En tenue d'Adam

La nudité masculine dans l'art

Disons-le tout net : il est parfait ! Le corps masculin n'a-t-il pas attiré, depuis l'Antiquité, tous les suffrages ?

Certes, la femme a souvent eu les honneurs des artistes, mais c'est bien l'anatomie de nos gaillards qui, jusqu'au Salon des Refusés en1863, était considérée tellement harmonieuse qu'elle servait de modèle unique dans les écoles des Beaux-Arts. Allons piocher tout au long de l'histoire de l'Art pour comprendre pourquoi ce corps mâle, plus ou moins bien bâti, a été l'objet d'une telle admiration.

Isabelle Grégor
Jacques-Louis David, Académie d'homme dit Patrocle, 1780, Cherbourg, musée Thomas Henry (Cherbourg)

L'Antiquité, entre pudeur et indécence

Scène du puits (détail), grotte de Lascaux, 15 000 av. J.-C.L'histoire commence mal, au fond d'un puits.

Pour admirer le tout premier homme nu représenté dans l'Art, il faut se rendre dans la grotte de Lascaux, dans les profondeurs de la galerie où il semble avoir été dissimulé.

Notre personnage n'y apparaît pas à son avantage puisqu'il est en voie d'être piétiné par un énorme bison, peu impressionné par la virilité triomphante de son adversaire.

Si l'on est encore peu sûr de la signification de cette scène, une dimension symbolique semble s'imposer.

Statuettes du roi-prêtre, Mésopotamie, 3 300 av. J.-C., Paris, musée du LouvreComme les fameuses Vénus de la préhistoire, l'homme se peint alors en exposant ses atouts masculins, signes de fertilité.

C'est le même message que l'on retrouve en Égypte sur l'une des rares représentations d'homme nu, Geb, dieu de la Terre fertilisant la déesse du ciel Nout, ou en Mésopotamie à travers les figures du roi-prêtre, exceptionnellement privé de sa jupe.

Mais montrer ainsi l'homme affichant sa puissance créatrice n'est pas la règle.

Les artistes préfèrent la dissimuler à l'aide de pagnes qui ont l'avantage de mettre en valeur larges torses et épaules imposantes.

La gloire avant tout !

Papyrus mythologique de Neskapashouty, vers 1000 av. J.-C., Paris, musée du Louvre

La Grèce expose ses atouts

Le Doryphore, copie romaine, vers 400 av. J-C., Naples, Musée archéologiqueEn Grèce aussi, on aime à montrer la puissance du corps masculin, et principalement du corps du gymnaste (de gymnos : «nu») et, par extension, du guerrier.

Pourtant, on peut imaginer qu'arborer une tenue plus que légère ne devait pas être très pratique au cœur d'une mêlée !

La nudité n'a donc pas été adoptée à des fins utiles mais esthétiques. 

Il s'agit d'incarner l'idée platonicienne du Beau, c'est-à-dire une création où chaque élément est à sa place, dans une harmonie totale.

Cette idée était déjà présente avant Platon puisque, dès le VIIe s. av. J.-C., on commande aux artistes des statues de jeunes hommes nus, les kouroï, pour être offertes aux temples.

Il est vrai que les dieux eux-mêmes aimaient être représentés dans le plus simple appareil mais sans ostentation, si l'on excepte quelques satyres champêtres aux intentions moins respectables.

La présence de ces trublions au milieu d'une statuaire grecque tout en élégance ne peut manquer de faire ressortir une légère anomalie anatomique.

Athlète, Coupe attique à figures rouges signée par Onésimos, v. 500 av. J.-C., Rome, musée du CapitoleNos héros présentent en effet tous un sexe à la taille incontestablement enfantine.

Allons chercher l'explication chez Aristophane...  Pour le dramaturge, les mœurs modernes donnent «la verge pesante» alors que l'éducation idéale produit une «verge menue» (Les Nuées, Ve s. av. J.-C.) !

Tout est donc question de décence et de limites à ne pas dépasser.

Le nu, d'accord, mais harmonieux, reflet d'une maîtrise de soi parfaite. Nos apollons sont prévenus...

Conséquences inattendues de la perte d'un caleçon

«Les athlètes combattirent nus dans ces jeux, depuis la trente-deuxième olympiade, où il arriva à un nommé Orcippus de perdre la victoire, parce que dans le fort du combat son caleçon s'étant dénoué, l'embarrassa de manière à lui ôter la liberté des mouvements. Ce règlement en exigea un autre : c'est qu'il fut défendu aux femmes & aux filles, sous peine de la vie, d'assister à ces jeux, & même de passer l'Alphée pendant tout le temps de leur célébration» (article «Jeux olympiques», Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1751-1772).

Le Plongeur, fresque de Paestum, Ve s. av. J.-C., Paestum, musée archéologique national

«Suivre nu le Christ nu» (saint Jérôme, Lettre au père Évangélus)

Rome, logiquement, marche sur les pas des Grecs et produit à son tour nombre d'éphèbes inspirés du fameux Doryphore («porte-lance») de Polyclète, statue considérée comme le canon de la beauté masculine grâce à ses proportions minutieusement calculées.

L'arrivée de la religion chrétienne change les donnes : le nu devient ambivalent, symbole de pureté mais aussi d'impureté suivant les circonstances.

Le jardin des délices, triptyque (Jérôme Bosch, 1503, musée du Prado, Madrid)

On pense bien sûr au premier homme, Adam, profitant en toute innocence des charmes du Paradis, libre de tout vêtement. N'est-il pas dénué de tout péché et de ce sentiment de honte dans lequel va bientôt le plonger la faute originelle ?

Les artistes pourront donc le représenter totalement nu, tout comme ceux qui sortent de la norme : les fous, les pauvres, les monstres et les sauvages.

Dans un Moyen Âge pourtant peu pudique, l'homme ne retrouve sa nudité qu'au Paradis... ou en Enfer !

Hans Memling, Chute des Damnés en Enfer, détail du Triptyque du Jugement dernier, 1471, museum Narodowe, GdanskQuelques scènes du quotidien nous permettent cependant d'apercevoir l'homme dans sa tenue la plus dépouillée et sans idéalisation, par exemple dans les images de bains.

Mais c'est le Christ qui resta longtemps le modèle le plus représenté. 

En donnant à voir son corps lors du baptême, de la crucifixion ou la mise au tombeau, les artistes dévoilaient sa richesse intérieure à travers un dénuement généralement voilé par un tissu autour des hanches.

Mais montrer sa nudité totale n'était pas interdit.

On en trouve de rares exemples, destinés à souligner l'humanité du Sauveur.

Les siècles passant, les représentations se firent de plus en plus réalistes ou choquantes, illustrant dans les moindres détails les souffrances du Christ et des Saints.

Michel-Ange, Crucifix de Santo Spirito, 1492, Florence, basilique Santo Spirito

Cachez-moi ce sexe que je ne saurais voir !

«Et les yeux de tous deux furent ouverts ; ils connurent qu'ils étaient nus, et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s'en firent des ceintures» (Genèse 3 : 7).

Adam et Ève ont montré la voie : il faut recouvrir les parties honteuses de l'individu nu. Aux peintres de trouver la solution ! Il semble bien que tous les subterfuges furent utilisés : bouts de tissu, bien sûr, mais aussi coquillages ou buissons apparaissent à propos pour dissimuler l'interdit.

Adam, Eve et le serpent dans l’arbre de la connaissance du bien et du mal au jardin d’Eden, enluminure du Beatus de l’Escorial, VIIIe siècle, Madrid, Biblioteca del Monasterio, Escurial Souvent, on se contente de suivre la description de la Bible et d'intégrer quelques feuilles de figuier judicieusement placées aux endroits opportuns.

Mais c'est la fameuse feuille de vigne qui obtint la gloire en tant qu'auxiliaire de la pudeur. Doit-elle ce prestige à son lien avec l'histoire de Noé, recouvert d'un manteau après son fameux abus de vin ? Ou à la forme d'une de ses variétés, proche du figuier ? À moins que cette popularité ne s'explique par sa silhouette large et particulièrement couvrante...

En tous cas, elle s'est multipliée de façon exponentielle, notamment lors de la vague de puritanisme qui suivit la Renaissance : les feuilles en plâtre, les «repeints» et autres «voiles de pudeur», envahirent alors les couloirs du Vatican.

Les plus grandes œuvres n'échappèrent pas à ce pullulement de cache-sexe : c'est ainsi qu'à peine quarante ans après sa réalisation, la chapelle Sixtine de Michel-Ange fut livrée au peintre Da Volterra, joliment surnommé Il Braghettone (le faiseur de culottes) !

Hans Holbein, Le Christ mort dans la tombe, 1521, Bâle, Kunstmuseum

Sous la peinture, les muscles

Léonard de Vinci, L'Homme de Vitruve, 1492, Venise, Gallerie dell'AccademiaÀ la Renaissance, l'Antiquité et ses préceptes font un retour remarqué dans les idées et les ateliers d'art.

Au fur et à mesure des découvertes archéologiques se multiplient les figures de jeunes hommes d'abord androgynes comme le David de Donatello (1443) puis tout en force, à la façon du Laocoon et de l'Hercule Farnèse (retrouvé en 1506 et 1546).

Par ailleurs, les séances de dissection, autorisées depuis le XIIIe siècle dans le sud de l'Italie, révèlent aux assoiffés de savoir la richesse de l'intérieur du corps humain.

Jan Gossaert, Neptune et Amphitrite, 1516, Berlin, Staatliche MuseumElles permettent aux meilleurs dessinateurs d'élaborer de véritables œuvres d'art.

L'amélioration des connaissances en anatomie, associée à la théorie des proportions en cours depuis le XVe, donne une nouvelle apparence aux représentations masculines.

À l'exemple de Michel-Ange, les peintres qui adoptent la «manière terrible» (terribilità) aiment à faire ressortir la force de leurs modèles en mettant en valeur la musculature de leurs personnages, y compris du Christ.

À l'opposé, Raphaël et ses acolytes optent pour des corps à l'apparence «modérée» (dolce).

Cette divergence de vue aura par la suite tendance à s'atténuer, les tenants de l'académisme du XVIIe siècle mettant tout le monde d'accord avec leurs bergers aux muscles discrets.

(...)


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Le romantisme
Publié ou mis à jour le : 2020-02-26 11:56:56

Voir les 6 commentaires sur cet article

Puechmal (21-02-2014 09:47:21)

En complément, on lira avec profil le livre " L'Art du Nu" de William Dello Russo, traduit de l'italien par Claire Mulkai, publié en 2011 dans la Collection "Guide des Arts" par ... Lire la suite

laupies alain (09-02-2014 22:50:34)

formidable
continuer d'autres analyses d'histoire de l'art seront passionnantes
merci

Adelya22 (07-02-2014 11:11:05)

Merci pour cet article indispensable et qui rééquilibre l'abondance innombrable des représentations du corps féminin bon à baigner dans les sauces les plus sublimes comme dans les pires cloaques ... Lire la suite

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