Quelques Cassandre (note), dont Herodote.net, dénoncent depuis dix ans les dérives du projet européen. Rien n'y a fait et, aujourd'hui, 500 millions d'Européens s'apprêtent à plonger dans l'inconnu. Pour la troisième fois en un siècle...
Par le référendum du 5 juillet 2015, les Grecs ont dit Ochi (« Non ») au plan d'austérité concocté le 25 juin précédent par la Commission européenne, le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne pour sauver vaille que vaille l'appartenance de la Grèce à la zone euro. Ce plan draconien a mis en lumière les impasses de la monnaie unique. Il a aussi réveillé les antagonismes européens avec une violence inimaginable il y a encore quelques années.
Il est rejeté à plus de 60% par les électeurs. Aussitôt après, le ministre des Finances grec Yanis Varoufakis, partisan d'une sortie de l'euro, démissionne pour faciliter la négociation d'un nouveau plan par le Premier ministre Aléxis Tsípras. Ce nouveau plan, guère plus tendre que le précédent, est présenté et approuvé par toutes les parties dès le 12 juillet 2015.
Les fantômes de l'Histoire hantent à nouveau le Vieux Continent comme dans la couverture ci-dessous du magazine Bild, qui reflète l'opinion allemande dominante avec ses cinq millions de lecteurs. Elle montre la chancelière coiffée d'un casque à pointe, avec cette légende : « Heute brauchen wir die Eiserne Kanzlerin » (« Aujourd'hui, nous avons besoin de la Chancelière de Fer »). Autrement dit, « C'est Bismarck qu'il nous faut » !...
« C'est Bismarck qu'il nous faut ! »
Otto von Bismarck, né il y a 200 ans, était surnommé le « Chancelier de Fer ». Il a pris à revers ses compatriotes, portés vers les valeurs humanistes, en rappelant que « la force prime le droit » et que les grands problèmes du temps ne sauraient être résolus que « par le fer et par le sang ». Sa guerre contre la France (1870-1871) a sécrété les deux guerres mondiales du XXe siècle.
Voilà donc l'homme et la politique que le magazine le plus populaire d'Allemagne appelle de ses voeux et érige en modèle à ses lecteurs et à la chancelière ! On peut y voir une maladresse inouïe ou un lapsus lourd de sens au moment où les Grecs ravivent les souvenirs glorieux de leur résistance au nazisme et où les Italiens plébiscitent un essai simplement intitulé Il quarto Reich (« Le IVe Reich », septembre 2014).
On pourrait croire que la chancelière Angela Merkel, fille de pasteur et écologiste radicale, disciple du leader chrétien-démocrate Helmut Kohl, aspire à préserver l'équilibre européen. Mais elle est poussée vers la rupture par la grande majorité de ses électeurs et de ses collaborateurs, tant sociaux-démocrates que conservateurs, tous aveuglés par le sentiment de la surpuissance allemande... et l'urgente nécessité de pallier le déclin démographique du pays : comme le Japon, l'Allemagne aspire à retirer de ses placements financiers à l'étranger de quoi assurer une vieillesse confortable à ses citoyens.
Depuis son arrivée à la chancellerie le 22 novembre 2005, Angela Merkel a imposé à ses homologues européens les préconisations allemandes sans jamais être prise en défaut, établissant clairement la domination de Berlin sur la nouvelle Europe.
Ainsi a-t-elle unilatéralement cassé en novembre 2012 le rapprochement entre le constructeur aéronautique européen EADS et son homologue britannique BAE, destiné à créer un géant aéronautique européen, au seul prétexte qu'il menaçait quelques emplois sur le sol allemand.
Ainsi a-t-elle de façon toute aussi unilatérale relancé en 2013 les négociations avec Washington en vue d'un traité transatlantique de libre-échange (TAFTA), en affirmant sa volonté de le faire avaliser par ses homologues européens avant la fin 2015.
Sur la dette grecque, c'est aussi la ligne dure de l'Allemagne qui l'a emporté le lundi 13 juillet 2015, en plaçant la Grèce sous la tutelle des institutions européennes, dirigées pour l'essentiel par des Allemands, à l'image de ce qu'a connu... la Tunisie en 1869 ! L'historien Emmanuel Todd y voit l'expression brûlante de l'antagonisme millénaire entre le monde germanique et le monde méditerranéen.
Les citoyens grecs, abasourdis et résignés, courbent la tête. Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker les avait prévenus dès le 28 janvier 2015, après la victoire électorale d'Alexis Tsipras et de son parti Syriza : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Le ministre allemand de l'Économie Wolfgang Schäuble, maître d'oeuvre du plan d'austérité, avait lui-même déclaré : « Les élections ne peuvent pas être autorisées à changer la politique économique ». Yanis Varoufakis rapporte aussi un échange avec son homologue allemand pendant les négociations :
Varoufakis : « Je dois vous demander d’oublier pendant quelques minutes que nous sommes des ministres. Je veux vous demander votre avis (...) Signeriez-vous le protocole d’entente, si vous étiez à ma place ? » Schäuble : « En tant que patriote, non. C’est mauvais pour votre peuple ».
Comment en est-on arrivé là ?
Avant la mise en place de la monnaie unique, en 1999-2001, tout semblait encore sourire à l'Europe. Mais la nouvelle monnaie, fondée sur deux erreurs magistrales, a semé les germes de la discorde au sein de l'Union ainsi que nous l'expliquons en détail dans L'Europe à l'épreuve de la monnaie unique.
Auparavant, quand un pays laxiste achetait à l'étranger plus qu'il ne vendait, il était promptement ramené à l'équilibre par la dévaluation de sa monnaie. En supprimant cette force de rappel, la monnaie unique a autorisé toutes les dérives et permis par exemple aux industriels et banquiers allemands et français d'abuser de la faiblesse des dirigeants grecs pour leur vendre à crédit toutes sortes d'inutilités (chars et avions de combat, pont de l'isthme de Corinthe, autoroute du Péloponnèse, aéroport d'Athènes, Jeux Olympiques de 2004).
En 2010, menacés de perdre ces placements irresponsables, les banquiers français et allemands (Commerzbank, BNP...) en ont repassé le fardeau aux États, avec la complicité des oligarques grecs. Ces dettes résultent de la première erreur des promoteurs de la monnaie unique :
La balance des paiements entre un pays et l'étranger étant toujours à l'équilibre, toute sortie d'argent (importations ou remboursement de dettes) est compensée au centime près par une rentrée équivalente (exportations ou emprunts).
Autrefois, quand de riches Grecs désiraient s'offrir de belles voitures allemandes, ils convertissaient leurs drachmes en marks. Mais si leurs achats n'étaient pas compensés par des exportations grecques d'un montant équivalent, il s'ensuivait une dévaluation de la drachme et les riches Grecs en question, ramenés à plus de modestie, étaient contraints de réduire leurs achats de Mercedes.
En l'absence d'une monnaie nationale qui équilibre automatiquement les échanges commerciaux, ces Grecs peuvent désormais donner libre cours à leur penchant pour les berlines allemandes... tout comme leurs homologues français ou italiens. Rien ne peut les en empêcher. Rien ne vient les freiner et du coup, la balance commerciale de leur pays se déséquilibre sans qu'il soit possible d'y remédier. Autrement dit, en détournant vers l'étranger une partie croissante de leurs revenus, ils en privent leurs compatriotes, à commencer par ceux qui bénéficiaient ces revenus sous forme de salaires ou d'achats.
Dans le cadre européen, les Grecs victimes de l'appauvrissement de leur territoire ne peuvent compter sur aucun transfert social des Allemands, des Finlandais ou des Français (note). Soit ils se résignent et acceptent une baisse de leurs revenus et de leur niveau de vie (une forme d'appauvrissement abusivement qualifiée de « dévaluation interne » par les hommes en gris de Bruxelles, Francfort et Londres) ; soit ils s'en indignent et l'État, pour éviter une explosion sociale, emprunte à l'étranger les sommes indûment évaporées.
Une fois amorcée la spirale de l'endettement, le pays a de moins en moins de capacités à augmenter sa compétitivité et ses exportations. Il est condamné à compenser ses remboursements d'emprunts par de nouveaux emprunts !
Ici intervient la seconde erreur des promoteurs de la monnaie unique, celle de croire qu'une politique d'austérité (augmentation des impôts et baisse des dépenses publiques) peut suffire à effacer les dettes publiques vis-à-vis de l'étranger.
Ils oublient ce faisant qu'il n'y a aucun rapport entre la balance des paiements d'un pays et la manière dont celui-ci répartit ses ressources entre ses habitants.
La répartitition des richesses à l'intérieur du pays et leur redistribution par l'impôt est une affaire interne, d'ordre politique. Si les Grecs et les Français choisissent, au contraire des Allemands, de privilégier par l'impôt et les dépenses publiques les inactifs, les fonctionnaires et les pauvres au détriment des salariés des entreprises exportatrices, cela les regarde. Cette répartition intérieure des richesses n'a aucune incidence directe sur l'activité et encore moins sur les échanges avec l'étranger et la balance des paiements
Illustration par l'absurde : supposons que l'État grec arrive demain à faire rentrer la TVA et imposer l'Église. Ces recettes fiscales nouvelles seront immédiatement transférées à l'étranger pour payer les intérêts de la dette. Pendant ce temps, les contribuables et les entreprises, avec des revenus moindres, seront obligés de réduire leur consommation et leurs effectifs salariés. L'Église devra de son côté renoncer à ses oeuvres sociales avec pour résultat une aggravation de la crise humanitaire... et une baisse des recettes fiscales !
Autre illustration : supposons que l'État grec vende à l'étranger ses actifs (entreprises publiques, immobilier, îles...) pour rembourser tout ou partie de sa dette, comme l'exigent aujourd'hui ses tuteurs allemands. Année après année, les recettes générées par ces actifs quitteront le pays et feront également défaut à l'activité intérieure.
Dans un cas comme dans l'autre, en retirant de l'argent des circuits économiques nationaux pour le transférer à l'étranger, le pays se condamne à une récession permanente. Ainsi l'austérité imposée par Berlin n'a-t-elle d'autre résultat que d'aggraver la dette souveraine, en Grèce mais aussi au Portugal, en Italie ou encore en France.
Un enfant de douze ans peut comprendre cette mécanique ; pas nos dirigeants, prisonniers de leurs préjugés idéologiques !
Le remède à cette double erreur de construction eut consisté selon notre analyse à transformer la « monnaie unique » en une « monnaie commune » en restaurant des monnaies nationales au-dessous de l'euro. Mais il est maintenant sans doute trop tard pour l'envisager...
L'espoir d'un sursaut est ténu car les dirigeants européens, aveuglés par l'idéologie néolibérale et la domination allemande, n'osent pas débattre des causes de la Crise européenne et notamment de la concomitance entre celle-ci et la monnaie unique.
Ils craignent bien évidemment qu'un tel débat ne les disqualifie et mette en lumière leurs phénoménales erreurs, depuis la monnaie unique que chacun présentait il y a quinze à vingt ans comme une garantie de prospérité commune, jusqu'aux politiques d'austérité qui devaient ramener les États surendettés dans la course, en passant par le traité constitutionnel, qui devait renforcer la cohésion de l'Union et son poids dans le monde !...
Ces dirigeants avancent tels des somnambules, en réagissant seulement à l'instant présent et sans rien comprendre à l'enchaînement des événements. Ils sont en cela semblables à leurs homologues de 1914, que dépeint l'historien Christopher Clark dans son célèbre ouvrage (Flammarion, 2013). Soucieux de conserver leurs entrées dans les palais officiels, les journalistes qui les entourent répercutent sans nuances leurs préjugés auprès de l'opinion.
À défaut de pouvoir démontrer la viabilité de la monnaie unique, les uns et les autres se consolent en arguant qu'elle est contestée seulement par les leaders d'extrême-droite et d'extrême-gauche. Mais ils ignorent les Cassandre nombreux qui, il y a vingt ans déjà, tentaient de les mettre en garde contre l'irréalisme de la monnaie unique. Parmi ces Cassandre figurent quatre Prix Nobel d'économie, Milton Friedman et Maurice Allais, aujourd'hui décédés, Paul Krugman et Joseph Stiglitz. Excusez du peu. Notons aussi l'anthropologue Emmanuel Todd qui écrivait en 1995, en préface à la réédition de L'invention de l'Europe : « (si) la monnaie unique est réalisée, ce livre permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l'absence de conscience collective a produit une jungle plutôt qu'une société ».
Le Fonds Monétaire International (FMI), qui a participé à la mise en oeuvre suicidaire des politiques d'austérité, prend lui-même ses distances et dénonce sans détours la folie suicidaire des dirigeants allemands en leur reprochant d'écraser et asservir la Grèce davantage par vengeance politique.
Vers le précipice
Depuis une dizaine d'années, les leaders européens affichent un unique objectif : sauver l'euro, sans comprendre que sous sa forme actuelle, il est non-viable. Aujourd'hui, pour beaucoup, cet objectif sacré justifie même le sacrifice de la Grèce, sa mise sous tutelle et peut-être à terme son expulsion de la zone euro, voire de l'Union européenne (note).
Tous justifient auprès de leur opinion publique le Grexit (Greece exit, « sortie de la Grèce ») et leur refus d'effacer au moins en partie la dette grecque : « Une dette se rembourse toujours » (faux, l'exemple le plus manifeste est celui de l'Allemagne en 1953), « Il est essentiel que les États de la zone euro respectent les règles qu'ils se sont imposées » (faux, la France et l'Allemagne se sont délibérément affranchies en 2004 du pacte de stabilité qu'elles avaient conclu dix ans plus tôt)... L'argument le plus drôle : « Si les Grecs font défaut, chaque Français perdra 700 euros, soit sa part des crédits français à la Grèce » (vrai et faux, si les Grecs font défaut, la dette de la France, qui est déjà de 2000 milliards d'euros, s'accroîtra de 40 milliards d'euros, soit de 2% seulement, sans aucune incidence directe sur le portefeuille des Français ; cette dette, au demeurant, ne sera sans doute jamais remboursée comme la dette grecque ; elle se dissoudra lentement au fil des crises et de l'inflation).
Sauf à réformer hardiment la monnaie unique (hypothèse devenue improbable), la zone euro et l'Union européenne vont être entraînées dans un précipice quoi qu'il advienne (note) :
La déstabilisation de la Grèce, voir le Grexit, achèvera de discréditer les institutions européennes et conduira chaque État à jouer sa partition contre les autres. Il va exacerber aussi les haines entre les peuples et déjà l'on nous dit que de nombreux Allemands, par crainte d'être mal reçus, renoncent à leurs vacances au bord de la Méditerranée ! Il leur restera les rives de la Baltique...
Réduits à mendier une aide humanitaire auprès de Bruxelles, les Grecs n'accepteront bien évidemment plus de recueillir les immigrants illégaux que leur envoie par centaines de milliers la Turquie. Ils les dirigeront au plus vite vers l'Italie et il s'ensuivra de nouvelles tensions entre les États de l'Union quant à la répartition de ces réfugiés d'Afrique et d'Asie.
On l'a oublié mais Chypre est un État très fragile de la zone euro, à 90 kilomètres de la Syrie, avec un territoire en partie occupé par la Turquie. L'île ne doit d'appartenir à l'Union européenne et à la zone euro qu'à l'insistance de la Grèce. Si celle-ci est humiliée ou exclue, Chypre perdra tout soutien à Bruxelles et le gouvernement national-islamiste d'Ankara en profitera pour déstabiliser l'île.
De l'autre côté de la Manche, on doit se prononcer l'an prochain sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l'Union européenne. Il va sans dire que la tragédie grecque y est suivie avec attention et va conduire une nette majorité d'Anglais et même d'Écossais à se prononcer en faveur de la sortie (le Brexit).
Dans cette éventualité, l'Europe de 2016 ressemblera furieusement à celle d'il y a 75 ans (1941), les canons et les fusils heureusement en moins : un Royaume-Uni fièrement à l'écart, soudé aux États-Unis ; une Europe continentale sous la complète domination de l'Allemagne, avec la France en docile féale et l'Italie en alliée revêche ; une Grèce entrée avant tout le monde en résistance ; une Suisse soucieuse de préserver sa neutralité ; une Espagne attentiste... et une Russie attendant que tout cela explose.
Attentif aux leçons de l'Histoire, Herodote.net a souvent pu décrypter avec justesse l'actualité. Puissions-nous cette fois nous tromper et donner raison aux dirigeants européens ! Mais quoi qu'il advienne, les Européens ne s'exonéront pas des souffrances infligées aux Grecs, si grands que puissent être leurs torts.
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Voir les 13 commentaires sur cet article
jeanfrancis (07-08-2015 08:34:31)
La raison du plus fort est toujours la meilleure...La désunion en Grèce conduit à ses faiblesses. L'Allemagne est forte car son peuple se réunit mieux derrière ses dirigeants; voir l'Union CDU et... Lire la suite
desavoy (20-07-2015 17:44:19)
Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendre détenir la vérité...même sur la monnaie unique européenne. Prévoir la victoire du non au référendum ne relèvait pas d'une lucidité exceptio... Lire la suite
Jean Pierre (16-07-2015 16:40:47)
Je ne serais pas aussi négatif vis-à-vis de nos dirigeants européens, en particulier de Me Merkel. L'Allemagne est le pays qui a prêté la plus forte somme d'argent à la Grèce. L'Allemagne et le... Lire la suite