Il était jeune, beau, élégant, cultivé, il avait de l’entregent et de l’ambition. Élie Decazes a été le « dernier favori » de l’Histoire. Étonnant destin que celui de ce roturier du Libournais qui est « monté » à la capitale et s'est voué à l'Empereur avant de se hisser dans l’entourage de Louis XVIII au point d’être considéré et traité par le roi comme son « fils ».
Il voit sa carrière politique aux allures d'étoile filante interrompue par l'assassinat du duc de Berry en 1820, dont il est abusivement rendu responsable par l'opinion. Il se fait alors industriel et fonde en 1825 dans l'Aveyron un grand centre sidérurgique qui prend son nom : Decazeville, aujourd'hui une ville de 15000 habitants...
Un enfant des Lumières et de la bourgeoisie
Élie Decazes est né le 28 septembre 1780 au domaine de Bellevue, à Saint-Martin de Laye, à l'est de Bordeaux. Son père Michel Decazes, était procureur et notaire à Libourne, sa mère Catherine Trigant, fille d’un avocat au Parlement de Bordeaux et juge héréditaire de Guitres, près de Libourne.
Il est donc issu d'une bourgeoisie d’Ancien régime, des notables provinciaux aux revenus substantiels qui lui permettront d’étudier chez les Oratoriens de Vendôme, ainsi que le raconte François de Coustin qui lui a consacré une belle biographie (Élie Decazes, Perrin, 2020).
Dans cet établissement réputé a enseigné un certain Joseph Fouché, prêtre de la Congrégation de l'Oratoire qui deviendra conventionnel, régicide et ministre de la Police. Son chemin croisera celui de Decazes en 1815.
En attendant, le jeune homme doit quitter les Oratoriens en 1792, quand survient la Terreur. Il n'y revient qu'en 1794, à la chute de Robespierre, pour achever enfin ses études.
Son père navigue avec opportunisme politique jusqu’à la Restauration, réussissant à être conseiller général de Gironde de 1800 à 1815, et jurant fidélité à Louis XVIII.
Élie lui-même devient avocat à Libourne. Enthousiasmé par les succès militaires de Bonaparte, il « monte » à Paris et trouve un emploi modeste au ministère de la Justice. Il se lie avec le magistrat Honoré Muraire.
Ce dignitaire du régime le fait entrer dans une loge maçonnique de l'Orient de France et l’introduit dans l’entourage de l’Empereur. Decazes épouse la fille de son protecteur en 1805 mais ce premier mariage se termine par la mort prématurée de la jeune femme l'année suivante.
Il fait là-dessus la connaissance d’Hortense de Beauharnais, reine de Hollande, épouse de Louis Bonaparte dont il sert les intérêts avant de jouer de ses relations au sein de la famille de Napoléon pour obtenir une place de conseiller à la cour impériale de Paris.
Il restera fidèle à la famille impériale jusqu’à l'abdication de Napoléon, puis se ralliera sans état d'âme à Louis XVIII.
Dans l'intimité du roi
Le destin d'Élie Decazes bascule les 7-8 juillet 1815. De retour de sa « remise de Gand » après les Cent-Jours, Louis XVIII charge Talleyrand de former le gouvernement. Il en résultera l'un des gouvernements les plus talentueux de l'Histoire du pays...
Comme Decazes, à la tête d'un bataillon de la Garde nationale, s'est fait remarquer en fermant la Chambre des députés des Cent Jours, le baron Louis, pressenti pour les Finances, suggère à Fouché, en charge de la Police, de le placer à la tête de la préfecture de Police de Paris.
Quelques jours plus tard, le nouveau préfet est amené à rencontrer Louis XVIII à propos d'une prétendue tentative d'empoisonnement du tsar Alexandre Ier. Il expose la manière dont il a révélé la supercherie et le vieux roi podagre de soixante ans, sans enfant et en manque de confident depuis le départ du duc de Blacas, est immédiatement séduit par le charme du jeune homme.
C’est le début d’une relation privilégiée inattendue pour l’ambitieux provincial. François de Coustin explique cet étrange rapport : « Louis XVIII est un homme seul. Veuf depuis des années d’une femme qu’il n’a jamais aimée et qui ne l’aimait pas, sans enfant parce qu’incapable d’en faire, il a reporté son besoin d’affection (…) sur des favoris. »
Decazes sera celui qui marquera le plus Louis XVIII. Leur relation virera quasiment à la passion. Le roi y trouve aussi un avantage politique. « Decazes a pour intérêt d’être distrayant dans la solitude et l’ennui d’un monarque sans ami : il l’alimente en informations sur la famille de Napoléon qu’il a côtoyée ; préfet de Police, il est au courant de bien des choses. Decazes le comprend vite et fournit le roi en anecdotes et ragots sur la cour et la Ville. Et puis, il est jeune au milieu d’un personnel politique qui a connu l’Ancien Régime, la révolution et/ou l’Empire. Le monarque vieillissant va se faire le pygmalion de ce jeune ambitieux », analyse François de Coustin.
Malin, Decazes écoute les leçons, conforte son interlocuteur. Les deux hommes se voient et s’écrivent quotidiennement. Privilège incroyable, Decazes est tutoyé par le roi qui noue avec lui une relation paternelle. « Ne songez-vous jamais que vous avez un père ? Je songe si souvent que j’ai un fils (…) Confiez-vous à votre père. », lui écrit-il. Dans une autre missive, il note : « À ce soir m. E.j.t.p.s.m.c.e.j.t.b.m.e.m.f », une phrase qu’il faut décoder ainsi : « Mon Élie , je te presse sur mon cœur et je te bénis, mon enfant, mon fils. »
La faveur royale retombe aussi sur l'entourage du ministre : sa soeur la belle Zélie Princeteau, son frère Joseph et sa seconde femme Égédie de Sainte-Aulaire, qu'il épouse en 1818.
Vers les sommets
Cette relation hors-norme fait jaser au moment où Decazes succède à Fouché au ministère de la Police, en septembre 1815, suite à l'éviction de Fouché.
Le nouveau gouvernement est présidé par le duc de Richelieu, arrière-petit-neveu du Cardinal. Decazes et lui vont se compléter à merveille, le duc gérant les affaires extérieures et Decazes l'intérieur. Le premier, qui voit tout en noir, est surnommé « docteur Tant pis », le second, d'un optimisme à toute épreuve, « docteur Tant mieux. »
Dès lors commence véritablement la carrière nationale de Decazes qui, fort de son statut de favori, deviendra le personnage central de la politique de Louis XVIII pendant près de cinq ans, de 1815 à 1820, en tant que ministre puis président du Conseil.
Une période pendant laquelle il luttera sans merci contre les ultras dont il craint qu’un éventuel retour au pouvoir ne provoque une nouvelle révolution, et contre les libéraux.
« Decazes veut arriver à une forme d’unanimité politique qui ne peut être obtenue qu’avec une monarchie libérale », analyse de Coustin. Un pari difficile dans un pays tiraillé entre les ultras qui veulent prendre leur revanche sur la Révolution et des libéraux divisés. L’auteur raconte les manœuvres politiciennes marquant ces premières années de la Restauration et auxquelles participe Decazes afin de trouver une majorité stable.
C'est afin de consolider le trône en le rendant populaire que Decazes obtient de Louis XVIII, le 5 septembre 1816, la dissolution de la « Chambre introuvable », où dominent les ultras, partisans du retour à l'absolutisme royal !
Le 5 février 1817, il fait voter la loi électorale portée par le ministre de l'Intérieur Lainé, qui élargit le corps des électeurs à la classe moyenne.
Un an plus tard encore, le 10 mars 1818, la loi de recrutement du ministre de la Guerre Gouvion-Saint-Cyr, ancien maréchal d'Empire, consacre l'avancement des officiers à l'ancienneté et renforce le caractère national de l'armée.
Mais en décembre 1818, le duc de Richelieu se retire après avoir négocié au congrès d'Aix-la-Chapelle le retrait des troupes d'occupation. Decazes, qui garde l'appui du roi, conserve son ministère et devient même président du Conseil en novembre 1819.
Entrepreneur éclairé et quelque peu visionnaire, il inaugure le 25 août 1819 à Paris une ambitieuse Exposition des produits de l'industrie.
Decazes parvient encore à faire passer avec le ministre de la Justice, le comte Hercule de Serre, une loi très libérale sur la presse : fin de la censure, institution du jury de jugement pour les procès de presse.
Mais sa position est désormais fragilisée...
La chute
Pris entre deux feux, pivot de la vie politique et mondaine, le favori de Louis XVIII est la cible de violentes attaques de tous bords qui culminent avec la campagne aussi haineuse qu’injuste orchestrée par les ultras lors de l’assassinat du duc de Berry, le 13 février 1820, dont ils lui font porter la responsabilité.
Chateaubriand n'hésite pas à écrire dans Le Conservateur : « Le pied lui a glissé dans le sang ; il est tombé ». Et Charles Nodier dans Le Temps des débats : « J'ai vu le poignard de Louvel [l'assassin] ; c'était une idée libérale ».
Dès le 20 février 1820, le duc remet sa démission au roi, au grand regret de celui-ci, et se voit remplacé par le comte Jean-Baptiste de Villèle, ancien maire de Toulouse et représentant des ultras. C'en est fini des tentatives de conciliation entre la monarchie constitutionnelle et la gauche libérale. La censure est rétablie et la loi électorale réformée au profit de la bourgeoisie conservatrice. L'opposition libérale ne trouve plus à s'exprimer que dans les conspirations secrètes comme la Charbonnerie.
Deuxième vie
Après une brève activité d’ambassadeur à Londres, Decazes se retire dans ses terres familiales de La Grave avant d’amorcer la deuxième partie de sa vie, celle qui fera de lui un notable et un pair influent durant la fin de la Restauration et sous la monarchie de Juillet, ainsi qu’un haut responsable franc-maçon.
Une activité politique incessante qui renforcera son amitié avec François Guizot et qu’il doublera de celle de « capitaine d’industrie ». Decazes devient un entrepreneur aux fortunes diverses qui se passionne pour l'industrie comme pour l’agriculture.
Doté d’un puissant réseau dans le monde économique tissé à Paris où il tient salon et enchaîne les réceptions, il achète en avril 1825 des concessions de fer et de charbon dans le bassin d'Aubin, près de Rodez (Aveyron).
L'année suivante, il fonde avec des banquiers une Société anonyme des houillères et fonderies de l'Aveyron. L'entreprise fait construire les premiers hauts-fourneaux de France, sur le modèle de ce qui existe déjà en Angleterre.
Le site industriel va donner naissance à une ville qui prendra le nom du ministre, Decazeville ! Il va devenir dans les années 1840 le principal fournisseur de rails en France, devant Le Creusot. La ville compte 8800 habitants en 1856, sous le Second Empire, avant d'être secouée par de violentes grèves en 1886 et de lentement décliner.
Jusqu’à sa mort en 1860, malgré la maladie et la souffrance, Decazes s’impliquera dans la vie publique locale et nationale, laissant derrière lui l’image d’un homme d’État trop méconnu qui pâtit longtemps de la détestation de la frange la plus réactionnaire de l’échiquier politique de la Restauration.
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