Les Indo-Européens désignent un groupe linguistique imaginé par les linguistes européens il y a 250 ans, suite à la mise en évidence de parentés linguistiques entre les langues européennes et celles du nord de l'Inde. De ces parentés, on a conclu aussitôt à l'existence d'une langue originelle parlée par une population établie quelque part au sud-est de la Russie et qui aurait migré avant notre ère vers l'Europe d'une part, l'Inde d'autre part.
Cette hypothèse a servi à valider au XIXe siècle la prétention des Européens à gouverner le monde ainsi que l'a rappelé l'archéologue Jean-Paul Demoule dans un passionnant essai : Mais où sont passés les Indo-Européens ? (Seuil, 2014). Elle a été plus tard dévoyée par les nazis pour justifier la supériorité raciale des « Aryens ». Elle revient à la surface à propos du conflit entre Iraniens (Indo-Européens) et Arabes (Sémites).
Faisant fi de ces dérives malsaines, les linguistes voient leurs hypothèses se préciser et même se renforcer avec le concours de la génétique. Pour Laurent Sagart, linguiste historique (spécialiste de l'histoire des langues), il a bien existé, sans doute dans les steppes d'Europe orientale, au IVe millénaire avant notre ère, une population à l'origine de l'ensemble des langues dites indo-européennes. Notons que, par bienséance, les archéologues du XXIe siècle évitent de qualifier cette population d'indo-européenne et la désignent sous le nom de yamna (« fosse » en ukrainien), en référence à leur culture caractérisée par des tombes en fosse (dico).
Le 24 mai 2018, Herodote.net a questionné Jean-Paul Demoule et Laurent Sagart sur l'origine des langues indo-européennes actuelles. Voici dans les quatre vidéos ci-après le débat entre les deux chercheurs.
Au commencement était le Premier Homme !
Il y a bien longtemps, avant que n'existent les archéologues, les anthropologues et les linguistes, les hommes avaient des idées arrêtées sur leurs origines. Les Grecs anciens, par exemple, faisaient remonter leurs ancêtres... du sol de leur cité. Ils étaient nés de quelques ossements ou cailloux jetés là par une quelconque divinité. C'est le sens du mot autochtone (du grec autós - « soi-même » - et khthốn - « terre »).
Les Hébreux avaient imaginé un couple originel joliment nommé Adam et Ève, créé par Dieu et d'où descendraient tous les êtres humains. Avec une conséquence évidente : tous les hommes (et femmes) sont frères en Dieu. C'est ainsi qu'un disciple du Juif Jésus a pu écrire : « Il n'y a ni hommes ni femmes, ni Juifs ni Grecs, ni hommes libres ni esclaves, vous êtes tous un en Jésus-Christ » (saint Paul, épître aux Galates).
Dans l'Europe des Temps modernes, des humanistes encore sous l'influence de la Bible se sont convaincus de l'existence d'un Peuple originel qui aurait peuplé la Terre : « La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots » (Genèse, 11, 1). C'était avant que le malheureux épisode de la Tour de Babel n'amène Dieu à disperser les hommes et brouiller leurs langues.
Ainsi, vers 1704, dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain, l'illustre philosophe Leibnitz crut observer que la plupart des langues connues avaient « beaucoup de racines communes ». Il en déduisit l'existence d'une « origine commune de toutes les nations » et avança même l'hypothèse que tous les peuples européens seraient « descendus des Scythes, venus de la mer Noire ».
Autant dire qu'au XVIIIe siècle, les esprits étaient préparés à la découverte de parentés linguistiques qui confirmeraient le cousinage de toutes les langues et de tous les peuples qui les parlent. Justement, les explorations et les premières conquêtes ultra-marines conduisirent de savants linguistes à se pencher sur de vieux textes des Indes, dans la langue liturgique de l'hindouisme, le sanskrit.
Le 2 février 1786, un certain Sir William Jones, administrateur colonial féru de textes anciens, donna une conférence mémorable à Calcutta dont voici les extraits relevés par Jean-Paul Demoule : « la langue sanscrite, quelle que soit son antiquité, est d'une merveilleuse structure ; plus parfaite que le grec, plus riche que le latin, elle entretient avec l'une et l'autre une affinité plus forte dans les racines de ses verbes et ses formes grammaticales que ce qu'aurait pu produire le hasard ; si forte même qu'aucun philologue ne peut les examiner tous les trois sans penser qu'ils ont dû jaillir d'une source commune, qui peut-être n'existe plus... »
Et de conclure : « Les Hindous ont une immémoriale affinité avec les anciens Perses, Éthiopiens et Égyptiens, Phéniciens, Grecs et Tuscans, Scythes ou Goths, et Celtes, Chinois, Japonais, et Péruviens ; comme il n'y a aucune raison de penser qu'ils furent une colonie de l'une de ces nations, ou que l'une de ces nations fut colonisée par eux, nous pouvons assurément conclure qu'ils proviennent tous d'une quelconque région centrale... »
Les parentés linguistiques découvertes par Sir William Jones sont aujourd'hui unanimement admises (sauf en ce qui concerne les Péruviens). Chacun peut reconnaître par exemple dans le mot Maharadjah (« Grand roi ») les mêmes racines que dans les mots latins major (« grand ») et rex (« roi »). De la même façon, le mot Mahatma (« Grande âme »), surnom donné à Gandhi par le poète Tagore, contient des racines apparentées aux mots latins major (« grand ») et anima (« âme ») (note).
Mais les linguistes n'en sont pas restés à ces similitudes apparentes ou fortuites. Ils ont mis au point des techniques sophistiquées qui permettent de distinguer les emprunts de voisinage des mots hérités. Le premier groupe relève essentiellement du vocabulaire culturel lié à l'environnement. Le second groupe, que chacun de nous hérite dans la petite enfance de ses parents et de son voisinage immédiat, relève du vocabulaire de base (organes corporels, besoins physiologiques...), de la grammaire et de la conjugaison.
Ainsi que l'explique avec force Laurent Sagart, il est exclu par exemple qu'une population emprunte à une population voisine des éléments de conjugaison. De la sorte, en étudiant les similitudes du second groupe, les linguistes historiques ont pu identifier environ 150 familles de langues, dont la famille indo-européenne.
À la recherche du peuple originel
Après les conquêtes napoléoniennes, la linguistique comparée a bénéficié d'un nouvel élan en Allemagne, où le nationalisme naissant s'identifiait plus qu'ailleurs à la langue. « Les hommes sont beaucoup plus formés par la langue que la langue n'est formée par les hommes », écrit le philosophe Johann Fichte dans son célèbre Discours à la Nation allemande (1808).
Le linguiste Franz Bopp (1791-1827) établit formellement les parentés entre les langues indo-européennes, ou plutôt indo-germaniques selon la terminologie allemande - dans son mémoire de 1816 : Du système de conjugaison de la langue sanskrite, comparé avec celui des langues grecque, latine, persane et germanique. Ces langues sont divisées soit en deux groupes : le groupe occidental, dit centum, et le groupe oriental, dit satem ; soit en quatre groupes : central (langues latines, italiques, vénètes, germaniques, celtiques...), méridional (grec, macédonien, dace,...), anatolien (hittite, lydien,...) ; oriental (langues iraniennes, sanskrit,...).
À partir de là, les savants voient comme évidente l'existence d'une langue primitive d'où découleraient toutes ces langues ainsi que d'un peuple originel attaché à cette langue et dont descendraient les différents Indo-Européens : Indiens, Perses, Grecs, Romains, Celtes, Germains et Slaves. Ce Peuple originel est dans un premier temps situé quelque part au nord de l'Inde. C'est pourquoi le philologue allemand Max Müller (1823-1900) propose de le dénommer aryen, d'après l'appellation Ârya (« noble » en sanskrit) que les Vedas donnent aux antiques tribus établies en Perse, au Pendjab et en Inde. On retrouve ce mot dans le nom actuel de la Perse, Iran.
La localisation en Inde a tout pour séduire les intellectuels de l'époque romantique. Exotique en diable, elle rappelle aussi le lieu où les théologiens avaient coutume de situer le jardin d'Éden, paradis perdu d'Adam et Ève ! Mais au milieu du XIXe siècle, foin de romantisme et d'exotisme. Les Européens se convainquent de leur supériorité sur les autres peuples de la planète. L'Inde faisant mauvais genre, ils cherchent à rapprocher d'eux le Peuple originel. Pourquoi ne pas le situer dans le Caucase, où aurait échouée l'arche de Noé ? Ou à défaut en Mésopotamie, autour de l'antique Babylone ?
À la fin du siècle émerge une autre hypothèse : la Scandinavie ! Le linguiste Hermann Hirt (1865-1936) la justifie par la « paléontologie linguistique », qui consiste à identifier les mots communs au plus grand nombre de langues indo-européennes. Le saumon, l'ours et l'abeille étant de ceux-là, on ne saurait à son avis situer le Peuple originel dans les steppes d'Asie. Et la fréquence du hêtre, de la mer, du sel, du saule et du bouleau imposeraient les rives de la mer Baltique. CQFD.
Laurent Sagart fait litière de cette hypothèse car les populations peuvent, au fil de leurs pérégrinations, attribuer aux espèces sauvages les appellations d'espèces qu'elles ont côtoyé dans leur région d'origine. Ainsi, les saumons de la Scandinavie ont pu être ainsi nommés en référence à des poissons similaires des rivières des steppes orientales.
Cette procédure ne fonctionne pas par contre pour les espèces domestiques (animaux et végétaux) que les populations emmènent avec elles. Leurs appellations doivent normalement perdurer au fil des migrations. Et le fait que l'on ne rencontre dans les langues indo-européennes aucun mot commun se référant à l'agriculture donne à penser que les proto-Indo-Européens ne pratiquaient pas l'agriculture ! Ils tiraient leur subsistance du monde animal...
Au début du XXe siècle, le grand préhistorien australien Gordon Childe (1892-1957) a imaginé que les proto-Indo-Européens seraient isssus de tribus diverses établies dans les pays du Don et de la Volga (dans l'actuelle Russie), autrement dit dans un espace d'environ quatre millions de km2. Elles auraient migré à partir de 4000 av. J.-C.
Cette hypothèse est assez largement validée aujourd'hui par les linguistes. Du fait de l'existence d'une branche anatolienne quelque peu distincte des autres branches issues du proto-indo-européen, ils se représentent une expansion en deux phases. Dans un premier temps, une partie de ces tribus aurait migré vers l'Anatolie (Asie mineure ou Turquie actuelle) où elle aurait engendré le peuple hittite, actif au IIe millénaire av. J.-C. Les populations indo-européennes demeurées dans les steppes auraient beaucoup plus tard crû en nombre jusqu'à se répandre de la mer du Nord au golfe du Bengale.
Toutes les familles de langues ont pu s'imposer grâce une forte croissance démographique et une expansion de population liée à une source de nourriture abondante. Dans le cas de la famille sino-tibétaine, on pense à la culture du millet et à l'élevage du porc...
Concernant la famille indo-européenne, Romain Garnier, Laurent Sagart et Benoît Sagot évoquent dans un article récent une hypothèse surprenante : une modification dans le génotype qui aurait permis à certains habitants des steppes de bien digérer le lait à l'âge adulte. Elle aurait ainsi entraîné une augmentation des populations de langue indo-européenne et donc leur expansion géographique, en leur offrant un aliment immédiatement accessible.
Cette faculté est de fait fréquente aujourd'hui dans la plus grande partie des populations de langue indo-européenne (dont le nord de l'Europe, le nord de l'Inde et l'Iran). De rares populations de bergers africains l'ont aussi développée de façon indépendante. Mais elle est beaucoup plus rare chez la plupart des Asiatiques, Océaniens, Aborigènes d'Australie, Amérindiens.
La génétique au secours de la linguistique historique
Comme en d'autres domaines (la Préhistoire), la génétique est en train de renouveler les recherches sur les Indo-Européens. Deux articles majeurs parus en 2015, quelques mois après la sortie du livre de Jean-Paul Demoule, ont montré que des populations établies au nord de l'Allemagne au IIIe millénaire av. J.-C. descendraient en droite ligne de populations établies dans les steppes d'Europe orientale. Les premières sont connues des archéologues par leur usage de la céramique cordée, les secondes par la pratique de l'inhumation dans des tombes à fosse.
Ces conclusions dérivent de l'analyse génétique des ossements d'une centaine d'individus. Elles confirment les hypothèses récentes des linguistes sur une expansion des populations de langue indo-européenne à partir des steppes d'Europe orientale.
Si les chercheurs de toutes disciplines se réjouissent de voir se resserrer le champ des hypothèses dans le domaine indo-européen, aucun n'exclut toutefois une surprise ou de nouvelles révélations. Cette part inépuisable de mystère fait la beauté de la science.
Vos réactions à cet article
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Voir les 12 commentaires sur cet article
Elsa Altiparmakian (30-09-2024 10:33:41)
Superbe article merci ! Et quand au débat, c'est loin d'être aussi houleux qu'entre des politiciens mais ça clashe quand même sévère entre ces deux là ????
pmlg (12-07-2020 18:39:24)
Il est beaucoup question des basques dans les commentaires. Certains sont très "parti-prenants" ... pourquoi pas. Cela étant et pour compléter quant à l'intérêt des études génétiques -en gard... Lire la suite
COLLET (07-08-2018 16:05:30)
A l'instar de la grande majorité de vos articles, celui-ci est passionnant et très bien formulé...