Le Tigre et le Président

Un aimable divertissement... loin de l'Histoire

Sur les écrans depuis le 7 septembre, ce premier long-métrage de Jean-Marc Peyrefitte est avant tout un aimable divertissement, avec même un côté jubilatoire offert par le duo Jacques Gamblin (le président Deschanel) et André Dussolier, méconnaissable en Clemenceau. Le film restitue bien l'atmosphère de l'après-guerre, avec ses inégalités sociales et le luxe ostentatoire des classes dirigeantes. Mais n'y cherchons pas une leçon d'Histoire...

Le Tigre et le Président, film de Jean-Marc Peyrefitte (2022)Le Tigre et le Président raconte de façon très libre un épisode méconnu de l'Histoire de France, à savoir les quelques mois qui ont suivi le traité de paix de Versailles (28 juin 1919), après la Première Guerre mondiale.

Le héros de l'heure est un homme de 79 ans, Georges Clemenceau. Président du Conseil depuis novembre 1917, il a, par son énergie et son intransigeance, permis à la France de surmonter ses doutes au moment le plus critique de la guerre et l'a conduite à la victoire un an plus tard.

C'est naturellement à lui qu'est revenu le soin de présider les négociations de paix avec l'Anglais Lloyd George, l'Italien Orlando et surtout l'Américain Wilson. D'aucuns lui ont plus tard reproché d'avoir été trop dur avec l'Allemagne, au risque de l'humilier et de la pousser à la revanche, ainsi que d'avoir laissé les coudées franches au président américain...

L'année suivante, en janvier 1920, les parlementaires français se réunissent en congrès pour désigner le successeur de Raymond Poincaré à la présidence de la République. Tandis que l'opinion publique attend le « Père de la Victoire », c'est en définitive le président de la Chambre des députés, le très falot Paul Deschanel (65 ans), qui est élu.

Il est vrai que Clemenceau ne voulait pas lui-même de la présidence, qu'il jugeait « aussi utile que la prostate » et les parlementaires eux-mêmes, à commencer par son farouche adversaire Aristide Briand, ne souhaitaient pas non plus qu'il y accède et le lui avaient fait savoir par un vote préliminaire. Ils le jugeaient non sans raison meilleur pour la guerre que pour la paix (Churchill, l'alter ego britannique de Clemenceau, n'a pas eu quant à lui la sagesse de refuser le poste de Premier ministre de 1951 à 1955).

Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, en 1912 (13 février 1855, Schaerbeek, Belgique ; 28 avril 1922, Paris)Dès son premier conseil des ministres, Deschanel est sévèrement renvoyé à sa place subalterne par Alexandre Millerand, le Président du Conseil imposé par Poincaré. D'une nature hypersensible, le président de la République se montre très vite débordé par l'ampleur de la tâche. Il multiplie les impairs et les maladresses jusqu'à la fameuse nuit du 23 mai 1920.

Dans un train à destination de Montbrison (Loire), sous l'emprise de calmants, il se lève de son lit, ouvre la fenêtre et... bascule tête la première. Pieds nus et en pyjama, il est recueilli par un garde-barrière. Sa mésaventure suscite la verve des caricaturistes. De retour à l'Élysée, il s'efforce de se mettre au repos mais le 10 septembre 1920, au château de Rambouillet, nouvel incident : au petit matin, à demi vêtu, il entre à mi-corps dans un bassin. 

Le 21 septembre suivant, dans une lettre aux députés et aux sénateurs, il remet sa démission et deux jours après, Millerand lui succède à l'Élysée. Lui-même se fait élire au Sénat l'année suivante. Il décède le 28 avril 1922.

De ce récit factuel, Le Tigre et le Président a tiré une fable distrayante mais sans rapport avec la réalité. Est-ce si gênant que cela ? Ne demandons pas à un cinéaste d'être plus royaliste que le roi et de mieux respecter l'Histoire que ceux qui font profession de la raconter ou de la faire. Si l'on peut s'offusquer de la caricature de Clemenceau, que dire alors d'un tel qui qualifie « la colonisation »  de crime contre l'humanité sans souci d'analyse !

Écarts avec l'Histoire

Le film de Jean-Marc Peyrefitte donne de Clemenceau un portrait haut en couleurs et somme toute ressemblant, par la grâce de l'acteur d'André Dussolier. Cela dit, il multiplie à son propos les contresens et les erreurs factuelles : nom et nationalité de son épouse, erreur de dates sur ses voyages à l'étranger, médisance sur ses montages cinématographiques, etc. Sur le site du musée Clemenceau, Guy Wormser, président de la Société des Amis de Georges Clemenceau, s'est efforcé de recenser toutes ces « erreurs ».

Plus encore que le portrait à charge de Clemenceau, l'aspect le plus singulier du film est la tentative de réhabiliter Paul Deschanel en le présentant non pas seulement comme le « président tombé du train » mais comme un homme de progrès et un visionnaire. La biographie de Thierry Billard (Paul Deschanel, le président incompris, Perrin, mars 2022) montre bien une chose : Paul Deschanel mérite l'oubli dans lequel il est tombé !

Paul Deschanel, député de l'Eure-et-Loir, vers 1890 (13 février 1855, Schaerbeek, Belgique ; 28 avril 1922, Paris)L'éphémère président est né en 1855 en Belgique, où son père, un professeur de littérature renommé, avait dû s'exiler après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte. De retour en France, le jeune Paul suit une formation classique de bourgeois cultivé. Il fréquente comme son père les milieux intellectuels et littéraires. Dandy soucieux de son apparence jusqu'à la maniaquerie, séducteur de ces dames, il obtient grâce à son père une place de sous-préfet à 23 ans seulement et en 1885, à 30 ans, il se fait élire député de Nogent-le-Retrou (Eure-et-Loir). Il est resté député de ce département rural jusqu'à son élection à la présidence en 1920, sans cesser de résider à Paris, dans l'appartement de ses parents, dans le XVIe arrondissement.

À la Chambre des députés, son éloquence et ses bonnes manières lui valent une bonne réputation. Bourreau de travail, il écrit de nombreux livres d'histoire, dont une biographie de Gambetta, son maître à penser, ainsi que des essais politiques. Il se veut progressiste et par exemple plaide pour l'abolition de la peine de mort, le développement des mutuelles (assurances privées) et une forme d'impôt sur le revenu, mais en même temps, il prône le respect absolu de la propriété, réclame des maisons de correction pour les délinquants et poursuit de ses invectives les socialistes et les syndicalistes.   

En matière de politique étrangère, il se montre inconditionnellement nationaliste mais dans un sens républicain et démocrate. Il ne manque pas de voyager à l'étranger et dans les colonies afin de s'informer au plus près de la réalité, ce qui lui vaut d'être apprécié à la commission des Affaires extérieures de la Chambre des députés. En 1894, après le scandale de Panama, il s'en prent à Clemenceau, sans le nommer explicitement. Le Vendéen, qui a dû provisoirement se retirer du Parlement en raison de ses compromissions dans le scandale, prend mal la chose et provoque Deschanel en duel à l'épée. Le jeune député, moins habile que Clemenceau au maniement des armes, s'en tire avec une blessure à la joue. L'honneur est sauf.

En 1898, Paul Deschanel reçoit son baton de maréchal. Il est élu au perchoir de la Chambre des députés. Cette présidence lui sied comme un gant. Son ambition ultime est d'atteindre l'Élysée et pour cette raison, soucieux de ne déplaire à aucun parlementaire, il s'abstient de prendre position dans les débats qui agitent l'assemblée et notamment dans l'Affaire Dreyfus.

Plus gravement, l'année suivante, Deschanel décline une offre d'Armand Fallières d'entrer au gouvernement. Il se juge trop inexpérimenté ! Plusieurs fois par la suite, il réitère son refus pour la même raison, y compris en 1912 et même en 1917 quand Poincaré lui offre la présidence du Conseil ! Velléitaire, irrésolu, plus soucieux de sa carrière que du sort du pays, Deschanel affecte de ne vouloir que la présidence de la République. Il s'y prépare avec méthode. En 1901, ses travaux d'écriture lui valent d'être élu à l'Académie française et l'année suivante, il épouse une riche et jolie héritière de 25 ans, Germaine Brice car un célibataire ne saurait prétendre à l'Élysée !

Durant la guerre, du haut de son perchoir, le dandy se signale par de très beaux discours patriotiques et guerriers. En août 1914, dans le Bulletin des armées, il s’adresse ainsi aux soldats : « O vous qui combattez en Belgique, en Lorraine, en Alsace, que vous êtes heureux. Vous vivez une des heures les plus magnifiques qu’aient vécues les hommes, vous accomplissez une des oeuvres les plus saintes qui aient été confiées à des coeurs de héros ! » 

Après la guerre, contrairement à ce que laisse supposer le film Le Tigre et le Président,  Paul Deschanel reproche à Clemenceau non pas sa trop grande dureté à l'égard de l'Allemagne mais au contraire sa mollesse, en plaidant pour l'invasion et le démantèlement de l'ennemie. Autant dire que le cinéma et l'Histoire n'ont rien à voir l'un avec l'autre.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2023-04-04 17:59:31

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