La maladie et la mort brutale du président Boumédiène n'avaient pas permis à ce dernier de se préoccuper de sa succession. Dès l'annonce de son décès, deux personnalités politiques apparaissent en première ligne.
Inamovible ministre des Affaires étrangères depuis 1963, proche de Boumédiène depuis la guerre de libération, Abdelaziz Bouteflika, désigné pour l'oraison funèbre du président disparu, possède de nombreux atouts. Il a pour potentiel adversaire, Mohamed Salah Yahiaoui, également membre du « clan d'Oujda » au lendemain de l'indépendance.
Ancien instituteur, il avait rejoint le maquis en 1956 avant de devenir membre de l'EMG (État-major général) dirigé par Boumédiène. Colonel de l'ANP (Armée nationale populaire), il est ancien directeur de l'académie inter-armes de Cherchell, ancien membre du Conseil de la révolution et surtout secrétaire général du FLN (Front de libération nationale).
Voici le troisième volet de notre série sur l'Algérie moderne après Les années Ben Bella (1962-1965) et La fin des chimères révolutionnaires (1978-1988). Viendront ensuite La tragédie nationale (1988-1998), Les années Bouteflika (1999-2019) et la période actuelle. L'auteur, Michel Pierre, historien spécialiste de l'Algérie, a publié en 2023 une remarquable Histoire de l'Algérie des origines à nos jours (Tallandier). Elle s’adresse aux Algériens comme aux Français qui ont un rapport charnel ou affectif avec ce pays très proche par l’Histoire comme par la géographie.
Un nouveau président
Pour les décideurs militaires, aucun des deux candidats potentiels dont aucun ne se déclare comme tel ne semble s'imposer. Yahiaoui souhaite demeurer fidèle aux idéaux révolutionnaires portés depuis l'indépendance alors que Bouteflika apparaît favorable à un rapprochement avec l'Occident et peu enclin à poursuivre dans la voie d'un socialisme étatique.
Mais ce qui fait hésiter sur sa désignation comme successeur de l'austère Boumédiène est sa réputation de « noceur-diplomate » dont les frasques sont bien connues, non seulement des services algériens mais aussi des chancelleries des grandes puissances. On lui reproche aussi sa suffisance, sa méconnaissance des problèmes intérieurs du pays et quelque peu de légèreté dans la gestion du buget du ministère dont il a la charge depuis plus de quinze ans.
Au final et comme une solution d'attente, ces deux hommes sont écartés au profit d'un troisième homme, le colonel Chadli Bendjedid, commandant de la région militaire d'Oran. Lors de la maladie de Boumédiène qui ne pouvait exercer ses fonctions de ministre de la Défense, il a assumé cette tâche en tant que « coordinateur » des affaires militaires sans susciter de crispations au sein de l'institution.
Lors du 4e congrès du FLN qui se tient du 27 au 31 janvier 1979 en présence de 3 290 délégués, Chadli Bendjedid est élu secrétaire général du parti. Devenant candidat unique à la magistrature suprême, il est élu Président de la République par 94,23% des votants avec un taux de participation de 94,94% du corps électoral…
Pour ceux qui l'ont installé au pouvoir, il apparaît comme le candidat d'un seul mandat permettant de ne pas insulter l'avenir et de se préparer à une option moins improvisée que celle provoquée par la mort inattendue de Boumédiène. Chadli Bendjedid n'ignore rien des circonstances qui l'on mené au pouvoir et en homme pragmatique , il va peu à peu s'assurer des soutiens et des partisans et gagner en popularité tout en plaçant des obligés aux postes clés et en donnant des responsabilités à de jeunes techniciens. L'ANP n'en demeure pas moins, la gardienne du régime. À 50 ans, il arrive au pouvoir en militaire de carrière ayant rejoint la lutte de libération début 1955.
Né le 14 avril 1929 à Sebâa, non loin de la frontière tunisienne, il est tout autant de l'est du pays, du « clan d'Annaba » que le précédent « clan d'Oudja » de Ben Bella et Boumédiène l'avait été de l'ouest de l'Algérie. D'allure sportive, ses cheveux précocement blanchis le font remarquer de tous. Non sans quelque injustice, il passe pour peu intelligent, ce qui en fait la cible d'innombrables histoires drôles issues des inépuisables veines de l'humour algérien.
Le nouveau président inaugure son mandat par des mesures de clémence pour nombre de condamnés (y compris pour Ben Bella bientôt autorisé à quitter le pays). Il pourvoit aussi au poste de Premier ministre en nommant Mohamed Ben Ahmed Abdelghani reconduit à ce poste jusqu'en 1984. Ancien membre du Conseil de la Révolution, il a été ministre de l'Intérieur du gouvernement Boumédiène de 1974 à 1979 et a la réputation d'un homme attaché à la rigueur dans le domaine économique.
Dans le nouveau gouvernement, Bouteflika n'est plus ministre des Affaires étrangères mais ministre Conseiller auprès du président de République. Fonction qu'il exerce jusqu'en juillet 1980 et dans laquelle il n'est pas reconduit avant d'être exclu du bureau politique du FLN l'année suivante et choisir de quitter l'Algérie pour s'installer en Suisse.
Hors ses fonctions de président de la République et tout comme son prédécesseur, Chadli conserve celles de ministre de la Défense et de secrétaire général du FLN. Il s'appuie sur de proches collaborateurs, également officiers.
Il hérite d'un État constitué, d'une armée professionnelle et structurée, d'un rôle international de l'Algérie reconnu de tous et d'une manne pétrolière toujours mobilisable. Il n'en demeure pas moins que les problèmes demeurent nombreux. Lenteurs, inefficacité, gaspillage demeurent les maîtres-mots de l'administration et des entreprises. Corruption, clientélisme et népotisme gangrènent le corps social. L'exode rural se poursuit et se heurte aux questions du logement et des transports.
L'État omniprésent et centralisateur ne semble affronter la réalité que par des slogans usés, des imprécations et des incantations où le dire l'emporte sur le faire. Les rites et les rigidités sociales du monde ancien reviennent en force comme seul recours face à l'inefficacité du système où l'on apprend à ne compter que sur les solidarités familiales. Certains osent même comparer le présent aux temps anciens de la France où l'administration fonctionnait tout comme les lignes d'autobus et les chemins de fer.
L'autonomie technologique recherchée à partir des unités industrielles implantées par des moyens et savoirs extérieurs dont beaucoup provenant de l'Occident impérialiste par ailleurs honni est loin d'être réalisée. Il n'est pas jusqu'aux questions d'identité qui refont surface lorsque la fiction d'une nation exclusivement arabe se confronte à l'histoire longue du pays, particulièrement dans les régions à forte tradition berbère.
Par contre, les islamistes de divers tendances gagnent en audience en critiquant la dépendance que le développement industriel peut avoir avec les mœurs occidentales dépravées par essence ou avec le monde communiste athée.
Au début des années 1980, les dirigeants algériens considèrent que la révolution agraire est un échec ainsi que la planification et l'économie dirigée. Chadli Bendjedid lance alors de profondes réformes avec un Plan anti-pénurie (PAP) ayant pour slogan « pour une vie meilleure » entraînant des importations massives accompagnée d'uns restructuration des sociétés nationales, une libéralisation du secteur privé. Avec de nouvelles équipes, il s'éloigne du projet politique suivi depuis l'indépendance.
La création de petites et moyennes entreprises est encouragée, les grands coopératives et les villages socialistes de la révolution agraire sont abandonnées, une grande partie des terres nationalisées sont rendues à leurs anciens propriétaires mais parfois aussi à des proches du pouvoir. Des parcs de loisir créés, l'achat de véhicules automobiles facilité et un raï issu de la culture urbaine est en plein renouveau en intégrant de nouveaux instruments de musique (trompette, synthétiseur, guitare électrique) et des styles venus du monde entier.
En août 1985, un premier festival raï se déroule à Oran, au grand scandale des milieux le plus conservateurs du pays, récusant un genre qui évoque l'alcool, le sexe, la dépression et la pauvreté. Il n'est pas jusqu'au sport qui célèbre ces quelques années avec une équipe de football d'Algérie qui se qualifie pour les coupes du monde de 1982 et 1986.
Comme symbole d'unité nationale, le président inaugure sur les hauteurs d'Alger en 1982, le Maqam Echahid, le « sanctuaire du martyr ». Un monument de béton de 92 mètres de haut qui fait se rencontrer à 45 mètres trois palmes associées aux statues d'un maquisard de l'intérieur, d'un combattant de l'ALN et d'un soldat de ANP.
Printemps berbère
Attachés à l'appartenance au monde arabo-islamique, Ben Bella et Boumédiène n'avaient jamais fait grand cas des racines berbères du pays. De par leurs origines et leurs convictions, ils n'avaient pas pris en compte la spécificité de certaines régions telle la Kabylie dont les revendications linguistiques et culturelles étaient d'autant plus ignorées que le pouvoir y voyait, selon les cas, d'occultes menées de la France ou du Maroc.
Considéré comme un patois de peu de valeur, le berbère devient au mieux un sujet de recherche académique par ailleurs si peu étudié que la chaire d'études berbères de l'université d'Alger est supprimé dès l'indépendance même si l'écrivain Mouloud Mammeri particulièrement célébré pour ses romans La colline oubliée (1952) et L'Opium et le Bâton (1965) est autorisé à y dispenser des cours jusqu'en 1972. Enseignement qui, par ailleurs, ne débouchait sur aucun diplôme spécifique et était considéré comme facultatif.
Le 10 mars 1980, Mouloud Mammeri qui a poursuivi ses écrits et ses recherches doit donner une conférence sur la poésie kabyle ancienne au centre universitaire de Tizi Ouzou. Arrêté sur la route, il est prié de faire demi-tour alors que son intervention bien d'être interdite sous prétexte de « risques de troubles à l'ordre public ».
Il s'en suit le lendemain une marche de protestation et un mécontentement qui gagne toute la Kabylie avant de déboucher le mois suivant sur des manifestations violemment réprimées dans les principales villes kabyles également touchés par plusieurs mouvements de grève. Le quotidien du FLN El-Moudjahid y voit « les desseins obscurs du néo-colonialisme », « la main de l'impérialisme ».
La répression des manifestations rétablit un calme précaire et les autorités choisissent l'apaisement. Se rendant à Tizi Ouzou, le ministre de l'intérieur El Hadi Khediri se déclare favorable au dialogue et annonce que la question la culture nationale sera débattue « dans le cadre des orientations de la Charte nationale, des résolutions du 4e congrès du FLN et des institutions nationales en place ». Le 25 juin, 24 manifestants préalablement déférés devant la Cour de sûreté de l'État sont libérés et l'état d'urgence en Kabylie est levé.
Par la suite, on voit les autorités balancer entre la condamnation sans appel de « problèmes marginaux » touchant des « mentalités rétrogrades » comme l'exprime Chadli en 1985 et une volonté d'apaisement illustré par la prise en compte du « Berbère » et du « patrimoine culturel populaire ». Une prise en compte d'une lointaine origine mais sans effet sur le présent ni même le passé proche puisque l'accession des Berbères à la civilisation selon la doxa officielle n'a été possible que grâce à l'arabité et à l'islam.
Fondamentalement, pour le pouvoir, toute revendication linguistique et culturelle berbère demeure une atteinte à l'Unité Nationale fomentée par les ennemis de l'Algérie. Ces derniers sont désignés comme des « suppôts de la réaction » soutenus par une certaine bourgeoisie de l'intérieur francophone allié à des « agents de l'étranger, de l'impérialisme, du néo-colonialisme ».
Un nouveau lien avec la France ?
Sur le plan international, Chadli Bendjedid poursuit les grandes lignes de la politique internationale menée par son prédécesseur. Un lien fort est maintenu avec le monde socialiste et le rôle de l'Algérie demeure considérable au sein de l'OUA et avec les divers pays africains. Il atténue cependant une politique extérieure trop militante, ainsi sur la question du Sahara occidental.
Les relations avec l'Occident prennent différentes formes. Si l'escale et visite d'État de la reine d'Angleterre et du prince Philipp venant de Tunis et se dirigeant vers Rabat en octobre 1980 marquent les esprits, la contribution de la diplomatie algérienne à la libération des otages de l'ambassade américaine de Téhéran leur vaut la gratitude des États-Unis début 1981. Une année qui est aussi celle d'une élection présidentielle en France dont sort vainqueur François Mitterand.
En Algérie, nul n'ignore son rôle comme ministre de l'Intérieur (1954-55) et ministre de la Justice (1956-57) lors de la lutte de libération nationale. On le sait avoir été solidaire des décisions de Guy Mollet et tardivement convaincu du processus menant à l'indépendance du pays. Mais qu'importe le passé et signe d'une volonté de rapprochement, le nouveau président de la République effectue un premier voyage officiel à Alger dès novembre 1981 et évoque « un nouveau départ » des relations entre les deux pays.
S'adressant aux députés de l'ANP, il invite à multiplier les échanges et lors de la conférence de presse qui clôt son séjour, il se fait optimiste : « Le temps passe, les plaies se referment, des compréhensions naissent, tout un fonds commun de culture et de relations anciennes réapparaissent à la surface, les intérêts se complètent mieux, les compétences s’accroissent, les relations se multiplient. »
Deux ans plus tard, du 7 au 10 novembre 1983, Chadli Bendjedid est le premier chef d'État algérien a être reçu en France en visite officielle Interviewé par Le Monde avant son départ pour Paris, il affirme que l’Algérie a « tourné la page pour en écrire une nouvelle ». Il n’est pas jusqu’aux harkis au sujet desquels il affirme que l’Algérie n’est pas « revancharde » et que leurs enfants qui sont innocents des actes de leurs parents « peuvent venir sans problème et nous les y encourageons ».
C’est aussi l’occasion pour le président algérien de tendre la main aux pieds-noirs pour qu’ils deviennent un trait d’union au lieu d’être un motif de discorde entre les deux pays : « Je voudrais dire aux Français qui sont nés en Algérie, y ont grandi, et qui gardent en eux un souvenir vivace d’émotion qu’ils peuvent, avec leur sensibilité et leur générosité, apporter leur contribution au développement de l’amitié et de la coopération franco-algérienne. Je leur dis qu’ils sont les amis de l’Algérie. »
L'amélioration des relations se fracasse cependant sur la vague d'attentats qui touchent la France durant les années 1985-86 et qui amènent le gouvernement à instaurer le visa d'entrée pour tous les visiteurs étrangers (sauf pour les ressortissants de la CEE et de la Suisse, des principautés européennes et du Saint-Siège) désirant se rendre en France. Un échange de lettres, daté des 10 et 11 octobre 1986, en précise les termes entre la France et l'Algérie. Une mesure qui permet de mesurer l'importance des échanges humains entre les deux pays puisqu'en 1989, pas moins de 800 000 visas sont ainsi accordés aux Algériens désirant se rendre en France.
Le Code de la famille
Depuis l'indépendance, les dirigeants algériens se sont interrogés sur une législation touchant à la famille, au statut de la femme, au mariage et à la morale. Il y avait contradiction entre un axe prônant une égalité stricte entre les sexes, un marché du travail ouvert aux femmes, une ouverture de tous et toutes à l'espace public, une liberté de comportement. C'est-à-dire des valeurs inhérentes à l'idéologie socialiste revendiquée par le régime.
Ces valeurs sont battus en brèche par ceux qui veulent un État aux lois s'inspirant de la charia et des prescriptions coraniques. Le débat touche tout le Maghreb. Et si la Tunisie a adopté une législation progressiste en ce domaine sous l'impulsion du président Bourguiba dès août 1956 par la promulgation d'un Code de statut personnel, il n'est est pas de même au Maroc.
En Algérie, du fait du rôle des femmes dans la lutte de libération, du militantisme de nombre d'entre elles parfois proches des allées du pouvoir, un certain nombre de principes d'égalité ne sont pas mises en cause ni par Ben Bella, ni par Boumédiène. Par contre, dans la vie quotidienne, mille signes montrent l'érosion d'une mixité fluide dans l'espace public et une affirmation renouvelée d'un moralisme s'appliquant presque exclusivement aux filles et touchant tout autant aux codes patriarcaux traditionnels qu'aux préceptes de l'islam.
La nécessité de légiférer dans ce domaine devient patente car le Code civil promulgué en septembre 1975 manque de précision sur le statut personnel et matrimonial de la femme. Les seuls textes en la matière sont une loi de juin 1963 reconduisant une ordonnance sur le mariage et le divorce et fixant l'âge minimum du mariage à 18 ans pour l'homme et 16 pour la femme. Pour le reste, les juges sont libres de leurs décisions sous réserve de statuer « selon les principes du droit musulman ou, à défaut, selon la coutume ».
Au début des années 1980 apparaît la préparation d'un projet de « Code du statut personnel » et le 9 juin 1984, à huit clos, l'APN (qui ne compte que quatre femmes députés) vote un texte promulgué une semaine plus tard. Il est précisé, selon une formule quasi-rituelle que le projet est « gouverné par une morale socialiste qui respecte les valeurs arabo-islamique du peuple algérien » et qu'il s'oppose à des « comportements étrangers qui portent atteinte à notre morale et remettent en cause notre identité culturelle ».
Le Code est un long texte de 224 articles qui consacre l’inégalité juridique de l’homme et de la femme et fait de cette dernière une mineure à vie. L’article 39 (qui sera abrogé en 2005) précise ainsi que « l’épouse est tenue d’obéir à son mari et de lui accorder des égards en qualité de chef de famille ». L’épouse doit aussi « respecter les parents de son mari et ses proches ».
L’article 8 autorise la polygamie en précisant qu’il est permis « de contracter mariage avec plus d’une épouse dans les limites de la charia si le motif est justifié ainsi que les conditions et l’intention d’équité réunies. L’époux doit en informer sa précédente épouse et la future épouse et présenter une demande d’autorisation de mariage au président du tribunal du lieu du domicile conjugal ».
Certes, la polygamie qui semble avoir représenté 15% des cas de vie conjugale en 1886 et 3% en 1948 au temps de la colonisation est estimée à 1,5% au moment de la promulgation du Code mais sa simple autorisation est révélatrice alors que la Tunisie voisine avait abrogée la polygamie dès 1956, au premier temps de l'indépendance.
La question de l'héritage (« au fils l'équivalent de la part de deux filles » inspiré du verset 11 de la sourate 4 du coran) est conforme à l’interprétation malékite du droit musulman classique dominant en Algérie. le Code maintient également l’obligation du recours à un tuteur patrimonial (le parent descendant d’une même souche masculine) pour représenter la future épouse lors de la séance contractuelle du mariage. Il reconnaît aussi que « le père peut s’opposer au mariage de sa fille mineure si tel est l’intérêt de sa fille », un intérêt dont il est seul à juger de la pertinence. Enfin, l'article 30 interdit tout mariage « d’une musulmane avec un non-musulman »
Immédiatement surnommé le « Code de l'infamie » le texte n'a cessé d'être dénoncé et combattu par de nombreuses associations et d'être régulièrement dénoncé lors de rassemblements et manifestations.
Islamisation et islamisme
La promulgation du Code de la famille est révélatrice d'une évolution en profondeur de la société algérienne et des dirigeants du pays. Ayant fait deux fois le pèlerinage à La Mecque, Chadli Bendjedid fait un usage bien plus important que ses deux prédécesseurs des mots « Islam », « Coran » et « Djihad ». Le pays, qui comptait un millier de mosquées à l’indépendance, passe à 3 500 en 1970 et près de 6 000 en 1983. Pour autant, le président algérien s'en prend parfois à ceux qui « se servent du Coran » pour faire obstacle au « progrès ».
Il doit cependant tenir compte de mouvements, en particulier à l'université, qui prônent l'islam et la langue arabe en une opposition farouche aux marxistes, berbéristes et autres laïcs de gauche accusés de saper les fondements de l'identité algérienne. Le 2 novembre 1982, Kamel Amal, étudiant kabyle progressiste, lors d'un collage d'affiches est tué à l'arme blanche par des militants islamistes à la cité universitaire de Ben Aknoun à Alger. Son assassin, identifié par la suite, est condamné à huit ans de prison et gracié au bout de quatre, au grand scandale d’une partie du monde universitaire et de l’opinion kabyle.
La vague d’arrestations en milieu islamiste qui suit ces violences suscite des protestations. Le 12 novembre, 5 000 militants islamistes viennent assister à la prière devant les portes de l’université dont la mosquée a été fermée par mesure de sécurité. Le rassemblement est précédé de la distribution d’un tract révélateur de la pensée de ceux qui se qualifient de « jeunesse croyante du pays qui vient d’être récemment victime d’une série d’actes terroristes, d’enlèvements, d’incarcérations ».
Ils dénoncent des incidents « provoqués par le cartel formé par le communisme international, la franc-maçonnerie, la juiverie et l’impérialisme américain, et avec la collaboration de ses agents, propagateurs du communisme, du racisme et du baâthisme. »
Le mouvement reçoit le soutien de deux personnalités religieuses influentes : les cheikhs Abdellatif Soltani et Ahmed Sahnoune. Le premier n' a cessé de dénoncer de dénoncer l'athéisme qu'il détectait dans les politiques de Ben Bella et Boumédiène et de considérer que seuls les combattants de la guerre de libération morts « pour la gloire de l'islam » méritenent le titre de martyrs. Le second avait été nommé imam de la Grande Mosquée d'Alger à l'indépendance puis membre du Haut conseil islamique.
Affirmant leur opposition et leurs désaccords avec Boumédiène puis avec ses successeurs, Soltani et Sahnoune n'en prônent pas pour autant la violence et se gardent de tout appel à une opposition armée. Ce n'est pas le cas d'autres militants partisans d'une insurrection violente.
Il en est ainsi de Mustapha Bouyali , ancien combattant de la wilaya IV, devenu partisan d'un transformation de l'Algérie en État islamique. À la tête d'un petit groupe partageant ses idées, il créé un Mouvement islamique armé (MIA) bientôt fort de 200 à 300 hommes équipés d'armes légères enlevées à des policiers et d'explosifs volés dans les carrières.
Pendant quelques années et en divers épisodes, le mouvement commet de nombreuses actions provoquant la mort de plusieurs représentants de l'ordre et subissant lui-même des pertes. Le 3 janvier 1987, Bouyali et six de ses partisans trouvent la mort dans une embuscade et le mouvement est réduit à néant après également des dizaines d'arrestations suivies du procès de 232 accusés devant la Cour de sûreté à Médéa.
Des espoirs à la crise
Avec la nomination d'Abdelhamid Brahimi comme premier ministre en janvier 1984, la politique économique de l'Algérie semble vouloir s'éloigner résolument de l'économie dirigée et des options socialistes des débuts de l'indépendance.
Ancien combattant de l'ALN, ancien ministre de la Planification et de l'Aménagement du Territoire, enseignant d'économie à Alger de 1970 à 1975, il prône de profondes réformes. Il souhaite corriger une situation évoquée par l'écrivain Boualem Sansal par la voix d'un des personnages de son roman Le serment des barbares : « L'agriculture est un vice qui n'a plus de troupes. L'industrie bricole dans le vacarme et la gabegie. Les rapports d'experts le proclament ; mais qui les lit ? Le commerce est mort de mort violente, les mercantis lui ont ôté jusqu'à la patente. À ceux qui s'en inquiètent, des nostalgiques de la moelle socialiste ou des sans-le-sou, les bazars jurent que c'est çà l'économie de marché et que ça a du bon. »
Revenant des années plus tard, dans un entretien réalisé en 2010 avec des chercheurs japonais, sur cette période Chadli Benjedid précise qu'il avait alors souhaité faire évoluer le système du « socialisme au capitalisme ». Les nouveaux mots d'ordre « le travail et la rigueur » ainsi que « Compter sur soi » remplace les anciennes incantations de la révolution agraire et du socialisme spécifique.
Peu à peu, l'homme qui avait été choisi par la hiérarchie militaire comme un président transitoire s'affirme au pouvoir et il est de nouveau réélu en janvier 1984 pour un deuxième mandat avec 95,36% des suffrages. Toujours candidat unique proposé par le FLN, son score selon El Moudjahid est obtenu dans l'enthousiasme et la « ferveur militante ». Une ferveur prolongée deux ans plus tard lorsqu'est approuvée par référendum en janvier 1986, une nouvelle Charte nationale. Celle-ci aggrave encore la dénonciation de la « colonisation en Algérie » en la présentant comme « une forme d'oppression confinant au génocide ».
Par ailleurs, par comparaison à la Charte de 1976, la place consacrée à l'islam et à l'arabité est accrue et il est préconisée de « renforcer les disciplines religieuses en tant que matières essentielles dans les programmes d'enseignement » mais il est également précisé que l'islam ne saurait se confondre avec un extrémisme le confinant et le résumant à « l'observance de certaines apparences sans liens avec la véritable religion et qui freine le recours à la réflexion ».
Mais qu'importe, pour la majorité des Algériens, la Charte de 1986. L'année est surtout synonyme d'une crise profonde. Le pays est affecté par un effondrement des cours du pétrole qui passent de 25 dollars le baril fin 1985 à moins de 10 dollars six mois plus tard. C'est un séisme pour l'Algérie qui doit recourir à l'endettement. Aucun investissement d'importance n'est plus envisageable, priorité est donnée aux importations de consommation afin d'éviter une crise sociale.
La planche à billets est mise à contribution, ce qui alimente l'inflation, diminue les revenus fixes et fait flamber le marché noir des devises. Une agriculture en panne de rendement, une industrie en déficit de production, un taux de chômage élevé et un nombre de naissance par femme qui est encore de 6 en 1985 (avant de décroitre régulièrement) amplifient les effets de la crise.
Le consensus social se fissure marqué, selon les mots du sociologue algérien Abdelkader Djeghloul, par son mélange de paternalisme plus ou moins autoritaire, de laxisme plus ou moins complaisant et de conformisme plus ou moins sclérosant.
Le monde en images
Alors que s'amorce et se développe la crise, l'Algérie connait une véritable révolution culturelle. Habitué à des médias sous contrôle et à un conformisme culturel à part quelques poches urbaines de création et d'échanges, le pays découvre brutalement à l'automne 1982 un autre univers : celui de la série Dallas diffusée par la chaîne de télévision publique autant qu'unique.
Quelques coupes sont réalisées par les censeurs afin de ne pas choquer la pruderie du public mais la découverte de la série est un choc. Le prénom « Paméla » devient même d'usage courant pour héler un jeune fille ou insulter un joueur de football manquant d'agressivité et d'élan viril.
Quelques années plus tard, c'est un flux d'images d'une toute autre ampleur qui submerge l'Algérie. Le pays, d'abord dans les centres urbains et partout ensuite se couvre d'antennes paraboliques permettant de recevoir des chaines étrangères, françaises en particulier.
Le satellite Télécom est porteur des programmes de M6, de la Cinq puis de Canal + (dont le cryptage ne résiste pas longtemps au génie informatique des jeunes algériens) puis d' Antenne 2 et de TF1. Les immeubles se couvrent de paraboles souvent en achat collectif alors que l'entretien d'un ascenseur ou de parties communes n'avaient jamais pu se mettre en place.
Le déferlement d'images occidentales suscite l'ire des milieux conservateurs qui y voient une attaque contre les valeurs arabo-islamiques. De nombreux imams condamnent l'immoralité des programmes venus d'Occident. Des croyants montent sur les toits afin de sectionner les câbles d'antennes dénoncées comme « paradiaboliques ».
Par la suite, la multiplication de chaines « télécoraniques » et de programmes dédiés à l'islam en provenance du Moyen-Orient et de la péninsule arabique modifient la donne et, tout particulièrement dans les régions demeurées essentiellement arabophones où ils renforcent le sentiment religieux et la bigoterie islamique.
L'automne des émeutes
L'aggravation de la crise économique, les pénuries de tous ordres, l'incapacité du pouvoir à y faire face voient se multiplier les incidents, manifestations spontanées et mouvements de révolte. À Constantine, du 8 au 10 novembre 1986, des étudiants et lycéens protestent contre la dégradation de leurs conditions de vie et de travail.
La répression est violente et fait deux morts et des dizaines de blessés alors que des bâtiments officiels sont pris pour cible et de nombreux dégâts commis. Comme il est d'usage, la presse dénonce des « éléments malfaisants, ennemis de la révolution algérienne ». Le mois suivant, à Sétif, une émeute fait aussi trois morts et de nombreux blessés.
Ce sont les signes annonciateurs d'un mouvement d'une toute autre ampleur qui éclate deux ans plus tard. L'année 1988 est celle d'un approfondissement de la crise. Aucun des problème ne semblent trouver de solution. Des mots reviennent en boucle : les « hittistes », jeunes désœuvrés sans travail dont la seule fonction semblent être de tenir les murs (hit en arabe), la hogra relative à l’arrogance des puissants, la rechoua qui désigne la corruption. Dans un discours devant les cadres du FLN le 19 septembre 1988, Chadli Bendejedid lui-même dénonce l'inertie du parti et déplore la mauvaise gouvernance, la spéculation, l'enrichissement illicite. Seule l'armée est épargnée.
L'éruption débute les 3 et 4 octobre dans deux quartiers d'Alger. Toute une jeunesse urbaine manifeste et saccage bâtiments officiels, sièges du FLN, véhicules de l'administration reconnaissables à leurs plaques rouges. Débordées, les forces de l'ordre se contentent de protéger les sites les plus importants et le calme semble revenir. Tout repart à partir du vendredi 7 et le mouvement de révolte s'étend à tout le pays.
L'état de siège est proclamé. À Bab-el-Oued , la répression avec des armes de guerre fait de nombreux morts. Au total, le ministre de l'intérieur annonce 69 tués, un bilan officiel bientôt porté à 169. D'autres chiffres circulent, jusqu'à 600 victimes, jeunes pour la plupart. Les arrestations s'accompagnent de mauvais traitements et de tortures dénoncés par la presse, par la Ligue algérienne des droits de l'homme et nombre d'organisations. Un « Comité national contre la torture » se créé qui publie, quelques mois plus tard , un glaçant recueil de témoignages.
À la fin du mois, en signe d'apaisement, le chef de l'État destitue le chef de la police, le ministre de l'Intérieur et met fin aux fonctions du secrétaire général du FLN. Dans un discours du 10 octobre, il annonce des réformes politiques et économiques et reconnait des « déficiences ». Il s'engage aussi à « contrecarrer la hausse des prix des produits de consommation et à assurer leur disponibilité ».
Avec un calme qui revient peu à peu, l'Algérie panse ses plaies alors qu'un nouveau premier ministre est nommé et que les pénuries s'atténuent. En novembre, le VIe congrès du FLN s'engage dans un processus nouveau en déclarant pouvoir accueillir plusieurs tendances en son sein. Le 22 décembre, Chadli Benjedid est élu pour un troisième mandat par 81% des voix.
Le 23 février 1989, il fait promulguer une réforme constitutionnelle d'importance. L'article premier affirmant que « l'État algérien est socialiste » disparait et il n'y a plus d'allusions aux nationalisations ni aux révolutions « culturelle, agraire, industrielle ». L'islam demeure religion de l'État et l'arabe langue nationale et officielle.
La grande innovation de la nouvelle constitution tient à l'article 40 qui reconnait « le droit des associations à caractère politique », ce qui met fin au parti unique. En quelques semaines, 60 partis politiques vont se créer et demander leur agrément. Parallèlement les libertés de presse, de réunion et d'association semblent être les signes de temps nouveaux.
Début septembre 1989, un nouveau premier ministre Mouloud Hamrouche est nommé et expose aux députés de l'APN une nouvelle politique monétaire et fiscale, une répartition équitable de l'austérité et une volonté de décourager les « activités spéculatives en réorientant l'épargne vers la production ». En janvier 1990, le président Chadli décide même de lever « toutes les interdictions visant la culture berbère ».
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Catherine (01-09-2024 12:47:15)
Il faut comparer des cas proches ! Rien en commun géographiquement, ressources, Histoire, etc, entre la Norvège et l'Algérie ! Au moment de l'indépendance c'était la confusion totale, le pétrole... Lire la suite
Jonas (03-03-2024 16:24:10)
L'Algérie montre a l'évidence les échecs des indépendances des pays Arabo-musulmans, aussi bien sur le plan économique , social et politique. Les confettis du Golfe mis a part. Un exemple si... Lire la suite