Fils d'un ancien ministre orléaniste, très riche, Joseph Caillaux commence sa carrière politique en se faisant lui-même élire à Mamers (Sarthe) sous l'étiquette du parti radical, autrement dit d'un parti de gauche ! C'est un bourgeois arrogant, inspecteur des finances, imbu de sa supériorité intellectuelle, qui cultive l'art de se rendre antipathique (comme d'autres chauves célèbres).
« Millionnaire à mon berceau, fils de ministre, inspecteur des Finances après de brillantes études, à 35 ans, j'entrais triomphalement à la Chambre... » Ainsi se définit-il lui-même dans ses Mémoires ! Indifférent à la religion, il est aussi vaguement antisémite comme la plupart des bourgeois de son époque.
Mais c'est surtout un pacifiste de raison. Président du Conseil, autrement dit chef du gouvernement de la France, il évite une guerre avec l'Allemagne en 1911. Trois ans plus tard, à l'instant où il eut été plus que jamais nécessaire pour écarter à nouveau une guerre, un fait divers tragique l'exclut provisoirement de la vie politique...
Impôt de rêve
Joseph Caillaux débute sa carrière à l'inspection des finances. Pendant dix ans, il approfondit sa connaissance de la haute administration et gère les finances publiques avec le même soin parcimonieux qu'il met à arrondir la fortune familiale. En 1896, il publie avec deux confrères un Traité technique de l'impôt dans lequel il passe en revue les législations étrangères et plaide pour l'impôt sur le revenu.
Enfin, en 1898, il saisit l'opportunité des élections législatives pour se faire élire à Mamers, dans la circonscription d'où sa famille est originaire. Le député qu'il doit battre étant un vieil aristocrate conservateur, c'est donc à gauche, dans le camp républicain, que se positionne l'ambitieux jeune homme. Élu de justesse, il n'en réussira pas moins à conserver sa circonscription presque sans interruption...
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Un an plus tard à peine, fort des bonnes relations qu'il a su cultiver avec les ténors politiques, tels Poincaré, Waldeck-Rousseau, Viviani, Rouvier... le voilà qui est appelé une première fois au gouvernement en qualité de ministre des Finances ! À ce poste, il mène quelques réformes honorables et surtout commence à promouvoir l'idée d'un impôt sur le revenu, qui plus est progressif.
Mais il sent que l'opinion n'y est pas encore prête. Aussi, au lieu de chercher un compromis, il torpille le projet en repoussant à la Chambre des députés un amendement conciliant... Et il s'en vante le lendemain 5 juillet 1901 dans un petit mot à sa maîtresse du moment, Berthe Gueydan : « J'ai écrasé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre ». Publié par Le Figaro en 1914, ce mot contribuera à la chute de Caillaux...
Ministre des Finances dans plusieurs autres ministères dont celui de Georges Clemenceau en 1906, Joseph Caillaux s'illustre dans ce gouvernement en présentant enfin son projet.
Il préconise un impôt unique sur l'ensemble des revenus (salaires, retraites, revenus agricoles et industriels, rentes...), avec un taux de 4% pour les revenus fonciers, 3,5% pour les revenus industriels et 3% pour les revenus agricoles, avec seulement un abattement pour épargner les revenus les plus modestes.
Il y a déjà au moins un précédent en Allemagne, avec une loi de 1891 qui institue un impôt progressif sur le revenu des personnes physiques avec des taux de 0,6 à 4%. Le projet de Caillaux n'en est pas moins révolutionnaire car il impose tous les revenus sans distinction !
Après des débats épiques, le nouvel impôt est voté par la Chambre des députés avec une confortable majorité (388 voix contre 129) le 9 mars 1909. Mais il est rejeté par le Sénat, qui a le souci de ménager son électorat rural. Pour le ministre des Finances, ce n'est que partie remise.
Appelé à la présidence du Conseil le 27 juin 1911, Joseph Caillaux use de son influence pour ajouter à son projet d'impôt la progressivité en fonction du niveau de revenu (le pourcentage croît à mesure que le revenu imposable s'élève).
C'est le début d'un long marchandage que vient interrompre une crise internationale de grande ampleur. Ainsi qu'on va le voir, le Sénat ne consentira à une mise en oeuvre partielle de la loi qu'en 1914, à la veille de la guerre, en échange d'une concession majeure sur le service militaire.
La guerre évitée
Le 1er juillet 1911, éclate l'« incident d'Agadir » : une canonnière allemande, le Panther, a jeté l'ancre dans la rade du port marocain, une manière brutale de contester les visées de la France sur le royaume chérifien. La presse française se déchaîne. L'état-major s'apprête à en découdre. Le Royaume-Uni, qu'inquiètent les prétentions navales de l'Allemagne, se dit prête à venir en aide à la France.
La France et l'Allemagne sont donc sur le point de se faire la guerre pour s'approprier le Maroc !
Résistant aux pressions, le président du Conseil négocie secrètement avec Berlin un compromis de la dernière chance, en prenant de n'en rien faire savoir à son ministre de la Marine, le très belliciste Théophile Delcassé.
Par un traité signé quelques mois plus tard, il cède à l'Allemagne quelques territoires au Congo en échange du protectorat français sur le Maroc. On date de cet « incident » la prise de conscience par l'ensemble des Européens d'une menace de guerre généralisée.
A posteriori, il apparaît que, sans la prudence de Joseph Caillaux, la Grande Guerre aurait pu se produire avec trois ans d'avance. À ce moment, notons-le, la France n'était manifestement pas prête, à la différence de l'Allemagne de l'empereur Guillaume II, qui avait devancé tous ses voisins dans la course aux armements...
Convaincu avec raison qu'une guerre ruinerait l'Europe, Joseph Caillaux plaide pour la paix, ce qui lui vaut d'être honni par une grande partie de la classe politique. Maurice Barrès voit en lui « l'homme le plus haï de France ».
Le 14 janvier 1912, il doit céder la Présidence du Conseil à Raymond Poincaré. Ce Lorrain froid et intègre, sans étiquette, est plus que quiconque déterminé à préparer le pays à l'éventualité d'une guerre. Il veut pour cela porter de deux à trois ans la durée du service militaire et, afin de renforcer l'alliance avec la Russie, fait un premier voyage à Saint-Pétersbourg.
[Extrait du coffret : Les procès de l'Histoire (une série de 6 films par Ghislain Vidal)]
La guerre inéluctable
L'année suivante, le 17 janvier 1913, Raymond Poincaré est élu à la présidence de la République. Il appelle alors son ami Louis Barthou à le remplacer à la présidence du Conseil et lui demande de faire voter la loi sur le service de trois ans pour tous (curés compris !).
Mais les gauches radicale et socialiste accusent le gouvernement de vouloir céder aux injonctions des militaires. Elles plaident quant à elles pour un service réduit et font confiance à la « nation en armes » pour résister à une éventuelle invasion allemande ! Jean Jaurès abonde dans ce sens dans son livre paru cette année-là : L'Armée nouvelle.
Le débat politique se concentre dès lors sur les deux grandes réformes de l'heure : l'allongement à trois ans du service militaire, porté par la droite, et l'impôt progressif sur le revenu, porté par la gauche.
En dépit de l'hostilité d'une grande partie de l'opinion et de la classe politique, la loi sur le service militaire de trois ans est votée par la Chambre des députés le 19 juillet 1913 et ratifiée par le Sénat sans difficulté. Mais ses opposants, essentiellement à gauche, ne se tiennent pas pour vaincus. Ils font de l'abrogation de cette loi l'un des thèmes majeurs des prochaines élections législatives (26 avril- 10 mai 1914).
C'est ainsi qu'en octobre 1913, les radicaux, réunis en congrès à Pau, se donnent pour chef Joseph Caillaux, avec l'objectif de combattre les « trois ans » et le bellicisme supposé de Poincaré. Joseph Caillaux impose à ses parlementaires une stricte discipline de vote et met le ministère Barthou en minorité en décembre 1913.
En quête de compromis, Raymond Poincaré appelle à la présidence du Conseil Gaston Doumergue, un radical favorable à sa loi des trois ans. Joseph Caillaux entre au gouvernement comme ministre des Finances.
Un schisme s'introduit au centre, dans la mouvance radicale, en prévision des élections législatives du printemps 1914. Aristide Briand et Louis Barthou, favorables à l'impôt sur le revenu mais aussi au service militaire long, forment une éphémère Fédération des gauches, en fait un parti de centre gauche proche de Poincaré. On a pu les voir aux obsèques de Paul Déroulède, un furieux nationaliste mort le 31 janvier 1914.
Plus à gauche, Joseph Caillaux se rapproche de Jean Jaurès et prend la direction d'une coalition radicale-socialiste. En tant que ministre des Finances, il arrive à faire confirmer par la Chambre des députés son projet fiscal et il s'applique de tout son être à convaincre le Sénat. Tout indique qu'il pourrait revenir à la présidence du Conseil à l'issue des élections du printemps...
C'est alors que survient, le 16 mars 1914, l'acte désespéré de sa femme. Celle-ci ne supporte pas une campagne de calomnies organisée par Le Figaro contre son mari, en vue de saboter le projet de loi fiscal. Elle tue le directeur du journal, Gaston Calmette. Joseph Caillaux démissionne du gouvernement et se consacre dès lors à sa défense.
[Extrait du coffret : Les procès de l'Histoire (une série de 6 films par Ghislain Vidal)]
Son absence n'a pas d'incidence sur les élections législatives du 10 mai 1914. Elles débouchent sur un recul général des nationalistes et une victoire nette de la gauche avec 195 députés pour les radicaux de Joseph Caillaux et 103 députés pour les socialistes de la SFIO, dirigés par Jean Jaurès et Jules Guesde... mais les partisans de l'abrogation de la loi Barthou ne sont au total que 269 (sur 603 députés).
Caillaux est lui-même réélu dans la Sarthe. Son rival l'ayant injurié par voie d'affiches, il le provoque en duel. Deux balles sont échangées sans résultat. Un mot court à Paris : « Sa femme tire mieux que lui ».
Raymond Poincaré, pas mécontent d'être débarrassé de son rival, appelle à la tête du gouvernement un républicain socialiste de gauche (ex-SFIO) qui s'est prononcé pour la loi des trois ans, René Viviani. Bien que les électeurs aient manifesté par leur vote leur désintérêt pour la guerre, le président n'en démord pas. Il veut renforcer l'armée et surtout consolider l'alliance avec la Russie.
Pour Joseph Caillaux, le gouvernement formé le 14 juin 1914 ne doit être qu'un « ministère de vacances ». Lui-même compte bien prendre la place qui lui est due à la tête du gouvernement à l'automne, après le procès de sa femme, qui s'ouvre le 20 juillet 1914 aux assises de Paris. Il projette déjà de prendre Jaurès aux Affaires étrangères !... L'attentat de Sarajevo, l'assassinat de Jaurès et le déclenchement de la Grande Guerre en décideront autrement.
Néanmoins, le projet fiscal auquel il tenait tant est enfin adopté par le Sénat le 2 juillet 1914 et définitivement voté par la Chambre des députés le 15 juillet 1914. C'est la contrepartie à l'acceptation par les socialistes et les radicaux de la loi des trois ans. Sitôt après, le président de la République et le président du Conseil s'embarquent pour Saint-Pétersbourg en vue de renforcer l'alliance avec la Russie autocratique. Tout vient à point...
Pas de quoi s'effaroucher : le nouvel impôt présente un taux d'imposition de 2% sur la fraction du revenu supérieure à 25.000 francs/an, des 4/5e de ce taux sur la tranche du revenu comprise entre 20.000 et 25.000 francs, des 3/5e entre 15.000 et 20.000, des 2/5e entre 10.000 et 15.000, d'1/5e entre 5.000 et 10.000. La part du revenu inférieure à 5.000 francs/an n'est pas imposée. Chaque contribuable bénéficie aussi d'abattements pour les personnes à charge etc !
Cet impôt vient en complément des « quatre vieilles » : contributions foncière, mobilière, patente et impôt sur les portes et fenêtres. Ce dernier a aujourd'hui disparu tandis que les autres ont changé de nom. La patente est devenue taxe professionnelle, la contribution mobilière s'appelle taxe d'habitation et la contribution foncière est devenue taxe foncière.
Épilogue
Dès le début de la Grande Guerre, Joseph Caillaux part avec sa femme pour de longs voyages à l'étranger qui ne sont pas seulement touristiques. Fidèle à ses convictions, il cherche à tisser des liens en vue de hâter une paix de compromis.
En janvier 1918, le chef de la gauche radicale, Georges Clemenceau, qui figure au premier rang de ses ennemis après avoir été de ses alliés, le fait incarcérer et juger sous l'inculpation de haute trahison, sans toutefois arriver à le faire fusiller. Le Sénat, constitué en Haute Cour, le condamne en février 1920 à trois ans de prison.
Amnistié après avoir connu le déshonneur et la prison, il rebondit en vrai animal politique. Réélu député de Mamers, il revient même au gouvernement comme ministre des Finances en avril-octobre 1925, mais sa place dans l'Histoire aura été escamotée à jamais, en laissant le regret d'une guerre qui aurait pu être, sinon empêchée, du moins mieux conduite.
Bibliographie
Jean-Denis Bredin, historien, avocat et académicien, est à l'origine d'une biographie passionnante et très complète de ce personnage méconnu qu'est Joseph Caillaux (Joseph Caillaux, Hachette 1980). Il s'est très largement inspiré dans cet ouvrage des travaux remarquables de Jean-Claude Allain, un universitaire spécialiste de Joseph Caillaux.
La Commune
Vos réactions à cet article
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corinne (21-10-2014 09:15:39)
Merci pour tous les articles , des remises au point rapides et approfondies, utiles à l'enseignement.
claude Chapard (16-10-2014 18:10:38)
très bon article,j'ai appris beaucoup sur les impôts.merci pour votre travail sur tous vos articles.