À partir du XVIe siècle, la puissance des nations européennes ne se mesure plus sur terre mais bien sur les flots. Car c'est des extrémités de l'Océan que viennent les épices et les métaux précieux.
La France et l'Angleterre vont rivaliser d’ingéniosité et d’efforts durant deux siècles pour créer des flottes à la hauteur de leurs ambitions, avec des navires toujours plus grands et des équipages rudes et déterminés, mêlant les origines et même les sexes...
Vers 1680, la France de Louis XIV pouvait aligner, grâce à Colbert et son fils Seigneulay, une flotte de guerre d'environ 200 navires, sans compter la flotte marchande. Ce fut l'âge d'or de la « Royale ». Elle faisait la loi sur les océans et les mers avoisinant son territoire et soutenait un empire colonial qui se développait régulièrement.
Cinquante ans plus tard, la France ne disposait déjà plus que d'une flotte de guerre de 50 à 80 navires tandis que sa rivale, la Navy britannique, comptait 200 unités. C'était le résultat du désintérêt porté à la guerre maritime et du recentrage de l'effort militaire sur la guerre continentale. C'était aussi le résultat du traité de La Haye avec l'Angleterre négocié par l'abbé Dubois en 1718, sous la Régence. Cette politique pacifiste fut poursuivie à la majorité du roi Louis XV par son Premier ministre, le cardinal Fleury.
Sur mer, en l'absence de guerre déclarée, la rivalité franco-anglaise se traduisit par la guerre de course, mais les corsaires français, à l'exception de figures légendaires comme René Duguay-Trouin, étaient bien en peine de suppléer aux insuffisances de la « Royale ».
Lorsqu'éclate la guerre de Sept Ans, la Grande-Bretagne compense ses faiblesses militaires en tirant parti de sa supériorité navale. Celle-ci lui permet d'envoyer au Canada des troupes relativement nombreuses pour attaquer les unités françaises. C'est ainsi que survient le traité de Paris, par lequel la France renonce à ses ambitions ultramarines. Dans les années qui suivent, les responsables de la marine française tentent de se ressaisir, notamment avec le plan de réforme de 1763 du comte Charles-Henri d'Estaing. Sous les ordres de l'amiral de Grasse, la « Royale » s'illustre vingt ans plus tard dans le soutien aux insurgés américains. Leur indépendance apparaît comme une revanche sur le traité de Paris.
La naissance de la marine moderne
C’est en traversant les océans que les hommes se sont rencontrés il y a un demi-millénaire, pour le meilleur et le pire.
Dans un premier temps, les explorateurs portugais prirent la mer au XVe siècle et contournèrent l’Afrique en quête d’épices. À cette époque, celles-ci avaient tellement de valeur qu’elles étaient parfois utilisées comme monnaie.
S’ensuivit la découverte du Nouveau Monde et de l’océan Pacifique par les Espagnols et les Portugais. Il devint dès lors possible de faire le tour du monde à la voile !
Les Portugais introduisirent des esclaves sur l’île de Sao Tomé en vue de travailler dans des plantations sucrières. Cette île du golfe de Guinée découverte en 1471 devint ainsi la première colonie permanente à vocation commerciale. D’autres suivirent au Brésil et dans les Antilles.
Mais la destruction de « l'Invincible Armada » en 1588 marqua la fin de l'hégémonie ibérique sur les mers et une rupture capitale dans cette première « mondialisation ».
De nouvelles puissances comme les Provinces-Unies, tout juste émancipées de la tutelle de Madrid, ou encore l’Angleterre, se lancent à leur tour sur les mers...
Les marchands hollandais et anglais visent comme leurs prédécesseurs le marché très fructueux des épices du Sud-Est asiatique. Leur activité se développe avec la création de grandes compagnies marchandes, la VOC hollandaise en 1602 puis la Compagnie anglaise des Indes Orientales et son homologue française.
Ces entreprises financées par des capitaux privés bénéficient de chartes et d’avantages fiscaux et autres de la part de leur État tutélaire. Sur les rivages lointains, elles installent des comptoirs fortifiés. Elles se dotent d’armées privées et arment leurs bateaux, n’hésitant pas à combattre ceux de leurs concurrents lorsqu’ils s’aventurent dans leur domaine réservé.
Les ambitions maritimes des Anglais s’expriment dans le « Navigation Act » promulgué par Oliver Cromwell en 1651. Férocement protectionniste, il autorise seulement les navires anglais à entrer dans les ports anglais et commercer avec les colonies. Il va s’ensuivre de nouveaux besoins de construction de navires ainsi que de recrutement et formation de marins et officiers.
Cette période est souvent vue comme la naissance de la Royal Navy moderne... et c’est pour cela que l’historien Nicholas Rodger commence en 1649 la seconde partie de son histoire de la marine britannique, The Command of the Ocean, London (Penguin, 2006).
Les navires de guerre
C’en est fini au XVIIe siècle des caravelles et caraques comme celles de Christophe Colomb, ou des lourds galions comme ceux qui participèrent à la conquête du Nouveau Monde et combattirent à Lépante en 1571.
En ajustant le ratio longueur-largeur-hauteur, les Hollandais mirent au point des navires plus longs, plus étroits et plus bas sur l’eau, maniables et rapides, aptes à circuler dans des zones à faible tirant d’eau et y demeurer durant de longues périodes, également capables d'embarquer une puissance de feu importante.
C'est ainsi que naquit la frégate (de l'italien fregata). Premier navire de guerre capable de servir sur de longues distances, elle allait donner aux marchands des Provinces-Unies un avantage considérable sur leurs concurrents au moins jusqu’au milieu du siècle.
Au siècle suivant, ce ne sont plus tellement les navires qui évoluent mais leur artillerie. Ainsi un navire de la guerre de Sept Ans (1756-1763) peut avoir moins de canons qu’un navire de Louis XIV mais envoyer une bordée plus importante (la bordée désigne une décharge complète de l’artillerie sur un côté).
Les navires de guerres se répartissaient en deux catégories :
• Les croiseurs, petites unités dont le rôle était souvent de patrouiller ou croiser en mer,
• Les navires de ligne, unités plus lourdes et puissantes pouvant prendre part à la ligne de bataille.
À l’intérieur de ces catégories, les navires étaient aussi divisés en rangs :
• Le navire de quatrième rang, de cinquante à cinquante-six canons pour un équipage compris entre 350 et 420 marins. Le nombre de navires de 4e rang va diminuer progressivement pour faire place à des navires plus imposant et portant un plus grand nombre de canons.
• Le navire de troisième rang, à deux ou trois ponts. Il embarque entre 64 et 80 canons, même si pendant longtemps sa version la plus répandue fut le 74 canons. Son équipage pouvait varier de 490 hommes à 720 hommes. Il fut le navire majoritaire des flottes en France et en Grande-Bretagne.
• Le navire de deuxième rang. En Grande-Bretagne, c’est un navire à trois-ponts de 195 pieds de long, soit 58,5 mètres et qui portait 90 à 98 canons. Avec un équipage compris entre 750 et 850 marins. En France, cette classe des navires était assez différente ; elle était constituée de navires de deux-ponts et de 80 canons, il lui fallait un équipage de 850 hommes.
• Le navire de premier rang, mesurant 206 pieds de long, soit près de 62 mètres. Il portait plus de cent canons et un équipage d’environ 850 marins en Grande-Bretagne. En France, l’équipage pouvait monter jusque 1100 hommes.
Le coût et le financement de la marine
Au XVIIIe siècle, le navire de guerre est sans doute un des objets techniques les plus avancés et son prix de revient est très élevé. Pour évaluer son coût, il faut prendre en compte les coûts de construction, l’entretien, l’armement ainsi que le coût d’exploitation en mer ainsi que les salaires de l’équipage.
Pour un navire de troisième rang avec 74 canons, il fallait prévoir au milieu du XVIIIe siècle 1,2 millions d'heures de travail, 2600 chênes pour la coque et 84 pins ou sapins pour la mâture, 98 tonnes de chanvre pour les cordages et 232 tonnes de métaux ferreux.
La construction d'un navire de premier rang coûtait en France environ 1 264 000 livre tournois. Une fois lancé sur les flots, le navire consommait 155 000 livres tournois par an pour les salaires de l'équipage et 141 000 pour l’approvisionnement en vivres. À titre de comparaison, durant la période 1721-1770, le salaire moyen d’un travailleur en France était compris entre 100 et 300 livres tournois par an.
Mêmes échelles de prix en Grande-Bretagne, où la construction d’un navire de premier rang coûtait plus de 100 000 livres sterling. À titre de comparaison, un marin qualifié touchait un salaire annuel d’environ 14 livres, tandis qu’un travailleur journalier touchait en moyenne 12 livres par an.
Dans les deux pays, la construction d’un navire de premier rang revenait à l’équivalent d’environ dix mille années de travail. Le financement était assuré par l’État. La source principale de revenus pour financer la marine était l’impôt ou l’augmentation de la dette nationale.
Toutefois, à la fin de la guerre de Sept Ans, le duc de Choiseul, Secrétaire d’État à la Marine, mit en place un appel au don des Français pour remplacer les lourdes pertes de la guerre (30 vaisseaux). Cela permit de récolter plus de 13 millions de livres tournois et de financer la construction de dix-sept vaisseaux de ligne. Un second appel au don eu lieu en 1782 et conduisit à la construction de cinq nouveaux navires de ligne.
La vie des marins à bord des navires de guerre
La vie des marins à bord des navires de guerre était loin d’être facile. Il s’agissait d’une vie totalement en communauté sans aucune possibilité de vie privée. Chaque homme d’équipage disposait d’un hamac et d’un coffre pour ranger ses effets personnels. Les hamacs étaient suspendus dans l’entre-pont.
Dans la Royal Navy, chaque homme avait donc environ de 14 pouces d’espace latéral pour son hamac, soit environ 35.5 cm. La structure de la journée navale faisait que l’équipage était divisé en deux bordées qui servaient des quarts alternativement de jour comme de nuit. De manière générale, les hommes ne pouvaient jamais dormir plus de quatre heures de suite. Un navire n’était pas très étanche et l’humidité était un problème récurrent.
La nourriture n’était pas la meilleure, surtout avant l’invention de systèmes efficaces de conservation ou de réfrigération. Ainsi, dans le menu usuel, on trouvait du biscuit de bord, un pain tellement dur qu’il fallait de tremper pour le ramollir et qui se trouvait très vite infesté de charançons, ainsi que du bœuf salé si dur qu’avant cuisson les marins pouvaient le sculpter comme du bois.
L’alternative était des aliments mal conservés et qui pourrissaient vite. Il en allait de même pour l’eau. Conservée dans des baraques de bois dans la cale, elle devenait vite croupie et devait être coupée avec du vinaigre pour être buvable. À cela s’ajoutait un travail très physique sous tous les climats et tous les temps, que les hommes enduraient grâce à une forte consommation d’alcool puisque dans la Royal Navy, la ration de rhum journalière était de près de 75ml.
C’est sans doute ce qui explique la célèbre phrase du Docteur Samuel Johnson : « Aucun homme ne sera un marin qui a assez de ruse pour aller en prison ; car être dans un bateau, c'est être en prison, avec le risque de se noyer ». Il a affirmé également : « Un homme en prison a plus de place, une meilleure nourriture et généralement une meilleure compagnie. »
Plusieurs historiens ont mis en avant que la première cause de mortalité dans les marines de guerre n’était pas le canon de l’ennemi mais les maladies à bord des navires. De nombreux exemples l'attestent comme l’expédition aux Antilles de l’amiral Hosier en 1726 : en l’espace de deux ans, l’escadre perdit 4000 hommes pour cause de maladies. Cela a parfois conduit a exagérer le danger des Antilles pour les marins. Les hommes d'équipages connaissaient le risque de nombreuses maladies dont la plus célèbre était peut-être le scorbut, une carence en vitamine C qui provient du manque de nourriture fraîche, notamment fruits et légumes. La Royal Navy sut mieux que la Royale enrayer ce fléau en rendant progressivement obligatoire le jus de citron vert dans la ration quotidienne de rhum.
Le recrutement des équipages
On devine dans ces conditions la difficulté qu’il pouvait y avoir à recruter des hommes d’équipage. À l’origine, la France et la Grande-Bretagne pratiquaient la même forme de recrutement, mais au fil du XVIIe siècle les deux pays prirent des chemins quelque peu différents.
Dans le cas de la Grande-Bretagne, le système de recrutement a été qualifié d’« empirisme brutal » par les historiens Martine Acerra et André Zysberg en faisant notamment référence au système de l’impressment (la « presse »). Outre-Manche, les historiens Nicholas A.M Rodger et J. Ross Darcy ont écrit que peu de faits en histoire maritime ont fait couler autant d’encre que ce système mais que peu ont été aussi mal représentés.
L’impressment était la possibilité qu’avait la Royal Navy de recruter de force toute personne dont l’apparence pouvait laisser a penser que son métier était lié à celui de la mer. Cela pouvait se passer à terre. Un officier en charge d’un press gang établissait donc son quartier général dans une taverne d’une ville portuaire et essayait de piéger des marins à accepter le shilling du roi, une peine d’or en signe de prime à l’engagement.
C’est pour cela que l’on trouve de nombreux pots à boire avec un fond de verre pour s’assurer qu’aucune pièce n’avait été glissée dans la bière. C’est aussi l’origine de l’expression bottoms up (« cul sec »), qui signifie de soulever rapidement le fond du verre pour aussi s’assurer de l’absence d’un shilling.
Par ailleurs, les press gang des groupes de marins parcouraient les rues et capturaient de force toutes personnes ressemblant à un marin, sans parfois faire trop de détails sur la profession réelle de la personne. L’impressment pouvait également se pratiquer en mer. Les navires de guerre attendaient près des grands ports les navires marchands sur le retour pour les arrêter et capturer les marins dont ils avaient besoin.
Comme la pratique dans la marine marchande était de ne payer les équipages qu’une fois la cargaison débarquée à la fin du voyage, des capitaines peu scrupuleux profitaient de ce recrutement forcé et l'encourageaient pour ne pas avoir à payer leurs marins.
L’impressment ne doit pas faire oublier la part importante des volontaires dans la Navy. Ils pouvaient représenter un à deux tiers de l’équipage et recevaient souvent une importante prime à l’engagement comme le montrent plusieurs affiches de recrutement du XVIIIe conservées au musée maritime de Greenwich.
En France, Colbert, ministre de Louis XIV, réprouvait la « presse » car il trouvait que cette méthode était une source de chaos dans le royaume. Il imagina donc un système plus administratif et plus organisé, le système des classes.
Dans ce système, chaque gens de mer devait se faire inscrire deux fois par an sur un registre dans la paroisse ou il vivait. Cela permettait d’avoir le signalement de chaque marin, mais aussi de connaître ses déplacements et son activité à bord de navires marchands ou de pêche.
En plus de cette inscription, chaque marin devait sur le papier servir dans la marine du roi un an sur trois ou un an sur quatre en fonction de la province où il vivait. En temps de guerre, la pénurie de marin était telle que parfois cette disposition n’était pas respectée et les marins étaient conservés plus longtemps pour le service.
Le contrôle des populations maritimes était très important en France où il n’était pas possible pour un navire marchand ou de pêche de constituer son équipage sans vérifier au préalable quels marins étaient libres du service du roi, sous peine d’une amende importante.
Les deux marines étaient également heureuses d’accueillir des marins venant de pays étrangers, de Scandinavie, du Portugal, d’Espagne ou encore d’Italie, mais aussi parfois de contrées plus lointaines comme l’Inde. À l’origine, le terme « lascar » désignait ainsi des marins venant d’Inde.
La Royal Navy employait aussi sans aucune forme de discrimination des marins noirs dont le plus célèbre est sans doute Olaudah Equiano qui servit dans la Navy durant la guerre de Sept ans et qui nous a laissé une formidable autobiographie, Equiano the African, Biography of a Self Made Man.
La marine du roi George était souvent un asile pour de nombreux esclaves en fuite qui pouvaient trouver la liberté à bord et être cachés à leurs anciens maîtres et aux autorités.
Cette tolérance s’étendait aussi aux femmes. En théorie, il leur était interdit de servir dans la marine, mais en pratique il a été possible d’identifier au moins vingt femmes qui se déguisèrent en homme pour servir sur un navire de guerre britannique.
Aucune ne fut punie ou inquiétée d’une quelconque façon quand elles furent découvertes : elles furent simplement libérées du service une fois découverte de manière à respecter les règles. Dans la marine française, seuls deux exemples de femmes déguisées nous sont parvenus et très peu de cas de marins noirs ont été découverts en dehors de l'océan Indien.
Le recrutement des officiers illustre lui aussi une différence de mentalité entre les deux marines :
Dans le cas de la France, pour devenir officier, il fallait avant tout faire partie de la noblesse et recevoir une instruction en tant que Garde de la Marine. Les promotions ne s’obtenaient qu'à l’ancienneté et les carrières navales étaient lentes, il était virtuellement impossible de devenir capitaine de vaisseau avant l’âge de quarante ans.
En Grande-Bretagne, la politique de recrutement était plus ouverte et de nombreux officiers étaient issus des classes moyennes. L’amiral Nelson, par exemple, était fils de pasteur. Dans certains cas, il était même possible pour des marins de devenir officiers. Les promotions se faisaient par un mélange de mérite et de patronage.
Guerres
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