Philippe Nivet (Armand Colin, 480 pages, 22,71 euros, 2011)

Pendant la Première Guerre mondiale, dans dix départements français, de l'Est et du Nord, deux millions de Français vécurent sous la domination allemande.
Occupation parfois brève, quelques jours seulement en 1914 pour Amiens, elle a duré presque toute la guerre à Lille et Charleville-Mézières. L'Est de la Somme est resté occupé trois ans. Des villes et villages furent rasés, détruisant irrémédiablement un patrimoine millénaire.
J'ai moi-même vu le jour dans une ville de Picardie, Saint-Quentin, détruite à 90%. On y voit encore aujourd'hui, au bas de certaines colonnes de la magnifique basilique gothique -- où Patrice Chéreau tourna, en 1994, la scène du mariage de La Reine Margot, jouée par Isabelle Adjani -- des trous creusés par les Allemands pour y placer des explosifs, qui heureusement ne furent pas tous activés. Mais les voûtes s'effondrèrent et la basilique fut en partie détruite.
Longtemps cette humiliante occupation de notre pays n'a guère intéressé les historiens, plus enclins à faire revivre les moments glorieux d'un conflit long, meurtrier et incertain, qui ne s'est finalement terminé par une victoire que grâce à l'intervention des troupes américaines, plus d'un million d'hommes qui ont fait toute la différence.
Quand nous pensons aujourd'hui occupation, c'est naturellement à la période 1940-1944 que nous nous référons, et non à la Première Guerre mondiale. Pourtant, les phénomènes se ressemblent étrangement : réseaux de résistance, presse clandestine, sabotages de voies ferrées; mais aussi cas de collaboration et d'intelligence avec l'ennemi, longtemps tus. Philippe Nivet nous fait revivre ces moments tragiques et douloureux, dont il est un des meilleurs spécialistes.
Cette nouvelle publication est un beau livre de 480 pages, bien illustré, tenant compte des travaux universitaires les plus récents. Il réussit une synthèse de nombreux documents sur l'occupation entre 1914 et 1918, dans l'ensemble des territoires allant de la région lilloise aux Vosges: journaux intimes, procès-verbaux d'interrogatoire, articles de journaux, thèses et monographies d'étudiants. Ce livre prolonge et complète d'autres travaux français et étrangers sur l'occupation allemande en France de 1914 à 1918, notamment celui publié en 2010 par Annette Becker, également historienne du Centre de recherche de l'Historial de Péronne, dont le travail englobe aussi la Belgique. Ici n'est concerné que le territoire français.
Philippe Nivet utilise des sources peu connues, par exemple des interrogatoires de rapatriés effectués en Haute-Savoie. Pour lui, l'occupation allemande fut un « véritable régime de «terreur» (p. 373) . Il montre la persécution culturelle et économique dans les départements occupés, et ce que fut la vie de ces Français asservis, affamés et victimes des opérations militaires. Il décrit la déportation des Lillois, à Pâques 1916 : «des femmes ont dû travailler comme les hommes, des bourgeoises ont été traitées comme des prostituées, des jeunes filles comme des femmes mûres» (p. 148).
Méthodes brutales : exécutions d'otages civils, travail forcé, déportation, privations, auxquelles les victimes réagissent diversement : résistance, certes, mais aussi accommodements, et même collaboration, notamment, comme il est naturel, entre soldats allemands et familles françaises forcées de les loger. D'où des rapprochements y compris sentimentaux et sexuels.
Philippe Nivet fait remarquer qu'il y eut, après-guerre, peu de condamnations pour «intelligence avec l'ennemi ... leur faible nombre révèle, au contraire, l'ardent patriotisme dont ont fait preuve, entre 1914 et 1918, les populations locales» (p. 364).
Il poursuit ses observations au-delà de 1918, quand apparut un désir de revanche contre les Allemands et leurs collaborateurs français. Après l'euphorie de la victoire, resurgit l'amertume d'avoir été abandonné pendant quatre ans. Vinrent aussi les désillusions devant les difficultés d'un retour à la prospérité dans un pays détruit.
Mes parents me racontaient que, faute de chaises, ils prenaient leurs repas assis sur des cageots. Mon père me montrait des champs tellement bouleversés par les obus, qu'il était encore impossible de les cultiver, un quart de siècle après la guerre.
Philippe Nivet affirme que c'était l'intention des Allemands de germaniser l'est et le nord de la France : « l'occupant considère donc comme sien le territoire envahi » (p. 84). Malheureusement, il ne le prouve pas, car il ne nous décrit cette volonté de germanisation qu'à partir de sources françaises. On aurait aimé qu'il trouve aussi des documents allemands, il est vrai presque inexistants en France. Ne faudrait-il pas les chercher en Allemagne ? Ce sera peut-être pour une autre fois.
Historien du Centre de recherche de l'Historial de Péronne, Directeur de l'UFR d'Histoire et de Géographie, Directeur du Centre d'Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits (CHSSC) de l'Université de Picardie Jules Verne,
Philippe Nivet a notamment publié : «Le Conseil Municipal de Paris de 1944 à 1977» (Sorbonne 1994), «La France de 1815 à nos jours, textes et documents» (Ellipses - 1994), «Les Assemblées parisiennes de la déclaration de la guerre à la Libération de Paris (1939-1944)» (Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'Ile de France - 1996), «Les réfugiés français de la Grande Guerre (1914-1920) - Les Boches du Nord» (Economica 2004) et, avec Ivan Combeau, "Histoire politique de Paris au XXème siècle" (PUF - 2000). Aux éditions Encrage: "Picardie, terre de frontière" (1998, avec Mme Anne Duménil), "La bataille en Picardie, combattre de l'antiquité au XXème siècle", "Les reconstructions en Picardie" (2003, avec Mme Anne Duménil), «La Picardie occupée du Moyen-Age au XXème siècle» (2004, avec Mme Olivia Carpi), «La géographie militaire de la Picardie, du Moyen Age à nos jours» (2005, avec M. Philippe Boulanger), «Guerre et politique en Picardie aux époques moderne et contemporaine» (2008, avec Olivia Carpi) et, avec M. Olivier Forcade, «Les réfugiés en Europe du XVIème au XXème siècle» (Nouveau Monde 2008).
Publié ou mis à jour le : 10/06/2016 09:42:47
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