Vers 800 (sacre de Charlemagne), dans la région plus tard appelée Normandie, les paysans du Vexin, les pêcheurs du Cotentin ou les citadins de Bayeux ont la satisfaction de vivre en paix depuis plusieurs générations. La guerre sévit loin de là, sur les marches d’Espagne, en Saxe ou du côté du royaume des Avars.
Faute de menaces, la plupart des enceintes urbaines héritées de l’Antiquité ne sont plus guère entretenues. À quoi bon engloutir des budgets conséquents dans des constructions jugées inutiles ?
Quant aux monastères gorgés de richesses, ils s’épanouissent sans défense au beau milieu des campagnes, en des endroits isolés. L’effondrement de l’Empire carolingien, à cause des faiblesses de Louis le Débonnaire d’abord, des divisions entre ses fils ensuite, bouleverse la donne et ouvre la porte à d’audacieux pillards.
Profitant de la supériorité tactique que leur confère leurs étonnants navires, des hommes venus du Nord de l’Europe se jettent bientôt sur les côtes de la Manche. En norrois, la langue des anciens Scandinaves, on nomme ces aventuriers mâtinés de marchands et de guerriers des Vikings.
Leurs victimes les appelleront pirates, païens et… Normands, termes dont le poète jersiais Wace nous donne l’étymologie au XIIe siècle : « Man en anglais et en norrois, signifie homme en français ; ajoutez ensemble nord et man, ensemble dîtes donc Normand, c’est homme du nord en roman. »
« La fureur des hommes du Nord »
Dès 820, on signale un premier raid avorté en baie de Seine. Les Vikings (appelons-les comme cela) reviennent en 841 et appliquent une tactique simple, nommée en norrois strandhögg (« coup [de main] sur le rivage ») : débarquer à l’improviste sur une cible vulnérable repérée à l’avance, la passer au pillage, y mettre le feu pour désorganiser la poursuite et déguerpir au plus vite.
Ils saccagent ainsi Rouen et le riche monastère de Jumièges. Ils reviennent quatre ans plus tard et remontent cette fois jusqu’à Paris. En 851-852, ils s’enhardissent, n’hésitant plus à hiverner sur place et s’installant dans l’île de Jeufosse (Yvelines), un peu en amont de Vernon. Désormais, et pour les soixante prochaines années, il feront peser sur toute la région une menace permanente, attaquant systématiquement villes, villages, fermes isolées et monastères, ces derniers s’éteignant l’un après l’autre.
Les souverains carolingiens se montrent incapables d’endiguer le phénomène. À l’image de Charles II le Chauve (840-877), piètre descendant de Charlemagne, ils préfèrent régulièrement acheter le départ des indésirables, moyennant des sommes toujours plus élevées, ce qui bien sûr les incite à revenir.
Lorsque les rois francs lèvent enfin une armée en personne, c’est généralement pour éviter l’affrontement direct, exception faite de la bataille de Saucourt-en-Vimeu (Somme) en 881, au cours de laquelle deux jeunes monarques valeureux, Louis III et Carloman, infligent aux Vikings une défaite cinglante. Seuls résistent vraiment des barons locaux, ce qui favorise l’affaiblissement du pouvoir monarchique et bientôt l’émergence de principautés territoriales.
Charles le Chauve tente certes de barrer la route de Paris aux envahisseurs en édifiant un pont fortifié à Pîtres dans les années 860 (Pont-de-l’Arche, Eure), mais l’ouvrage sera finalement emporté dans la décennie 880. Bref, toutes les tentatives sont vaines.
Naissance de la Normandie
Les Annales de Saint-Vaast, notre dernière source d’information fiable, se taisent en 900 et nous n’avons aucun témoignage contemporain de la naissance de la Normandie.
Pour trouver un récit cohérent, il faut nous tourner vers l’œuvre du chanoine Dudon de Saint-Quentin intitulée Des mœurs et actes des premiers ducs de Normandie, proche desdits ducs de Normandie, rédigée un siècle après les faits et considérée comme suspecte par les historiens.
Il semble cependant avéré que des colonies scandinaves importantes soient déjà solidement implantées dans le Cotentin, sur une bonne partie du pays de Caux, dans la basse vallée de la Seine et le Bessin. Le roi Charles le Simple a alors l’idée de pactiser avec un chef viking nommé Hrólfr, fraîchement vaincu sous les murs de Chartres.
Selon les termes d’un acte de 918, il a auparavant concédé « aux Normands de la Seine, c’est-à-dire à Rollon et ses compagnons », des terres « pour la défense du Royaume ». À lire entre les lignes, on comprend que Charles a tenté un pari : pour empêcher les Vikings de remonter jusqu’à Paris, il a confié à l’un d’entre eux le soin de garder la basse vallée du fleuve. Des chroniques tardives (néanmoins crédibles) fixent l’événement à l’année 911 et Dudon rapporte que la rencontre historique a lieu à Saint-Clair-sur-Epte (Val-d’Oise).
D’après notre vénérable chanoine, Rollon-Hrólfr aurait reçu les terres situées « depuis l’Epte jusqu’à la mer », formule sibylline semblant désigner peu ou prou les actuels départements de l’Eure et de la Seine-Maritime, peut-être les évêchés de Rouen et d’Évreux, sans que l’on sache vraiment où situer la frontière occidentale.
Rollon et ses hommes se convertissent par ailleurs au christianisme, peut-être plus par opportunisme que par conviction. Les deux parties sortent gagnantes de l’affaire : Charles achète à moindre frais la tranquillité en offrant une terre sur laquelle il a perdu toute autorité réelle ; Rollon devient pour sa part « comte de Rouen » et entre dans le cercle très fermé des princes territoriaux francs. La Normandie (littéralement « la terre des hommes du Nord ») est née.
On a beaucoup glosé sur la portée de la concession de 911. Dudon évoque un « bien-fonds et un alleu », autrement dit une sorte de pleine propriété, de totale indépendance. Les faits prouvent pourtant que les successeurs de Rollon prêteront, de plus ou moins bon gré, hommage aux rois de France. Nous sommes donc là dans un lien de vassalité classique, à la base de tout l’ordre féodal.
En 924, Charles le Simple a été destitué. Son remplaçant, le roi Raoul, membre de la famille des Robertiens (ancêtres des Capétiens), fait une nouvelle concession à Rollon en lui donnant « le Maine et le Bessin ». Derrière cette formulation se cachent probablement les diocèses de Bayeux, Lisieux et Sées.
En 927, Guillaume Longue-Épée, fils et successeur de Rollon, semble exercer le pouvoir sur cette Normandie encore dans l’enfance. En 933 enfin, le roi Raoul lui cède « la terre des Bretons sise sur le rivage de la mer », ce qui désigne cette fois le Cotentin et l’Avranchin, sur lesquels les Bretons exerçaient leur domination depuis 867.
C’est alors que le mont Saint-Michel, où se maintient vaille que vaille une communauté de chanoines malgré les assauts vikings, passe définitivement dans l’orbite normande. La Normandie reprend quasiment les frontières de la Lyonnaise II, à l’exception du Perche (une partie du diocèse de Sées) et du Vexin français (une partie du diocèse de Rouen).
L’expansion normande
Les descendants de Rollon ne cessent de renforcer la Normandie qui devient, avec la Flandre, l’État féodal le plus prospère du nord de l’ancienne Gaule. Il faut toutefois attendre le principat de Richard II (996-1026) pour voir ses maîtres prendre le titre de duc.
Tour à tour, ils s’emploient à favoriser le développement économique et à réorganiser l’Église, mise à mal durant la période viking, encourageant tout au long du XIe siècle la fondation d’innombrables monastères. C’est aussi à cette époque que quelques dizaines de chevaliers normands, de retour d'un pèlerinage à Jérusaleme, s'arrêtent en Sicile où ils vont faire souche avec un incroyable succès : ils y deviendront d’abord mercenaires avant de se tailler d’immenses domaines à grands coups d’épée. Le petit-fils de l'un d'eux, Roger de Hauteville, deviendra même roi de Sicile.
Mais la principale affaire de ce XIe siècle, c’est bien sûr la conquête de l’Angleterre. Après une jeunesse troublée (1035-1047), le duc Guillaume II écrase en 1047 des vassaux rebelles au Val-ès-Dunes, près de Caen. Une fois la Normandie solidement tenue, il annexe le Passais (région de Domfront, sud de l’Orne), terrasse par deux fois, en 1054 et 1057, une coalition menée par le comte d’Anjou Geoffroi Martel et le roi de France Henri Ier, et s’empare du comté de Maine en 1064.
Il regarde alors vers l’Angleterre, dont le roi Édouard le Confesseur lui a promis le trône après sa mort. Et voici qu’au début de l’année 1066, au décès d’Édouard, le plus puissant noble de l’île, Harold de Wessex, s’en empare. Guillaume le considère comme un usurpateur, lève une armée composée de Normands, ainsi que de Bretons et de Flamands, avant de traverser la Manche.
Il triomphe de son rival le 14 octobre 1066 à Hastings et se fait couronner à Londres le 25 décembre suivant. Cinq ans supplémentaires, ponctués de sièges et de répressions sanglantes, seront toutefois nécessaires aux Normands pour pleinement asseoir leur autorité dans l’île.
Les Plantagenêt
Les Normands importent en Angleterre leur langue, un dialecte roman différent de celui parlé en Île-de-France, mais aussi l’architecture romane, que les Anglais appellent toujours Norman style. Les envahisseurs bouleversent par ailleurs les structures sociales, réforment complètement l’Église, plaçant petit à petit leurs fidèles à tous les postes clefs. Pour résumer, ils s’assurent la mainmise sur le pays.
À la mort de Guillaume, en 1087, ses trois fils se livrent une lutte farouche pour récupérer ses possessions. C’est finalement le plus jeune, Henri Ier Beauclerc, qui triomphe en 1106 et réunit le royaume anglais avec le duché normand. Ce prince passe l’essentiel de son règne à lutter contre le roi de France Louis VI le Gros et contre des vassaux insubordonnés. Décédé en 1135, il laisse pour seule héritière légitime une fille, Mathilde, surnommée l’Emperesse en raison d’un premier mariage contracté avec un empereur germanique.
En secondes noces, elle a épousé Geoffroi Plantagenêt, comte d’Anjou. La voie paraît toute tracée, mais l’un des cousins de Mathilde, Étienne de Blois, petit-fils du Conquérant par sa mère, s’empare de l’Angleterre comme de la Normandie.
Geoffroi Plantagenêt réussit à lui enlever celle-ci par les armes en 1144. Il la transmet à son fils, Henri, en 1150, auquel Étienne, sans héritier, finit par promettre aussi le trône d’Angleterre. En 1154, Angleterre et Normandie sont à nouveau placé sous le même sceptre, celui d’Henri II Plantagenêt.
Mais pas seulement : également comte d’Anjou par héritage, Henri a épousé en 1152 Aliénor d’Aquitaine et il est donc duc de cette belle province. Il fonde ainsi ce que les historiens nomment volontiers « l’Empire plantagenêt », qui s’étend de la frontière écossaise aux Pyrénées.




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