Depuis un demi-siècle, en France, les élites parisiennes et les notables régionaux voient dans la suppression des départements un remède miracle au mauvais fonctionnement de l'administration.
La France souffre, paraît-il, d'un nombre excessif d'échelons administratifs. Le remède est tout trouvé : supprimons les départements.
Archaïques les départements ? Créés le 15 janvier 1790, ils sont aussi vieux que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Serait-elle archaïque elle aussi ? Les Régions seraient-elles plus modernes ? Il faut le croire, car elles ont été créées en 1941 par le Maréchal Pétain, qui avait la nostalgie des anciennes provinces, et elles se réfèrent aux Länder de notre grand voisin d'outre-Rhin, dans lequel notre classe dirigeante, aujourd'hui comme avant-hier, puise toutes ses références.
Trêve d'ironie. De toute évidence, des réformes s'imposent dans le maillage administratif de la France du XXIe siècle. Reste à définir lesquelles.
Indispensable réforme
La Révolution a rationalisé les institutions coutumières héritées de l'Ancien Régime en créant les départements et les communes et en substituant l'allégeance à la Loi à l'allégeance au Roi. Ce « jardin à la française » a donné satisfaction pendant près de deux siècles.
Le premier accroc est venu du régime de Vichy, qui a créé en 1941 des préfets régionaux, une façon de renouer avec les intendants de l'Ancien Régime. À la Libération, on a conservé ces régions administratives et, par la loi Deferre du 2 mars 1982, on en a fait des collectivités territoriales à part entière, avec un conseil élu et des ressources propres. Il s'agissait tout à la fois de décentraliser l'État et de créer des échelons assez importants pour conduire des politiques économiques d'ambition européenne et bien ajustées au tissu local.
Les choses auraient pu en rester là si l'exode rural n'était venu chambouler l'ordre hérité de la Révolution... En vidant les villages de leur jeunesse, il a eu raison du maillage territorial hérité du Moyen Âge avec son « monde plein (...) tel que, monté sur l'un des 130 000 clochers de la chrétienté latine, on en voit 5 ou 6 à l'horizon » (Pierre Chaunu).
La grande majorité des 36 000 communes françaises ne comptent plus que quelques dizaines ou quelques centaines d'habitants mais conservent leur autonomie de gestion et un budget propre. Leurs conseillers municipaux, généralement des agriculteurs ou des fonctionnaires à la retraite, représentent les 4/5e des 600 000 élus que compte la France (un record européen). Ils touchent une modeste indemnité au titre de leur mandat.
Trop petites, ces communes ne sont plus en mesure de résister à leur déclin. Les fusions de communes, sur la base du volontariat, échouent encore trop souvent malgré les incitations financières de l'État, du fait de la résistance des maires et de l'attachement des habitants à leur clocher.
On a bien créé des « intercommunalités » pour remédier à la taille insuffisante des communes mais sans leur enlever leur budget ni donner à ces intercommunalités de transparence démocratique. Il s'ensuit des doublons et des chevauchements de compétences plus coûteux les uns que les autres, dans la plus totale opacité.
Un demi-siècle de petits arrangements à la sauvette ont ainsi produit une confusion administrative qui n'a rien à envier à celle de l'Ancien Régime. Comment ne pas songer au mot du contrôleur général Calonne : « Ce qui est nécessaire pour le salut de l'État serait impossible par des réparations partielles, » écrivait-il au roi Louis XVI le 20 août 1786. Il s'agit de « reprendre en sous-œuvre l'édifice entier pour en prévenir la ruine ».
Rien n'indique que la situation aille en s'améliorant : on écarte d'emblée les communes, qui sont au coeur du problème, pour se concentrer sur les départements et les Régions, et l'on se focalise sur la taille de ces entités plutôt que de raisonner budgets, compétences et représentativité démocratique.
Le département, échelon de proximité
Né sous la Révolution, le département est la circonscription la mieux enracinée dans l'Histoire de France, en concurrence avec la commune, héritière des anciennes paroisses. Il plonge ses racines jusque dans l'ancienne Gaule comme l'attestent les noms de plusieurs dizaines de chefs-lieux, empruntés à des peuples gaulois.
Après deux siècles d'existence officielle, il demeure envers et contre tout la principale circonscription de référence pour tout ce qui concerne l'ordre public et la cohésion sociale et territoriale. Lorsque le gouvernement institue une nouvelle aide - par exemple l'assistance aux personnes dépendantes -, c'est aux conseils départementaux qu'il délègue leur gestion. Lorsque le gouvernement lance un énième « plan banlieue », c'est sur les préfets qu'il s'appuie pour leur mise en oeuvre et il se verrait mal demander à la Région Île-de-France de se pencher sur les problèmes spécifiques de la Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne comme sur ceux, très différents, des Hauts-de-Seine.
Le département serait-il devenu trop petit pour assumer ces tâches ? Les énarques, les hommes politiques et beaucoup de concitoyens avancent les économies d'échelles qui pourraient, en théorie, advenir du remplacement de 95 administrations départementales par 13 administrations régionales.
C'est faire fi de la nécessité d'avoir des administrations de proximité : on ne peut pas, par exemple, gérer les routes des Hautes-Alpes à partir de la capitale régionale, Aix-Marseille, sans disposer d'un relais au chef-lieu du département... Si l'on remplaçait les directions départementales par des directions régionales, il faudrait inéluctablement créer des sous-directions plus proches du terrain, ce qui annulerait l'économie escomptée de la suppression des départements (note).
À ceux qui font valoir les exemples étrangers et notamment les Länder, je suggère de considérer deux pays dont l'expérience démocratique n'est pas moindre que l'Allemagne : le Royaume-Uni et la Suisse.
Le territoire de Sa Majesté est découpé en plus de 65 comtés (ou shires) qui remontent à Guillaume le Conquérant. Ces circonscriptions de référence ont une population comparable à celle de nos départements et une superficie deux fois moindre. Que je sache, les Britanniques ne se plaignent pas de leur petite taille... La Suisse, quant à elle, a 26 cantons ou demi-cantons qui s'enracinent dans la nuit des temps, avec des compétences très étendues, une population moyenne deux fois inférieure à celle de nos départements et une superficie cinq fois inférieure ! Serait-elle pour autant mal administrée ?
Au demeurant, les départements ont été critiqués parce qu'ils avaient été adaptés, il y a deux cents ans, à des déplacements à cheval ou en carriole. Mais ce qui apparaissait comme un archaïsme au temps du président Pompidou et du tout-automobile devient un avantage dès que l'on veut favoriser la proximité et limiter les déplacements, que ce soit pour réduire les émissions de CO2… ou prévenir les pandémies type coronavirus !
L'illusion régionale
Aujourd'hui, les élites françaises considèrent que les seules circonscriptions vraiment modernes seraient les régions administratives créées par le gouvernement de Vichy en 1941, reprises à la Libération et transformées en collectivités territoriales en 1982, avec en ligne de mire les Länder de notre voisin d'outre-Rhin. Il faut dire que, depuis Madame de Staël, l'Allemagne s'est substituée à l'Angleterre comme inspiratrice des élites françaises, parfois pour de bonnes causes, parfois pour de moins bonnes.
Certaines Régions sont plus étendues ou plus peuplées que bien des États européens. La Nouvelle-Aquitaine se compare ainsi au Portugal et le Grand Est au Danemark. On est alors loin de l'échelon de proximité. Il arrive que leur métropole dévore les forces vives de la région. C'est le cas de Toulouse, en Occitanie (ex-Midi-Pyrénées). Il arrive aussi que des Régions mettent aux prises des métropoles rivales et les entraînent dans des luttes stériles : Toulouse-Montpellier, Nancy-Strasbourg, Tours-Orléans, Lyon-Grenoble, Marseille-Nice... Leurs frontières sont souvent artificielles et rapprochent des contrées qui n'ont de toute évidence aucune affinité entre elles (Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, Auvergne-Rhône-Alpes, Grand Est, Provence-Alpes-Côte d'Azur...).
Si l'on en juge par les rapports de la Cour des Comptes, l'effet le plus visible de la régionalisation a été la multiplication des sinécures et des postes de pouvoir (hôtels de région pharaoniques, frais de mission...), ainsi que des investissements de pur prestige : aéroports et barrages surdimensionnés, programmes d'autoroutes ou de TGV (note).
Les élus régionaux et leurs administrations ne témoignent d'aucun bonus significatif en transparence, rigueur et efficacité. Faut-il s'en étonner ? Qu'ils siègent à Bordeaux ou Marseille, ils sont aussi éloignés de leurs assujettis de Guéret ou de Menton que leurs homologues parisiens. Il n'y a pas de conseiller régional qu'un citoyen puisse aller voir comme il va voir son député, son maire ou son conseiller général (département). Ces conseillers régionaux élus sur des listes à la proportionnelle s'épuisent dans des combinaisons partisanes fort peu démocratiques, des batailles de couloir et des dépenses somptuaires qui ruinent leur crédibilité (note).
Reste qu'avec le temps, les 22 Régions ont commencé à exister pour de bon. Elles sont devenues des acteurs historiques, sans avoir pour autant le caractère vénérable des Länder allemands ou des comtés anglais, vieux pour la plupart d'un millénaire. Cette identité régionale a pris forme dans le réseau ferroviaire ou à la télévision, le soir, dans les informations régionales.
Ce fragile acquis a été bouleversé par la loi du 16 janvier 2015 qui a réduit de 22 à 13 le nombre de Régions, avec des surcoûts significatifs (déplacement des fonctionnaires, revalorisation des rémunérations, éloignement des centres de décision...) et sans économies d'échelle significatives.
S'il y a confusion administrative, aujourd'hui en France, elle vient clairement de la multiplication au fil de l'eau, dans les dernières décennies, des échelons intermédiaires et en particulier des intercommunalités : pays, communautés de communes, syndicats intercommunaux, Métropoles (note). Leurs dirigeants, désignés en petit comité, cooptés et non élus, ont acquis dans les faits plus de pouvoir que les maires des petites communes. Or, si chaque citoyen connaît son maire, aucun ou presque ne connaît le président de son syndicat intercommunal ou de sa communauté d'agglomération ! Cette situation est on ne peut plus malsaine d'un point de vue démocratique.
Si l'on devait remettre de l'ordre dans l'organisation territoriale, que dirions-nous ?
Un regroupement s'impose pour sauver ce qui peut l'être du tissu rural, dans la Creuse comme dans les Ardennes. Il s'agit de réunir d'autorité les communes dans des « supercommunes » ou « municipalités » de taille convenable (au moins 5 000 habitants), autour de leur chef-lieu de canton ou de leur agglomération-centre, avec un seul budget en tout et pour tout.
Les communes ont jusqu'ici résisté à de tels regroupements par crainte de disparaître. Cette crainte peut être surmontée avec une formule analogue aux conseils d'arrondissement de Paris, Lyon et Marseille : chaque commune conserve son maire et son conseil municipal ; ses élus ou une partie d'entre eux participent aussi au conseil municipal de la « supercommune », cette dernière ayant seule un budget à sa disposition.
Ainsi sont conciliées la permanence des anciennes paroisses et communes, l'efficacité gestionnaire et la démocratie. Ainsi peuvent disparaître ces horreurs technocratiques que sont les intercommunalités (pays, communautés de communes et syndicats intercommunaux).
Nous détaillons les modalités de cette réforme dans un autre article : Villages en sursis.
Les départements, faut-il y revenir ? constituent une structure intermédiaire installée dans l'Histoire longue et les mentalités. Ils conservent pleinement leur pertinence comme relais de proximité pour tous les services sociaux ou relevant de l'ordre public.
Rien n'interdit cependant de supprimer les sous-préfectures et les arrondissements. Cet échelon n'avait d'autre utilité que de relayer l’État auprès des maires ruraux (voir Le sous-préfet aux champs, un conte d'Alphonse Daudet). Dès lors que l'on regroupe les communes rurales dans des municipalités efficientes, celles-ci n'ont plus besoin du sous-préfet pour les guider dans les méandres de l'administration.
Elles pourraient en théorie conserver une pertinence dans des domaines qui nécessitent une certaine ampleur territoriale et démographique, tels que le transport ferroviaire ou aérien, l'enseignement supérieur, les parcs naturels, mais ces domaines peuvent aussi bien être gérés au niveau nationale.
En réduisant de 22 à 13 le nombre de régions métropolitaines, la loi du 16 janvier 2015 introduit une grande incertitude sur la pérennité de ces collectivités. Trop grandes pour une administration de proximité, trop hétérogènes pour une politique de développement cohérente. Que partagent par exemple les habitants de Troyes et de Strasbourg (Grand Est), ou de Guéret et Hendaye (Nouvelle Aquitaine) ?
Avec un budget total de 27,7 milliards d'euros (2009), soit seulement 13% du budget total des collectivités locales, les Régions demeurent un acteur très secondaire de la scène politique. Leurs domaines de compétences (transport ferroviaire ou aérien, enseignement supérieur, parcs naturels, soutien à la culture, à la formation professionnelle, à l'industrie et à la recherche) pourraient selon le cas être gérés aussi bien au niveau national que départemental.
La suppression des Régions et des sous-préfectures ainsi que la concentration des communes rurales sous la forme de trente à cent municipalités par département permettront aux maires de connaître personnellement le préfet, les élus et le président de leur département. Ils pourront ainsi faire remonter leurs doléances au sommet de l’État en échappant aux méandres de l’administration. Cette proximité sera tout bénéfice pour la démocratie. Pour les affaires administratives courantes, les maires et les citoyens s’adresseront aux délégations départementales des ministères. En cas de doute, les agents de ces délégations s’adresseront non pas à leur administration centrale mais au préfet et il reviendra à celui-ci de trancher dans l’esprit de la loi. En cas d’incertitude, le préfet lui-même s’adressera au ministère concerné.
Confusion des responsabilités locales et nationales
Ainsi que l'avait déjà souligné Édouard Balladur dans un rapport du 5 mars 2009, les véritables maux dont souffre l'administration territoriale sont dans le chevauchement des compétences, les injustices fiscales et le cumul des mandats. Autant de maux qui font obstacle à toute réforme d'envergure.
Plus dommageable encore que le nombre d'échelons est la confusion des compétences et des responsabilités, source de retards et de lourdeurs : pas un investissement qui ne passe par trois ou quatre échelons, avec autant de signatures et de financements ! Qui n'a été troublé par des panneaux de ce genre, au bord des routes : « Cet investissement-ci, d'un montant de 100 000 euros, a été financé conjointement par votre commune, votre département, votre Région, l'État et l'Europe » ?
On pourrait remédier à cette confusion en délimitant avec rigueur les domaines de compétence de chaque échelon. Mais il faut s'attendre à ce que les élus s'y opposent car, quand il s'agit d'inaugurer un rond-point ou une bibliothèque, chaque responsable politique (maire, député, présidents de département et de Région) veut en être et justifier par sa contribution financière de sa place sur la photo dans le journal local...
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le Parlement avait prévu de fusionner le mandat de conseiller régional avec celui de conseiller général (ou départemental) : les élus régionaux auraient également siégé dans les conseils généraux qui gèrent les départements. Cette solution aurait permis de réaliser de petites économies sur les élus sans qu'il soit besoin de supprimer les départements. Elle aurait surtout éliminé les chevauchements de compétences entre Régions et départements, les élus n'y ayant plus aucun intérêt. Las, sitôt qu'elle a été votée, la mesure a été abrogée...
Un autre handicap de l'organisation territoriale résulte de la fiscalité : chaque collectivité reçoit les recettes de différents impôts collectés sur son territoire (droits de mutation, taxe professionnelle etc). Cette disposition aggrave les inégalités, les collectivités riches étant celles qui bénéficient des recettes les plus élevées tout en ayant le moins de besoins. L'État tente de compenser ces inégalités par des dispositifs complexes de péréquation qui sont autant d'« usines à gaz ».
Il serait plus efficace et plus équitable d'affecter à chaque collectivité un budget au prorata de sa population, comme cela se fait déjà dans d'autres démocraties, y compris l'Allemagne ! Mais cette solution trop simple contrevient à l'intérêt des élus locaux des collectivités les plus riches et elle n'a aucune chance d'être adoptée car ces élus locaux sont généralement très influents au Parlement.
Démocratie à l'allemande avec de grandes Régions ou de mini-États ? Ou démocratie à la suisse ou à l'anglaise avec des départements et des communes revitalisés ? Sera-t-il donné aux citoyens français d'en débattre et de choisir ?
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Voir les 24 commentaires sur cet article
Jihème (24-11-2024 22:25:29)
Oui, très bonne analyse. La plus grosse absurdité de la situation actuelle est celle de ces 13 régions ficelés à la hâte par Hollande et ses technocrates, regroupant dans le même sac la carpe e... Lire la suite
HERTH (24-11-2024 12:13:30)
Etonnants fantasmes des Français sur les Länder dont ils ne comprennent pas la nature : les Länder ne sont pas des régions, ce sont des Etats fédérés, subdivisés en Bezirke (Districts), eux-mÃ... Lire la suite
Jacques (07-12-2015 11:29:19)
Très bonne analyse, avec des propositions judicieuses. La vraie question, c'est celle de la démocratie locale, base de la démocratie tout court. L'imbroglio actuel est lié à son affaiblissement. ... Lire la suite