Des marins forcés à servir

Le recrutement des marins au XVIIIe siècle

9 juillet 2021. Dans sa thèse, Jeremy Young s'est intéressé aux méthodes de recrutement maritime au XVIIIe siècle, en comparant le cas français et le cas anglais. Manquant souvent de main d'œuvre volontaire, les Français comme les Anglais ont eu recours à des marins "forcés à servir", qu'ils soient étrangers, esclaves ou prisonniers.

Dans vos travaux, vous étudiez le recrutement de marins par la France et la Grande-Bretagne, quelles différences existait-il dans leurs méthodes de recrutement ?

La France et la Grande-Bretagne sont deux modèles très différents de recrutement maritime. En France, depuis Colbert, le système est très administratif et ressemble en fait à une certaine forme de conscription ou de service à vie pour les marins. En effet, toute personne exerçant une activité maritime doit se faire recenser auprès du commissaire des classes de son district et doit au roi un an de service tous les trois ou quatre ans en fonction de la province où il réside. Les autres années, ces personnes sont libres de chercher un emploi dans la marine marchande ou la pêche. Cependant, là aussi, des contrôles sont effectués pour s’assurer qu’aucun marin ne puisse échapper au service du roi.

Attaque du Lys et de l?Alcide. En 1755, l'Angleterre entre en guerre sans déclaration et s'en prend à tous les navires français dans l'Atlantique, Londres, Royal Museums Greenwich. Agrandissement : la combat entre les frégates la Belle Poule et l?Aréthuse, le 17 juin 1778, ouvre les hostilités entre la France et l'Angleterre, 1789, Auguste-Louis de Rossel de Cercy.

En Grande-Bretagne on parlerait plus volontiers d’une forme d’empirisme brutal. Officiellement, la méthode de recrutement était le volontariat. Cependant, quand cela ne suffisait pas pour compléter les équipages, la Navy avait recours à une méthode de recrutement forcé que l’on nomme « impressment » en Anglais. Ce recrutement forcé et parfois brutal peut également être qualifié d’empirique car la Royal Navy n’hésitait pas à s’adapter en fonction des besoins et recrutait de nombreuses façons différentes. Par exemple, il était possible d’être libéré d’une prison pour dette en s’engageant dans la Navy. On trouvait également de nombreux marins étrangers : Scandinaves, Hollandais, Indiens ou encore des esclaves en fuite.

Comment se déroulait ce système de l' "impressment" que vous qualifiez de "véritable chasse au marin” ?

L’impressment s’opérait de deux façons, à terre et en mer. À terre, elle était confiée à des "press gangs", c'est-à-dire des groupes de marins de confiance, sous la direction d’un officier de marine. Ces gangs arpentaient les rues et les tavernes des villes portuaires avec pour fonction et pour prérogatives d’arrêter toute personne ayant l’apparence d’un marin, en utilisant la force si nécessaire. Cela a parfois conduit à de véritables émeutes. Par exemple, une des plus grandes émeutes de l'histoire coloniale américaine eut lieu dans la ville de Boston en 1747 et fut due en partie à une campagne massive de la presse pour fournir des hommes à la flotte. Sur la période 1755-62, en Grande-Bretagne, il y eut 132 rixes et émeutes liées à la pratique de l’impressment et durant la période 1776-82, on en compte 122.

Enrôlement forcé d'un marin par un gang de presse, 1780.  Agrandissement : Le Press-gang, Luke Clennell, fin XVIIIe siècle.

En mer, la Royal Navy pouvait arrêter les navires de commerce battant pavillon britannique et prendre les marins dont elle avait besoin. En règle générale, cela se faisait près des côtes et lors du trajet retour des navires marchands de manière à ne pas trop pénaliser le commerce. Cette pratique est racontée dans un témoignage direct : « le canot vint contre notre navire pour presser nos marins. Tous les hommes coururent se cacher. J’étais très effrayé à ce moment, et même si je ne savais pas ce que cela signifiait, ni quoi faire ni quoi penser, je courus me cacher moi aussi. Immédiatement le press gang monta à bord leurs épées à la main et fouillèrent le navire sortant les hommes par la force et le jetant dans le canot. Finalement, je fus moi aussi découvert ; l’homme qui m’avait trouvé me tint en l’air par le talon pendant qu’ils s’amusaient avec moi, je pleurais et geignais durant tout le temps, mais enfin le second maître, qui m’accompagnait voyant cela vint à mon secours puis fut tout ce qu’il pouvait pour me calmer avec peu d’effet jusqu'à ce que je vis le canot s’éloigner. »

Vous vous intéressez plus particulièrement au cas des marins noirs, quelles étaient les particularités de leur condition de recrutement et de travail ?

Le cas des marins noirs est particulièrement intéressant. On pourrait imaginer au premier abord que dans une société qui pratique l’esclavage et, de manière générale, n’hésite pas à discriminer en fonction de la naissance ou de la classe sociale, les marins noirs auraient été traités de manière différente. Cependant, il apparaît que cela n’était pas le cas !

Olaudah Equiano. Le récit intéressant de la vie d'Olaudah Equiano ; ou, Gustavus Vassa, l'Africain, écrit par lui-même (New York: W. Durrell, 1791).Dans la Royal Navy, nous avons la chance d’avoir au moins deux témoignages de marins. Le premier est celui d’Olaudah Equiano. Certains éléments de sa vie font encore débat parmi les historiens. Il serait né vers 1745 dans ce qui est aujourd’hui le sud-est du Nigeria. Il fut réduit en esclavage alors qu’il était encore un enfant et il fut transporté aux Antilles puis vers les plantations de tabac en Virginie. Il resta environ un mois dans cette colonie avant d’être vendu à Michael Henry Pascal, un officier de la Royal Navy. C’est à ce moment qu’il entra dans le monde de la mer alors qu’il avait entre neuf et dix ans. Il servit en tant que serviteur puis en tant que marin sur différents navires de la Navy pendant toute la guerre de Sept ans.

Pas une seule fois dans son récit détaillé de son temps dans le Service, il ne fait référence à un quelconque abus lié à sa couleur de peau ; pas une seule fois, il ne se reconnaît comme victime de ce que l’on qualifierait aujourd’hui comme du racisme. Au contraire, il mangeait les mêmes aliments, portait les mêmes vêtements, partageait les mêmes quartiers, recevait le même salaire, les mêmes bénéfices, les mêmes soins médicaux, accomplissait les mêmes tâches et devoirs et finalement avait les mêmes opportunités d’avancement que tout jeune garçon blanc dans le Service.

 Récit du Britannique Hammon Briton, 1760,, Washington, Library of Congress. Agrandissement : le vaisseau amiral Royal Sovereign, Pierre Monamy, XVIIIe siècle, Londres, National Maritime Museum.Le second témoignage est celui de Hammon Briton, un esclave d'ascendance africaine qui a vécu en Amérique du Nord britannique au milieu du XVIIIe siècle. Le 25 décembre 1747, par autorisation de son maître, Hammon quitta son domicile de Marshfield, dans le Massachusetts, pour embarquer sur un navire à Plymouth à destination de la Jamaïque.

Le 15 juin 1748, le navire fit naufrage et lui et son équipage furent jetés au large des côtes de la Floride. Il fut ensuite retenu captif par des Indiens de Floride, passa quatre ans dans une prison espagnole à Cuba, fut sauvé par un lieutenant britannique qui l'a fait passer en contrebande à bord d'un navire de guerre, puis servit plusieurs années dans la marine britannique avant de subir des blessures lors d'une escarmouche avec un navire de guerre français.

Dans les deux cas les témoignages sont assez clairs : il n’y avait pas de différence de traitement ou de salaire entre les marins de couleur et les marins européens. Dans le cas de la marine française nous n’avons hélas pas de témoignage direct mais les livres de bord des navires indiquent une parité de salaires et un taux de mortalité comparable à celui des marins blancs. On peut donc en déduire qu'il existait aussi une égalité de traitement dans la marine française.

Propos recueillis par Soline Schweisguth
L'auteur : Jérémy Young

Jeremy Young est un historien franco-britannique qui a suivi une licence et un Master d’Histoire à l’université Paris 16 Evry Saclay sous la direction notamment de Jean-Louis Loubet et Serge Benoit. Il a également étudié les Sciences Politiques à l’ICES à la Roche sur Yon avant de suivre un Master de Diplomatie à l’Université de Nottingham et un Post Graduate Certificate in Education à l’Université de Southampton.

Son intérêt pour l’histoire maritime est venu de la lecture de fictions historiques comme les œuvres de Patrick O’Brien ou C.S Forester et de conversations avec mon mentor Serge Benoit. Il a soutenu sa thèse de doctorat sous la direction de Sylviane Llinares à l’université de Bretagne Sud en décembre 2018.

Il est aujourd'hui membre de la Société d’Histoire de Guadeloupe depuis 2017. Après avoir enseigné au Royaume-Uni, en France, en Guadeloupe, il est professeur d’Histoire Internationale à Valor International Scholars en Asie du Sud Est.

Publié ou mis à jour le : 2021-07-09 17:10:12

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