Dès son accession au pouvoir en 1933, Hitler engage une guerre culturelle. Son objectif est similaire à celui des autres régimes totalitaires (dico), le régime fasciste en Italie et le régime soviétique en URSS : faire émerger un « Homme nouveau » sur les ruines de l’ordre ancien, disqualifié par les horreurs de la Grande Guerre.
Les créations de ces régimes ne sont pas toutes à rejeter. Que l’on songe au cinéma de Serguei Eisenstein (URSS) ou de Leni Riefensthal (IIIe Reich) ou mieux encore aux réalisations architecturales de l’Italie mussolinienne (EUR, gare Termini, etc.).
Mais tous les trois témoignent d’un même désastre dans les arts plastiques (sculpture et peinture). Ils se détournent des nouveaux courants artistiques du XXe siècle, jugés trop abscons et susceptibles de désorienter les masses populaires.
Ainsi en va-t-il du cubisme et plus encore du surréalisme, qui tentent l’un et l’autre de sonder l’âme humaine, quitte à se détourner de la représentation du réel.
De Moscou à Rome et Berlin, on retrouve les mêmes figures de travailleurs, de soldats et d’athlètes avec les muscles bandés et le regard levé vers un horizon forcément radieux.
C’est le grand retour au réalisme tel qu’ébauché dès 1901 par Giuseppe Pelliza da Volpedo (Il Quarto Stato, Milano).
L’art « dégénéré » est à l'honneur dans le musée Picasso-Paris, au coeur du Marais. Du 18 février au 25 mai 2025, les visiteurs peuvent découvrir un éventail des oeuvres réprouvées par les nazis.
C'est l'occasion de découvrir que l'esthétique honnie par les nazis est devenue notre référence commune. L'art du XXe siècle a cessé de nous choquer et au contraire nous ravit par ses explosions de couleurs et de formes.
A contrario, le véritable « art dégénéré » transparaît dans les petits films qui présentent à l'entrée de l'exposition l'art glorifié par les nazis (athlètes bodybuildés, blondes vestales, etc.).
La guerre culturelle en préalable à la guerre tout court
Là où le régime nazi se distingue du fascisme et du communisme, c’est dans son approche raciale et antisémite. Elle le porte non seulement à promouvoir une nouvelle « esthétique » mais aussi à diaboliser l’ancienne, dès lors que celle-ci lui paraît heurter le dogme raciste d’une race supérieure appelée à dominer toutes les autres.
Hitler s’attelle à cette guerre culturelle sitôt devenu chancelier et sans même attendre d’avoir consolidé son pouvoir.
C’est que, sous la République de Weimar, dans les années 1929, le pays a été à l’avant-garde dans tous les domaines (arts plastiques, cinéma, architecture, etc.). C’est cette modernité que veut briser Hitler, arrivé au pouvoir par effraction dans une Allemagne démocratique très majoritairement réfractaire à ses lubies.
Le 11 avril 1933, soit deux mois après l’incendie du Reichstag qui débarrasse Hitler de ses opposants les plus redoutables, les communistes, les nazis ferment la prestigieuse école d’art du Bauhaus. Elle avait été fondée à Weimar en 1919 en vue de rapprocher tous les beaux-arts et de les accorder aux contraintes industrielles.
Les directeurs des plus grands musées, Gustav Friedrich Hartlaub à Mannheim ou Ludwig Justi à Berlin sont démis de leur fonction. On leur reproche d’avoir acquis trop d’œuvres réputées décadentes, juives ou antipatriotiques dans les années précédentes.
Les architectes et artistes tels que Walter Gropius, Vassily Kandinsky, Paul Klee ou George Grosz quittent l’Allemagne tandis que Baumeister, Beckmann ou Dix sont limogés de leurs postes d’enseignants.
Otto Dix, un ancien combattant qui a peint avec une cruelle vérité les horreurs de la guerre, est pour cette raison évincé des cimaises. On lui reproche de porter atteinte à l’esprit guerrier des Allemands. Paul Klee est ciblé en raison de sa volonté de revenir aux sources de la création en s’inspirant des dessins d’enfants et de « l’art des fous ». Démis de son poste d’enseignant à Düsseldorf, il se réfugie dans sa ville natale de Berne.
Un mois plus tard, le 10 mai, Josef Goebbels, ministre de la Propagande et de l'Information du Reich, organise un « autodafé rituel des écrits juifs nuisibles » à Berlin et dans les grandes villes allemandes.
Le 23 septembre 1933, Goebbels inaugure à Dresde une première exposition portant le titre « Entartete Kunst » (« Art dégénéré ») et composée d’œuvres retirées des musées allemands. À Mannheim, dans le même temps, ouvre l’exposition « Kulturbolschewistische Bilder » (« Images du bolchévisme culturel »).
En 1937, le IIIe Reich tombe le masque et révèle sa nature criminelle. Le 26 avril de cette année-là, dans le pays basque, la petite ville de Guernica subit le premier bombardement aérien de l’Histoire.
Cela ne trouble pas outre mesure les organisateurs de l’Exposition universelle de Paris, aussi appelée « Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne ». Elle ouvre ses portes un mois plus tard, le 25 mai 1937, sur les bords de la Seine. Deux pavillons grandiloquents se font face de part et d’autre de la Tour Eiffel : celui de l’Allemagne et celui de l’URSS. Plus discret, le pavillon de la Seconde République espagnole, en pleine guerre civile, présente Guernica. Mais le chef d’œuvre de Picasso est mal reçu par la critique et le public.
De l’autre côté du Rhin, à Munich, une « Grande Exposition d’Art allemand » (Große Deutsche Kunstausstellung) s’ouvre deux mois plus tard, le 18 juillet 1937. Elle est supposée incarner la nouvelle esthétique nationale-socialiste avec ses sculptures d’athlètes et ses peintures de solides paysans. Un portrait en majesté du Führer accueille les visiteurs.
Sus à l’« Art » dégénéré !
En cet été 1937, les nazis reprennent à leur compte le concept d’Art dégénéré (Entartete Kunst) apparu au siècle précédent pour désigner aussi bien l’art finissant de la Grèce antique que les courants modernistes de l’Occident contemporain.
Curieusement, ce concept est théorisé par l’un des fondateurs du sionisme (dico), le médecin juif austro-hongrois Max Nordau, compagnon de route de Theodor Herzl.
Critique d’art à ses heures, il publie en 1892 Entartung (Décadence en français), un ouvrage dans lequel il présente les mouvements artistiques et littéraires de son époque (symbolisme, naturalisme, préraphaélisme, etc.) comme le résultat d’une dégénérescence physiologique des artistes et écrivains eux-mêmes !
Pour Nordau comme pour nombre de théoriciens à sa suite, les œuvres de l’art moderne deviennent les symptômes visibles et les vecteurs de pathologies qui risquent de contaminer la société. Ce point de vue est contesté par d’authentiques critiques d’art comme Victor Segalen.
Mais à sa suite, en 1928, l’architecte allemand Paul Schultze-Naumburg publie Kunst und Rasse (L’Art et la Race) qui développe l’idée que la création artistique est le réceptacle des dispositions héréditaires du groupe racial. L’ouvrage contribue à intégrer le concept de « dégénérescence » dans l’idéologie raciste du national-socialisme. Les nazis y voient opportunément une validation de leurs théories raciales : le métissage induit la dégénérescence des corps, des esprits et des talents ; il importe donc d’en revenir à la pureté raciale des origines…
Lors de son discours inaugural de la grande exposition d’art munichoise, Hitler annonce une « guerre implacable de purification » contre « l’art dégénéré ». Une semaine plus tard, Goebbels donne instruction « sur ordre du Führer » de confisquer tous les produits d’art dégénéré figurant encore dans les musées allemands. Ce seront au total 21.000 œuvres qui sont saisies dans les musées.
Et pour que chacun soit convaincu de cette urgente nécessité, une exposition parallèle s’ouvre dès le lendemain 19 juillet 1937, à Munich également, sous le nom d’Entartete « Kunst » ou « Art » dégénéré (les guillemets sont des organisateurs nazis).
Cette exposition est le point d’orgue de la campagne de dénigrement et de bannissement de l’art moderne qui a débuté à Dresde en 1933.
Plus de 700 œuvres des artistes majeurs de la modernité (Kirchner, Nolde, Dix, Kokoschka, Picasso, Chagall, Schiele, Van Gogh, Klee, etc.) sont exhibées comme autant de symptômes de dégénérescence : « révélation de l’âme de la race juive » ou « sabotage délibéré des forces armées » selon les slogans haineux que scandent la scénographie.
Durant quatre mois, deux millions de visiteurs vont parcourir l’exposition ; tous sont silencieux, les uns pour laisser paraître leur mépris de ces œuvres ; les autres pour ne pas laisser paraître leur secrète admiration. Cette affluence silencieuse en vient à courroucer Josef Goebbels lui-même qui perçoit l’effet contre-productif de l’initiative. Pendant les quatre années suivantes, l’exposition va néanmoins circuler en Allemagne et en Autriche, tout en perdant progressivement de son ampleur.
Les nazis poursuivent sans répit leur guerre culturelle avec le 22 mai 1938, après l’Anschluss de l’Autriche, l’ouverture de l’exposition « Entartete Musik » sur la « musique dégénérée » à Düsseldorf. Elle exclut entre autres le jazz, les compositeurs juifs, communistes ou la musique atonale.
Goebbels, qui ne perd pas le nord, veut tirer profit malgré tout des œuvres retirées des musées. Il crée une « Commission pour l’exploitation des produits de l’art dégénéré » qui se donne pour mission de les vendre à l’étranger.
Une première vente aux enchères est organisée en Suisse, à Lucerne, le 30 juin 1939 sous l’intitulé très neutre : « Peintures et sculptures des maîtres modernes des musées allemands ». 125 œuvres de Van Gogh, Matisse, Gauguin, Picasso, Beckmann ou Kandinsky sont ainsi mises aux enchères.
Ensuite, avec l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939, la guerre va reprendre ses droits et mettre un point final aux délires artistiques du IIIe Reich.




L'Art vu par les nazis









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E. ROBIN (20-03-2025 18:52:11)
Bien documenté, bien raconté, intéressant et instructif pour quelqu'un comme moi qui déteste la censure, l'ostracisation et le racisme, tout en goûtant globalement peu ces artistes condamnés par... Lire la suite
Mirese (19-03-2025 12:08:18)
Cette exposition m a parue très intéressante à divers degrés Tout d abord l émotion et le plaisir ressenti devant les œuvres mais aussi la découverte de certaines d entr’elles L intérêt... Lire la suite