Justement surnommé le Sage, le roi Charles V est l'un des plus grands rois de France, l'un des plus généreux aussi.
Tandis que son père Jean II Le Bon ou le Brave a ruiné et rapetissé le royaume par sa conception étriquée de l'honneur et du courage chevaleresques, lui qui était inapte au combat et n'aimait rien tant que les livres l'a libéré des Anglais et rendu à la prospérité.
Son règne n'est pas sans rappeler celui de Louis XIV, postérieur de trois siècles. Comme le Roi-Soleil, il pâtit dans sa jeunesse des révoltes des Parisiens, ce qui l'amène à établir sa résidence à l'écart de la capitale. Mais à sa mort, à 42 ans, il laisse un royaume solide et prospère.
Des débuts difficiles
Comme les précédents héritiers de la couronne, le futur roi est né à Vincennes (21 janvier 1338). Il assume la régence du royaume dès 1356, à 18 ans, après que son père, bretteur sans aucun sens politique, eut été capturé à Poitiers par les Anglais.
Dans cette conjoncture dramatique, il fait front à une alliance des seigneurs féodaux et des bourgeois de Paris, sans parler des paysans qui se lancent dans de violentes Jacqueries... Les féodaux sont guidés par le roi de Navarre Charles le Mauvais, les bourgeois par Étienne Marcel.
Le Dauphin (titre donné pour la première fois à l'héritier du trône) connaît l'humiliation de voir le prévôt des marchands et ses hommes forcer la porte de sa chambre et massacrer sous ses yeux deux de ses conseillers. Après avoir fait mine de s'incliner, il quitte Paris et mobilise les états généraux contre les Parisiens...
Ayant ainsi démontré son habileté politique, le jeune homme d'à peine vingt ans se sort de tous ces mauvais pas et signe pour finir à Brétigny, près de Chartres, des préliminaires de paix avec les Anglais.
Il ceint la couronne le 8 avril 1364, après la mort de son père en prison, puis est sacré à Reims le 19 mai 1364, ainsi que sa femme, Jeanne de Bourbon. Trois jours plus tôt, son principal rival, le roi de Navarre Charles le Mauvais, a été battu à Cocherel par Bertrand Du Guesclin.
Le roi fait enfin une entrée triomphale à Paris, la capitale rebelle qui s'était donnée peu avant à Étienne Marcel et Charles le Mauvais.
Bien qu'handicapé d'un bras et peu adepte de la guerre, Charles V n'en va pas moins géré le royaume avec une énergie et une intelligence qui lui vaudront le qualificatif très mérité de Sage.
Nous devons à une femme, Christine de Pisan, le premier et le principal témoignage écrit sur le règne du roi Charles V de Valois, dit le Sage.
Née à Venise à l'époque où Charles V monte sur le trône (1364), Christine de Pisan grandit à la cour de France. Veuve à 26 ans avec trois enfants à charge et sans fortune, elle est réduite à vivre de sa plume, ce qui fait d'elle la première femme de lettres française.
Le portrait qu'elle fait de Charles V coïncide avec celui qu'en font les historiens contemporains. Elle dépeint un homme de bureau, efficace et compétent, autrement plus performant que les rois batailleurs qui l'ont précédé :
« Ce roi, par son sens, sa magnanimité, sa force, sa clémence et sa libéralité désencombra le pays de ses ennemis tant qu'ils n'y firent plus leurs chevauchées. Et lui, sans se mouvoir de ses palais et sièges royaux, reconquit, refit et augmenta son royaume qui, auparavant, avait été désolé, perdu et dépris par ses devanciers portant les armes très chevalereux » (Christine de Pisan, Livre des fais et bonnes moeurs du sage roi Charles V, début XVe siècle).
Marié à 12 ans à sa cousine germaine Jeanne de Bourbon, née comme lui en 1338, Charles V se montre très attaché à sa femme, nonobstant quelques infidélités de jeunesse. Le couple a 9 enfants. Quand Jeanne décède en 1378, « le roi fut moult troublé et longuement, car ils s'aimaient tant comme loyaux mariés peuvent aimer l'un et l'autre », écrit joliment Christine de Pisan. Il songe à abdiquer et entrer dans les ordres.
Un constructeur ambitieux
À peine sur le trône, le jeune roi quitte le palais royal de l'île de la Cité, à l'emplacement de l'actuel Palais de Justice, et se fait construire l'hôtel Saint-Pôl, dans le Marais, au-delà de l'enceinte de Philippe Auguste. À côté est édifié l'hôtel du Prévôt (l'équivalent d'un ministre de l'Intérieur).
NB : l'emplacement de l'hôtel Saint-Pôl sera plus tard loti sous le règne de François 1er. On y trouve aujourd'hui une cité d'antiquaires.
Le roi fait aussi aménager une nouvelle enceinte autour de Paris pour prendre en compte l'agrandissement de la ville depuis le règne de son ancêtre Philippe Auguste. Il s'agit d'une enceinte basse entourée de fossés. Son principal point d'appui est une sombre forteresse, la Bastille. Elle est destinée à tenir en respect les Parisiens bien plus que d'éventuels ennemis du dehors ! Charles V n'a pas envie que se renouvellent les mauvais souvenirs laissés par Étienne Marcel...
Charles V le Sage ne s'en tient pas là. Désireux d'attester de la puissance de la monarchie à travers ses constructions, il fait rénover la vieille forteresse du Louvre, qui borde à l'ouest le mur d'enceinte de la capitale.
La miniature ci-dessus, qui figure le mois d'octobre dans les Très riches Heures du duc de Berry, représente le Louvre de Charles V, très différent du palais actuel.
À l'est de Paris, dans la forêt giboyeuse de Vincennes, le roi achève l'édification d'un puissant donjon, le plus élevé d'Europe (50 mètres de haut). Sa construction avait été entamée sous le règne de son père, près d'une ancienne halte de chasse appréciée de son aïeul Saint Louis.
Délaissant l'hôtel Saint-Pol et le quartier du Marais, trop nauséabond à son goût, Charles V ne tarde pas à faire de ce donjon sa résidence principale et le véritable siège du gouvernement de la France.
Vincennes va ainsi devenir pour la branche des Valois ce que sera Versailles pour la branche des Bourbons !
Sitôt le donjon achevé, vers 1370, le roi engage à proximité la construction d'une Sainte Chapelle inspirée de celle de Paris. Il y fait transférer des reliques afin de rehausser le prestige de sa nouvelle résidence.
Avide de culture, le roi s'entoure à Vincennes des plus grands esprits de son temps, y compris le compositeur Guillaume de Machaut qui a mis en musique la messe du sacre.
Il installe dans le donjon sa « librairie », riche de plus de onze cents manuscrits et de nombreux objets d'art, qui rivalise avec les collections pontificales d'Avignon. Elle est à l'origine des futures collections royales, de la Bibliothèque nationale et des musées nationaux.
Le roi apprécie aussi la bonne chère.
Son cuisinier, à Vincennes, s'appelle Taillevent. Ce nom est resté jusqu'à nos jours synonyme de gastronomie et grande cuisine.
Un administrateur hors pair
Poursuivant la modernisation de l'administration inaugurée par Philippe IV le Bel, Charles V s'entoure de conseillers compétents comme les chanceliers Jean et Guillaume de Dormans, le maître de requêtes Raoul de Presles, auquel le roi commanda une traduction de la Cité de Dieu d'Augustin, ou encore le théologien et économiste Nicolas Oresme, traducteur de Saint Augustin et Aristote.
Ces personnages constituent le Conseil du roi et chacun tend à se spécialiser dans une tâche ou une fonction. Soucieux de l'intérêt général (une nouveauté !), ils développent pour la première fois l'idée que « le roi doit seigneurier au commun profit du peuple ».
En décembre 1369, le roi rationalise les finances en distinguant :
• les ressources ordinaires, autrement dit les revenus du domaine royal, qui procuraient jusque là l'essentiel des revenus de la couronne,
• les ressources extraordinaires, autrement dit le produit des impôts, levés à titre exceptionnel après accord des états généraux.
Confronté à des besoins administratifs croissants, le gouvernement va devoir faire appel de plus en plus à des impôts réguliers. Parmi eux les « fouages » ou impôts directs sur les foyers (ou feux), autrement dit les ménages, les « aides » sur les boissons et la « gabelle » sur le sel, un produit ô combien indispensable à chacun.
La reprise en main
Dès son avènement, le roi neutralise les grands féodaux.
Après que le roi de Navarre Charles le Mauvais eut été défait à Cocherel, le roi lui offre la lointaine seigneurie de Montpellier en échange de ses possessions de Normandie, trop proches de Paris et des Anglais. Charles V, satisfait de son bon coup, qualifie cette convention de « paix renard ».
Il a moins de succès en Bretagne ou sévit depuis deux décennies une violente guerre de Succession. Le 29 septembre 1364, les deux prétendants s'affrontent à Auray. L'un d'eux, Charles de Blois, est tué et son vainqueur, Jean IV de Montfort, obtient peu après, au traité de Guérande du 12 avril 1365, la reconnaissance de son titre de duc de Bretagne, avec une allégeance très formelle au roi de France.
Le capitaine breton Bertrand Du Guesclin, qui a été fait prisonnier à Auray, est libéré par le roi de France en échange de 100 000 livres et devient dès lors le fidèle bras armé de la couronne.
Charles V l'envoie sans attendre au-delà des Pyrénées où sévit une autre guerre de succession entre les prétendants au trône de Castille Pierre le Cruel et Henri de Trastamare. Le véritable objectif du roi est de débarrasser la France des « Grandes Compagnies » de mercenaires, qui, sans solde depuis le traité de Brétigny signé avec les Anglais en 1360, mettent les campagnes à feu et à sang.
Du Guesclin est dans un premier temps capturé par le Prince Noir. Vaniteux, il fixe lui-même le montant de sa rançon à 150 000 livres, est libéré et peu après vainc à son tour Pierre le Cruel !
La miniature ci-dessous montre le roi Charles V sortant de Paris à la rencontre de sa jeune soeur Isabelle de France, ou Isabelle de Valois. Pour des raisons financières, leur père l'a mariée à 12 ans, en 1360, à Jean Galéas Visconti, héritier du très riche duché de Milan. Elle mourra en couches à 24 ans.
La miniature donne une image embellie et fantaisiste de Paris. Elle peut être datée du milieu du siècle suivant (vers 1450) en raison d'anachronismes comme le hennin (coiffure pointue) des dames.
La France libérée
Enfin assuré de sa force, Charles V reprend le combat contre les Anglais avec l'objectif de les chasser des provinces de l'ouest et du sud qui leur ont été abandonnées à Brétigny.
L'occasion lui en est fournie lorsque le Prince Noir, fils du roi d'Angleterre et gouverneur de Guyenne (ou Aquitaine), réclame un fouage à deux de ses vassaux. Ces derniers font appel de la demande auprès de Charles V, en théorie leur suzerain. Le 30 juin 1368, le Conseil du Roi déclare l'appel recevable. Aussitôt se multiplient en Guyenne les appels à la couronne. Comme le Prince Noir fait bien évidemment la sourde oreille, le roi prononce le 30 novembre 1369 la confiscation de la Guyenne.
Les Anglais multiplient à partir de Bordeaux des chevauchées, en fait des opérations de rapines. Mais celles-ci échouent face à la résistance des chefs militaires français, le duc d'Anjou et Bertrand du Guesclin, connétable de France depuis le 2 octobre 1369.
Les Français reprennent La Rochelle le 8 septembre 1372 avec le concours de la flotte castillane. Dans les années suivantes, assiégeant méthodiquement les places fortes avec l'artillerie naissante, ils reconquièrent le Rouergue, le Quercy, le Poitou et la Saintonge.
Sans qu'aucune guerre n'ait été déclarée ni aucune paix signée depuis le traité de Brétigny, les Anglais ne possèdent bientôt plus sur le continent que Calais, Brest, Cherbourg et un petit bout de la Guyenne dont Bordeaux.
Comble de malheur pour eux, l'illustre roi Édouard III, à l'origine de la guerre de Cent Ans, meurt le 21 juin 1377 après un règne de 50 ans. Il est précédé dans la tombe par son fils, le prestigieux Prince Noir. C'est finalement son petit-fils à peine âgé de 7 ans qui lui succède sous le nom de Richard II. La situation sociale en Angleterre se tend brusquement. Il n'est plus question pour le nouveau roi de reprendre les opérations militaires contre la France.
Quand Charles V meurt à son tour le 16 septembre 1380, quelques semaines après Du Guesclin (30 juillet 1380), il laisse à son fils et héritier un royaume solide et en paix, qui se remet lentement des pertes de la guerre et de la Grande Peste de 1347.
De santé fragile, Charles V a très tôt le souci de préparer sa succession. Dans l'éventualité d'une mort prématurée, il fixe le mode de gouvernement pendant la minorité du roi et le statut des régentes, mère ou soeur.
Comme on est en période de peste et que les morts prématurées sont fréquentes, il abaisse de 21 ans à 13 ans la majorité. Cela n'empêchera pas son fils Charles VI, âgé de 12 ans à son avènement, de devenir le jouet du conseil de régence.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 7 commentaires sur cet article
Pierre (22-01-2024 12:09:28)
Une question : vous écrivez : "Justement surnommé le Sage". Que faut-il comprendre par "sage" : "raisonnable et posé" (sens actuel) ou "érudit" ce qui correspond, me semble-t-il, plutôt à celui ... Lire la suite
Claude Edouard (21-01-2024 11:27:07)
Pierre et Thibaut, vous ne devez pas être très jeune. Il y a longtemps qu'on ne parle plus de Du Guesclin dans nos écoles primaires, sauf erreur bien sûr.
Michèle (02-08-2012 07:58:51)
Je suis ravie, tous les matins, de lire ou relire l'Histoire. Un bonheur !
Une note spéciale pour cet article qui nous détaille les tableaux avec le nom du peintre. Bravo!