27 avril 2025. Depuis 1970, l’État du Vatican a enlevé le droit de vote aux cardinaux de plus de quatre-vingts ans. Ainsi, seulement 135 cardinaux sur un total de 252 seront appelés à élire le successeur du pape François. Des voix réclament une réforme semblable en France et dans les autres démocraties afin de réduire le poids électoral des citoyens les plus âgés, de plus en plus important du fait de la dénatalité et du vieillissement de la population. Mais quelle que soit la manière de procéder, il en résulte toujours une atteinte au suffrage universel ! La solution pourrait venir d’une proposition méconnue du démographe Alfred Sauvy qui, en 1944, proposait au contraire un droit de vote véritablement universel, de la naissance à la mort…
L’élection du successeur du pape François par les cardinaux de 80 ans au plus a relancé dans certains milieux dits « progressistes » l’idée de priver du droit de vote les citoyens les plus âgés au motif qu’ils défendraient leurs intérêts immédiats sans se préoccuper du long terme, à la différence de la jeunesse !
Si cette idée devient récurrente, c’est d’abord en raison d’une réalité démographique : dans tous les pays développés, la proportion de personnes âgées ou très âgées augmente rapidement du fait de l’allongement de l’espérance de vie (une excellente chose !) et de la diminution année après année du nombre de naissances (ce qui est dommageable, du moins dans les pays qui n’arrivent plus à renouveler les générations).
La conséquence, ainsi que le rappelle Maxime Sbaihi dans Le Grand Vieillissement (Éditions de l’Observatoire, 2022), c’est qu’en France, les plus de 50 ans détiennent désormais la majorité absolue parmi les 48 millions d’électeurs, tandis que les moins de 30 ans ne représentent plus que 17 % du corps électoral.
Le même phénomène se retrouve bien sûr dans toutes les autres démocraties développées. Dans « Sur la voie de la gérontocratie ? » (30 juin 2016, Avenir Suisse), Tibère Adler constate que « l'âge de l'électeur suisse médian sera bientôt de 60 ans, et en constante augmentation. L'âge de l'électeur médian est celui pour lequel il y a exactement autant de votants d'un âge supérieur que d'un âge inférieur. Cette évolution n'est pas étonnante, en raison de nombreux facteurs : vieillissement généralisé ; taux de participation aux votations plus élevé chez les personnes âgées ; pas de droit de vote pour les étrangers établis, en moyenne plus jeunes. En conséquence, la majorité décidant du sort des objets mis en votation est elle-même de plus en plus âgée. Est-ce un problème ? Avenir Suisse pense que non, du moins en Suisse… »
Sur les listes électorales françaises, les plus de 65 ans représentent aujourd’hui 27,47% des inscrits et les 18-34 ans 25,6%. Qui plus est, les jeunes se déplacent beaucoup moins que leurs aînés dans les bureaux de vote. Ainsi, seuls 28 % des moins 30 ans ont voté au second tour des législatives en 2022, contre 59 % des 65 ans ou plus…
À l’autre extrémité, il faut aussi noter que plus de 55% des plus de 90 ans s’abstiennent systématiquement et dans les EHPADs, c’est tout au plus 4% des pensionnaires qui glissent un bulletin dans l’urne (source : INSEE). Jérémie Moualek, maître de conférences en sociologie à l'université d'Évry Paris-Saclay en tire la conclusion que « les plus de 80 ans s’abstiennent plus que les jeunes. Poser une limite au vote des personnes âgées viendrait entériner légalement ce qui est déjà une réalité sociologique, » (source : France TV).
Restreindre le vote des « vieux » : une réflexion qui vient de loin…
Au vu de la surreprésentation des électeurs âgés, beaucoup de militants de gauche ou d’extrême-gauche revendiquent sur les réseaux sociaux une limitation du vote des « vieux ». Ils se fondent sur l’idée au demeurant erronée (voir plus loin) que lesdits « vieux » seraient plus « réactionnaires » et moins ouverts au changement que les « jeunes ».
Des sociologues et des philosophes avancent la même revendication sur un ton plus sérieux à l’image de Frédéric Monlouis-Félicité qui propose de surpondérer le vote des jeunes dans La guerre des générations aura-t-elle lieu ? (Edition Manitoba, 2022).
Cette réflexion n’est pas nouvelle ! Elle remonte à un article de l’universitaire américain Douglas Stewart dans la revue de gauche The New Republic et intitulé « Disfranchise the Old » [« priver les vieux de leurs droits »]. Il est paru en 1970, après la réélection de Ronald Reagan au poste de gouverneur de Californie, ainsi que le rappelle l’universitaire roumain Andrei Poama dans Philosophie Magazine : « Et si les voix des personnes âgées comptaient moins ? » (3 juillet 2020).
Stewart affirmait ainsi que, les personnes âgées étant davantage exemptées des conséquences de leur vote que les jeunes, il n’y avait pas de sens à leur donner le même pouvoir électoral. Il proposait donc de retirer le droit de vote soit à 70 ans, soit à l’âge du départ à la retraite !
Plus près de nous, ajoute Andrei Poama, « Le philosophe belge Philippe Van Parijs pense cette question à partir d’une conception de la justice intergénérationnelle : il s’agit pour chaque génération de s’assurer que la situation socio-économique de la génération suivante n’est pas pire que la sienne. Van Parijs envisage alors d’accorder au départ trois voix à chaque électeur, puis de lui en retrancher une tous les vingt-cinq ans. Le philosophe britannique William MacAskill a développé une proposition similaire en partant d’un capital de six votes, mais à partir d’une pensée utilitariste : comme chacun vote en fonction de son avantage propre et que les préférences temporelles des personnes âgées sont définies à court terme, cela a des conséquences négatives, par exemple sur l’enjeu du climat. En Suisse, le politologue Silvano Möckli a mené une analyse en termes de domination politique : l’idée est d’éviter que, dans une démocratie, certains groupes d’âge en dominent d’autres. Il a donc proposé d’accorder deux droits de vote à 18 ans et de diminuer le poids de ce vote de 1?% chaque année » (source : Philosophie Magazine).
Ces réflexions de haute volée tiennent, on l’a vu, au poids croissant des citoyens âgés dans le corps électoral. Elles tiennent aussi à la quasi-disparition des enjeux de classes qui faisaient, jusque dans les années 1980 que jeunes et vieux se retrouvaient autour des mêmes problématique sociales : les ouvriers à la retraite votaient PC (ou PS) tout comme leurs enfants et petits-enfants sans se poser de questions. L’élection de François Mitterrand en France en 1981 est caractéristique de ce point de vue.
Depuis lors, tous les partis se sont ralliés à quelques nuances près au néolibéralisme et à la « mondialisation heureuse », avec ses babioles à bas prix importées de Chine ou du Bangladesh et ses immigrants venus d’Afrique, pratiques et peu chers pour les travaux ménagers et les livraisons à domicile ! Les clivages politiques se reportent donc sur des enjeux sociétaux plus générationnels comme les questions mémorielles, raciales, environnementales ou sexuelles (note).
Le vote des « jeunes » : mythes et réalités
C’est une petite musique qui courait déjà avant le premier tour de l’élection présidentielle française d’avril 2022 et s’est renforcée à l’annonce des résultats, écrit Clémentine Vergnaud (Présidentielle : pourquoi l'idée d'un âge limite pour le vote des seniors en convainc certains et scandalise les autres, France TV, 16 avril 2022) : « Les jeunes qui ont voté en masse Mélenchon pour leur avenir se font voler leur élection par des vieux retraités qui ont vécu leur meilleure vie et n’ont plus rien à perdre et des vieux bourgeois qui ont tous les privilèges de Macron », s’exaspérait par exemple un jeune sur Twitter au soir du premier tour. Un autre s’agace aussi, graphiques à l’appui : « Ce sont donc des vieux déjà à la retraite qui vont nous imposer de travailler cinq ans de plus. Merci à eux. » À tel point que certains vont jusqu'à se poser cette question : « Pourquoi diable laissons-nous les plus de 65 ans voter ? »
La réalité que reflètent les statistiques électorales est différente et ces jeunes disciples de Jean-Luc Mélenchon (lui-même 71 ans en 2022) devraient eux-mêmes se féliciter de ce que les « vieux retraités » puissent encore voter !
Voici ci-après les résultats du second tour de l’élection présidentielle française de 2022 par tranche d’âge, (source : Elabe /BFMTV). Ils montrent que la candidate du Rassemblement National (droite extrême) est majoritaire chez les jeunes actifs (25-34 ans) et n’est franchement minoritaire que chez les retraités (65 ans et plus) :
| Tranche d'âge | Emmanuel Macron | Marine Le Pen |
| 18-24 ans | 54 % | 46 % |
| 25-34 ans | 40 % | 60 % |
| 35-49 ans | 51 % | 49 % |
| 50-64 ans | 54 % | 46 % |
| 65 ans et plus | 65 % | 35 % |
Rien n’indique donc qu’une restriction du vote des plus âgés changerait les résultats des élections dans le sens voulu par ses partisans !
Plus gravement, pareille mesure porterait un premier coup à un principe démocratique gagné de haute lutte : le suffrage universel. Songeons qu’avant d’en arriver à celui-ci, nous en sommes passés par le suffrage censitaire, avec un droit de vote réservé aux contribuables aisés, puis au suffrage universel mais réservé aux hommes. Certains pays ont aussi pu réserver le droit de vote aux personnes sachant lire et écrire. Réintroduire une restriction légale au droit de vote serait du plus mauvais effet (note).
« On ouvre la boîte de Pandore ! », s’exclame le constitutionnaliste Dominique Rousseau. « Pourquoi ne pas réserver le vote à ceux qui ont bac+5 ? Ce n’est pas très sérieux sur le plan démocratique. Vous rentrez dans un politique de discrimination qui remet en cause le principe d’égalité entre les citoyens et le suffrage universel sur le plan constitutionnel » (France TV).
Sous les débuts de la IIIe République, en France, à un moment où la condition féminine était tombée à son niveau le plus bas depuis plusieurs siècles, des élus « patriotes » soucieux d'une « Revanche ! » sur l'Allemagne se mirent en tête de relancer la natalité en favorisant les familles nombreuses sur le plan électoral. C'est ainsi qu'ils promurent le mal-nommé « vote familial », à savoir l'attribution au pater familias d'un droit de vote supplémentaire pour sa femme et chacun de ses enfants mineurs. Cela revenait à donner à une poignée d'hommes un poids électoral discrétionnaire et instaurer une forme de « patriarcat » au coeur de la société occidentale, laquelle en a été exemptée depuis plus d'un millénaire...
Il est à noter toutefois que le « vote familial », qui mériterait d'être plutôt appelé « vote patriarcal », a existé en Europe jusqu'au début du XXe siècle dans quelques villages de la Suisse alémanique, en particulier dans le canton rural Appenzell Rhodes-Intérieures. C'est seulement en 1990 que le Tribunal fédéral suisse a jugé cette pratique contraire à l'égalité des droits.
Étendre le vote des jeunes : une vieille idée pleine de promesses
À défaut de restreindre le droit de vote des plus âgés, quelques rares pays ont fait le choix d’abaisser l’âge requis pour voter à 17 ans (Grèce), voire à 16 ans (Autriche, Belgique, Allemagne, Malte), les autres pays s’en tenant au minimum de 18 ans.
Plutôt que d’abaisser l’âge requis pour voter (pourquoi, après tout, s’arrêter à 16 ans ?), ne vaudrait-il pas mieux réfléchir au moyen de mobiliser les plus jeunes, faire en sorte qu’ils se sentent partie prenante du destin collectif et faciliter leur vote, notamment en instaurant un vote en ligne ou dans les lieux d’étude, comme le suggère Clémentine Vergnaud (France TV) ?
Tibère Adler (Avenir Suisse) évoque quant à lui une idée radicale et quelque peu utopique, à savoir l’introduction d’un droit de vote pour les enfants : les enfants auraient dès la naissance un droit de vote que leurs parents exerceraient pour eux jusqu’à leur majorité.
Cette idée-là a déjà été lancée (sans aucun succès) par un immense démographe et humaniste français, Alfred Sauvy, en… 1944. Socialiste et humaniste de cœur, il voit dans le droit de vote de la naissance à la mort l’accomplissement d’un suffrage véritablement universel.
Il écrit dans Richesse et Population (Payot, 1944, pages 300-301) : « Si l'on fait appel au suffrage des citoyens sous quelque forme que ce soit, dans le cadre national, municipal, professionnel, corporatif, il est essentiel qu'il soit universel et que les enfants soient représentés [...]. Une représentation électorale doit se faire suivant une règle simple et bien tracée. Le mérite essentiel du « suffrage universel » est d’être sans équivoque […]. Il n’est qu’un système simple : chaque personne a une carte d’électeur. Il reste à fixer les règles de représentation des mineurs, mais ce n’est là qu’un détail ». On peut ainsi concevoir que le père et la mère se partagent les bulletins de vote de leurs enfants, le bulletin du premier-né revenant au parent de son sexe. Il appartient ensuite à la jurisprudence le soin de régler les cas spécifiques.
Avec ce droit de vote du berceau au tombeau, c’en est fini des arguties électorales et, sans le dire, on contrebalance d’une façon démocratique et saine le poids croissant des personnes âgées en renforçant celui des jeunes actifs, lesquels bénéficient du droit de vote attaché à leurs enfants.













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Voir les 27 commentaires sur cet article
Jake Holman (26-05-2025 05:16:04)
Rappelons-nous "Providence" , un film d'Alain Resnais des années 70. Il montre une situation très en phase avec l'état d'esprit des nouveaux "humanistes".
Flip (03-05-2025 19:10:22)
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Le suffrage véritablement 'universel' fait voter les morts ; cela s'appelle la tradition.
Pascal 68 (29-04-2025 17:08:06)
Prenons tout d’abord les chiffres. Plus de 65 ans, 24,47 %. 18-34 ans, 25,6%. Des pourcentages à peu près équivalents. Dans un cas 17 classes d’âge, dans l’autre, disons une bonne trentaine... Lire la suite