècle, la « révolution industrielle » – en fait le plus grand bouleversement scientifique, technique, agricole, sanitaire et médical de l’histoire humaine – crée de la richesse sans recours crucial à l’impôt. Du coup, le désarmement des peuples n’est plus nécessaire. Au contraire, l’accroissement de la richesse et l’armement des peuples, avec l’essor des États-nations, vont de pair. La liberté et la prospérité vont ensemble. Ibn Khaldûn aurait jugé la chose impossible.
Nous en avons perdu la claire conscience : la Déclaration d’Indépendance des États-Unis et la Révolution française, qui proclamèrent la liberté et visèrent à la démocratie, purent le faire parce que le monde commençait d’être entraîné dans un mouvement de progrès démographique, économique, matériel, qui dispensait l’État d’exercer une nécessaire tyrannie sur ses sujets – devenus désormais citoyens.
Le bonheur est une idée neuve en Europe, disait Saint-Just à la tribune de la Convention. Mais il l’était grâce à la science, à Newton, Jenner, Monge…ou Lavoisier que le Tribunal Révolutionnaire fit exécuter. Que le progrès économique nous manque, et la réalité de la démocratie nous échappera.
D’ores et déjà, une croissance anémique, et par conséquent inégale dans la plupart des vieux pays développés, n’irrigue plus une large part des territoires, des « banlieues » aux « périphéries rurales ». Des peuples distincts, que nous n’appelons pas encore « bédouins » et « sédentaires » sont peut-être en train d’émerger. La notion même de progrès est aujourd’hui en cause, à l’heure où il est sans doute plus nécessaire que jamais. Souhaitons d’avoir encore le pouvoir de faire mentir l’une des plus puissantes théories de l’histoire et de la vie en société jamais élaborée par un esprit humain.
Fondateurs d'empire
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Foucart (07-08-2023 04:51:48)
Ibn Khadoun est aussi un défenseur de la traite arabo musulmane.
VACHÉ (26-02-2023 13:22:54)
Merci d'avoir fait revivre la pensée de l'immense Ibn Khaldûn. La synthèse est lumineuse et l'éclairage sur l'exception (parenthèse ?) occidentale éclairante.