Les réseaux ferroviaires restent un enjeu stratégique dans le monde et principalement en Europe centrale et orientale où, pendant plus d’un siècle et demi, ils ont structuré les empires puis les États-nations qui leur ont succédé.
Héritière de ce passé, l’Ukraine, en conflit avec la Russie, tente ainsi, aujourd’hui, d’adopter l’écartement standard ouest-européen en lieu et place de l’écartement large hérité de Moscou.
Liberté de choix pour les pionniers du train
Durant les premières décennies de l’histoire du chemin de fer, les différences techniques et en particulier l’écartement des rails n’avaient guère d’importance. Chaque ligne, chaque réseau puis chaque pays a suivi ses propres choix dans la mesure où, jusque vers 1880, on n’envisageait nullement un trafic international ou à l’échelle d’un continent entier !
Même le réseau ferré britannique qui fut le premier digne de ce nom n’a pas échappé à la règle ou plus exactement... au manque de règle ! Ainsi, à partir de 1838, la compagnie Great Western Railway a pu couvrir de 2300 km de lignes le Sud-Est de l’Angleterre avec sa voie totalement atypique de 2140 mm d’écartement créée par l’ingénieur visionnaire Brunel.
Entre 1854 et 1892, la voie large fut toutefois remplacée par la voie standard (1435 mm), l’utilisation temporaire de voies à écartement variable facilitant la transition.
Dans ce contexte, que l’on pourrait qualifier d’« a-normalisation », le cas de l’Amérique du Nord d’avant la guerre de Sécession est intéressant. À leurs débuts les nombreuses compagnies ferroviaires ont bénéficié d’une indépendance totale à l’anglaise et choisirent de ce fait des écartements très variés. Une situation qui a sans doute contribué à la défaite du Sud en compliquant les déplacements de troupes de part et d’autre des « frontières » techniques des différents réseaux.
En effet, la plupart des compagnies ferroviaires des États du Sud avaient adopté l’écartement large de 1520 mm (5 pieds) mais celui-ci laissait toutefois la place à de nombreuses « échancrures » territoriales au profit de la voie de 1,435 m. Cette situation prit fin en 1886 avec l’adoption du standard (1435 mm) pour les derniers 18 500 kilomètres de lignes établies à l‘écartement large.
Vers 1925, la Revue Générale des Chemins de Fer recensait 37 écartements ferroviaires différents dans le monde. Il en reste une trentaine :• L’écartement standard (1435 millimètres ou 4 pieds 8 pouces et demi) est quasi-généralisé en Europe de l’Ouest, en Amérique du nord, en Chine, etc. Il est partout adopté aussi pour les nouvelles lignes à grande vitesse.
• L'écartement large de 1520 mm (5 pieds) « à la russe » a été développé en Russie pour donner aux trains davantage de stabilité dans des conditions climatiques extrêmes. Il est encore utilisé dans les anciens pays de l’Union soviétique, en Finlande et en Mongolie.
• En Espagne, l'écartement standard des rails est de 1668 mm (5 pieds 5 pouces et 21/32). Cet écartement dit « ibérique » est aussi utilisé au Portugal, en Argentine, au Chili et en Inde.
• L'écartement étroit, entre 600 mm et 1067 mm, est utilisé dans certaines régions montagneuses ou dans des réseaux ferroviaires à faible trafic.
• À côté de ces écartements conventionnels, il en existe encore de nombreux autres dans le monde, tels que 750 mm, 1000 mm, 1066 mm, 1676 mm, 1850 mm, 2000 mm, 2140 mm...
Les différences d’écartement de rails sont à l’origine de pertes de temps importantes entre les réseaux. Au début, le transbordement d’un train à l’autre est la règle. Il l’est demeuré entre la France et l’Espagne, tout comme jusqu’en 1914 entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie (hors le réseau du « Varsovie-Vienne »). À défaut de transborder voyageurs et marchandises, on emploie différentes techniques, toutes très coûteuses :
• Changement de bogies (ensemble roues-essieux),
• Trains à double écartement avec deux ensembles de bogies,
• Essieux à écartement variable,
• Voies à écartement variable,
• Transbordeurs, pour le transfert des wagons d’un train sur un autre train.
Quand les écartements ferroviaires deviennent des enjeux diplomatiques
Au-delà de l’intérêt stratégique du chemin de fer démontré par... son absence durant la guerre de Crimée (1853-1856) et, comme on l’a vu précédemment, par les obstacles techniques lors de la Guerre de Sécession, sa normalisation s’est rapidement trouvée être un enjeu politique et diplomatique.
L’Union des Administrations Ferroviaires Allemandes ou VDV (Verein Deutscher Einsenbahn Verwaltung), créée en 1847 en vue d’unifier le réseau ferroviaire allemand, s’est ensuite donnée l’ambition de réunir les réseaux européens continentaux de « technique allemande ».
Son impact sera considérable puisque tous les chemins de fer d’Europe centrale et orientale, quels que soient leurs écartements, adopteront les mêmes règlements de circulation et de sécurité et des systèmes de signalisation très semblables fondés sur la technologie du block électromécanique Siemens-Halske.
En 1914, les réseaux adhérents au VDV regrouperont plus de 113 000 kilomètres de lignes dont près de la moitié situés hors Allemagne. Encore aujourd’hui, les règles de circulation et de signalisation restent très proches entre Allemagne (DB), Pologne (PKP), Hongrie (MAV), République tchèque (CD), Roumanie (CFR) et Slovaquie (SZ). Jusqu’à l’ex-Yougoslavie et à la Grèce. Voire le Luxembourg et les Pays-Bas qui ont appartenu à l’association avant 1918.
La Conférence Européenne des Horaires (CEH) est la première institution internationale vouée à normaliser les réseaux ferroviaires. Créée en 1873 à Cologne aux lendemains de la défaite française, elle témoigne de l’emprise allemande sur les réseaux ferrés européens. Elle se fixe pour objectif d’harmoniser les horaires des trains internationaux et va conduire à la normalisation internationale de l’heure et à la création des fuseaux horaires, officialisée par l'International Prime Meridian Conference, en 1884 à Washington.
Mais la géopolitique et la diplomatie ont à l’inverse parfois l’objectif d’empêcher la normalisation pour des raisons d’équilibre.
Ce fut le cas en 1878 quand l’empire austro-hongrois mit la main sur l’administration de la Bosnie-Herzégovine. Une première ligne de pénétration y avait été construite en 1872 avec un écartement standard. Mais la cession de la Bosnie-Herzégovine n’étant consentie qu’à titre « provisoire », le congrès de Berlin du 20 janvier 1878 obligea les autorités de Vienne à n’y construire que des lignes à voie de 0,76 mètre afin de maintenir une séparation entre la province et le reste de l’empire ! En dépit de cet écartement hors-norme, le réseau bosniaque se trouva quand même géré selon les principes du VDV... et en 1908, la province fut unilatéralement annexée par l’Autriche-Hongrie.
Le développement des relations ferroviaires internationales stimula la normalisation de certaines techniques sans gommer les différences, en dépit des efforts de l’Union Internationale des Chemins de fer, créée en 1922.
La plus grande confusion persista ainsi en Afrique en raison de profondes rivalités entre les puissances coloniales. Hormis les pays d’Afrique du Nord et l’Égypte, qui avaient des réseaux à voie standard, les voies ferrées d’Afrique se partagent essentiellement entre la voie métrique « pure » (1 mètre) et la voie métrique « à l‘anglaise » (1067 mm). Même lorsqu’au tournant des XIXe et XXe siècles, le Britannique Cecil Rhodes imagina un axe ferroviaire panafricain qui irait symboliquement « du Cap au Caire », il n’envisagea pas l’unification des écartements des réseaux existants dans les territoires traversés.
La diversité des écartements est toute aussi grande en Amérique du Sud. C’est le cas en Argentine où le réseau se partageait à son apogée entre trois écartements avant qu’il ne soit aujourd’hui réduit à presque rien. Même situation au Brésil, ce qui pose moins de problème dans la mesure où les réseaux sont géographiquement très séparés et sont loin d’être en cohérence.
En Océanie, si le réseau néo-zélandais est à voie de 1067 mm, l’Australie fait cohabiter trois écartements (1600 mm, 1435 mm et 1067 mm).
En Asie, outre le gigantesque réseau indien à voie large de 1668 mm, la voie standard couvre la Chine cependant que la voie « métrique » de 1067 mm irrigue le Japon. Avec l’arrivée du Shinkansen en 1966, le pays s’est aussi doté d’un réseau à grande vitesse à voie standard avec de nombreux points de contact avec le réseau classique. Au nord du Vietnam enfin, la voie métrique héritée de la colonisation française cohabite avec la voie standard venue de Chine...
En Europe occidentale, les différences d’écartements ferroviaires se limitent à deux cas qui n’ont pas fait de grandes difficultés :
D’une part, au Royaume-Uni où le Great Western Railway décida de « recalibrer » son réseau de 2,14 m à la voie de 1,435 mètre, cependant que l’insularité du réseau irlandais a protégé la voie de 1,60 m.
D’autre part, dans la péninsule ibérique où les échanges extérieurs de l’Espagne et du Portugal ont longtemps privilégié le mode maritime. Aujourd’hui, l’Espagne s’est dotée d’un lien ferroviaire à voie standard avec le reste de l’Europe existe via ses lignes à grande vitesse.
Un siècle et demi de bataille des écartements au Centre-Est de l’Europe
La bataille principale, relancée avec la guerre d’Ukraine, s’est jouée durant un siècle et demi aux confins de l’Europe centrale et orientale entre la voie standard de 1,435 mètre « européenne » et la voie large « russe » de 1,524 mètre. Deux écartements qui se partagent jusqu’à aujourd’hui les réseaux ferrés de cette partie de l’Europe, la voie « russe » concernant, outre la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie, les réseaux des trois Pays baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) et de la Finlande, tous membres de l’Union européenne. S’ajoutent les lignes de l’enclave russe de Kaliningrad (ex-Prusse-Orientale).
Dans ces pays, la voie large est un héritage à la fois technique, historique et géopolitique de l’empire des tsars et de l’Union soviétique. Une réalité que l’éclatement de l’Union soviétique n’a pas effacée.
Dans ce domaine comme dans d’autres, les idées fausses ont la vie dure. C’est le cas des nombreuses interprétations du choix de cet écartement ferroviaire russe différent de celui de celui qui prédominait déjà partout ailleurs en Europe à partir de la seconde moitié du XIX è siècle. On a longtemps invoqué ici, comme d’ailleurs dans le cas de l’Espagne et du Portugal, une nécessité de protection stratégique.
En réalité, ce choix puise ses racines... aux États-Unis, d’où était originaire George Washington Whistler (1800-1849). Cet ingénieur né dans l’Indiana fut l’un des concepteurs de la ligne Moscou-Saint-Pétersbourg en 1842. Plutôt que l’écartement standard déjà répandu dans le reste de l’Europe, il recommanda l’écartement de cinq pieds à l’exemple de celui qui prédominait dans le Sud des États-Unis.
Le choix fut approuvé par le tsar Nicolas Ier le 14 février 1843. Mais il fallut attendre mars 1860 pour qu’un oukase impérial en fasse l’écartement officiel des chemins de fer russes. Une décision qui intervint alors que le réseau ferroviaire russe était en pleine expansion. La justification stratégique s’avère donc très postérieure puisqu’elle n’apparaîtra qu’avec les premières interconnexions de réseaux d’écartements différents.
Dans la partie occidentale de l’empire russe, ces interconnexions attendront la seconde moitié du XIXe siècle, alors qu’avec la « Compagnie du Varsovie-Vienne » construite à voie standard, le chemin de fer dessert dès 1847 le cœur de la « Pologne du Congrès » annexée par la Russie et la relie aux réseaux standards allemand et austro-hongrois. En 1863, c’est la voie large russe qui arrive à Varsovie avec le « Chemin de fer Varsovie-Pétersbourg ».
De la sorte, jusqu’en 1914, la voie large et la voie standard cohabitent dans la « Pologne du Congrès » avec la mise en place de gares de contact et d’échanges entre les deux écartements. À l’intérieur et aux frontières extérieures avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.
Durant les années 1910-1914 la pression russe se fait plus forte afin de convertir à la voie large l’ensemble des lignes polonaises à voie standard, donc de les... « russifier » ! Le 22 novembre 1911, la Douma russe adopte ainsi la mise à voie large du « Varsovie-Vienne ». Pour des raisons nationales (c’est le seul réseau ferré au monde où la langue usuelle n’est pas celle de l’État !) et stratégiques (Les trains allemands peuvent aller directement à Varsovie).
L’homogénéisation se fera mais dans l’autre sens, durant la Première guerre mondiale, quand l’offensive allemande à l’Est conduira les armées du Kaiser à convertir à l’écartement standard plus de 6000 kilomètres de lignes à voie large de Varsovie à Vitebsk et de Riga et Tallinn à Odessa. La véritable difficulté ne sera pas la conversion de la voie mais la nécessité d’acheminer sur place des matériels à voie standard ou de modifier ceux à voie large subsistants.
En 1921, la paix de Riga, précédée d’un accord de même type avec les Pays baltes, stabilise les frontières entre la Russie soviétique et les nouveaux États issus des traités de Versailles et de Trianon ; frontières également ferroviaires puisqu’elles entérinent une avancée significative de la voie standard au détriment de la voie large dans une vaste zone du Centre-Est de l’Europe.
Moins de vingt ans plus tard, le pacte germano-soviétique et les accord Molotov-Ribbentrop relancent la bataille des écartements, avec une nette avancée de la voie large sur des milliers de kilomètres de lignes dans les Pays baltes, l’Est de la Pologne et la partie orientale de la Roumanie. Avancée qui ne dure qu’un temps puisque l’attaque allemande contre l’URSS le 22 juin 1941, suivie de la rapide avancée de la Wehrmacht, s’accompagne à l’arrière d’un considérable bouleversement ferroviaire.
Jusqu’en 1943, dans les territoires soviétiques conquis par l’armée allemande, celle-ci convertit à la voie standard près de 11 000 km de lignes. Elles sont sillonnées par des locomotives et des matériels roulants raflés par les Allemands dans toute l’Europe occupée. On voit ainsi des locomotives de la SNCF (série 140 H) passer de Brest (Finistère) jusqu’à ... Brest-Litovsk, aux confins polono-biélorusses ! Mais c’est avant que la victoire soviétique n’amène - pour quelques mois - la voie large jusqu’à Berlin.
Ce paysage ferroviaire se stabilisera pour quelques décennies avec la création d’une vingtaine de gares frontières de contact entre les deux écartements dont trois très grands complexes assortis de deux grandes pénétrantes à voie large en Pologne et en Slovaquie. L’éclatement de l’URSS en 1991 maintiendra cette organisation.
Aujourd’hui, la guerre d’Ukraine devrait toutefois rebattre les cartes du fait de la volonté ukrainienne de mettre en place un lien ferroviaire à voie standard jusqu’à Lviv puis ensuite jusqu’à Kjiv. Avec pour objectif à plus long terme de convertir l’important réseau ukrainien à la voie « européenne ». Pays baltes et États d’Europe centrale rejettent également l’écartement ferroviaire large « à la russe ». Les uns et les autres approuvent le passage à l’écartement standard pour le Réseau Transeuropéen de transport (Trans-European Transport Network, TEN-T) promu par Bruxelles.
Ce qui se joue avec cette relance de la bataille des écartements, c’est un nouveau « rideau de fer » entre l’Union européenne et le « monde russe » (note ).
Si l’écartement de la voie reste un sujet majeur de différenciation entre différents réseaux ferroviaires, d’autres caractéristiques techniques comme le gabarit des convois (leur « contour transversal »), la signalisation et les postes d’aiguillages, les systèmes d’attelage et de freinage des trains ou des fonctionnalités majeures comme les règlements de sécurité et de circulation jouent aussi un rôle non négligeable. Et, comme on l’a vu, elles limitent singulièrement les possibilités d’« interopérabilité » des réseaux dans un même continent et parfois à l’intérieur d’un même pays.
Aussi, dès la seconde partie du XIX è siècle un effort considérable a été entrepris par les exploitants ferroviaires afin d’adopter un socle de normes communes concernant les matériels roulants passe-frontières appelés à circuler sur plusieurs réseaux. Des mesures imposées par le développement des trains internationaux dont le plus prestigieux reste l’« Orient-Express » lancé en 1883 par le Belge Naegelmakers, créateur de la Compagnie des wagons-Lits.
En tout état de cause, unifications et normalisations sont complexes et coûteuses. Ainsi, le retour à la France du réseau ferré d’Alsace-Lorraine en 1918-1919 ne s’est pas accompagné d’une modification des règlements de circulation ni d’un changement des techniques de signalisation. Afin d’effacer les frontières techniques principalement celles entre les sens de circulation (à gauche dans l’« intérieur » et à droite en Alsace et en Moselle) une série d’ouvrages d’art dits de « saute-mouton » (passage d’une voie au-dessus de l’autre) ont été construits aux abords des anciennes gares frontalières et certaines gares sont devenues des lieux de changement de sens avec la mise en place de voies banalisées.
Alors qu’en Grande-Bretagne et en dépit du nombre de compagnies (plus de 140 avant 1914), la signalisation a été très tôt unifiée, il a fallu attendre 1935 en France avec l’adoption du « Code Verlant » pour adopter des normes communes dans ce domaine. Notamment le choix de la couleur verte pour indiquer la voie libre alors que certains réseaux utilisaient le blanc créant ainsi une source de confusion avec l’environnement lumineux extérieur.
Aujourd’hui l’ERTMS (European Railways Management System) associé à la radio sol-train numérique GSM-R, a l’ambition d’unifier la signalisation en Europe.
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