Il est un coin d'Asie, coincé entre Orient et Occident, qui a vu passer les plus grands conquérants et a su tirer de ces visites un art à la fois unique et pluriel.
Entre Pakistan et Afghanistan, les chefs-d'oeuvre gréco-bouddhiques restent le symbole d'une fusion originale de plusieurs cultures dont l'exemple le plus impressionnant a longtemps été les grands bouddhas de Bamiyan, désormais anéantis.
C'est au cœur de l'Asie, entre mer Caspienne et Himalaya, que s'est développé un des arts les plus originaux de la fin de l'Antiquité. Il naît précisément au Gandhara, région alors située aux frontières du Pakistan et de l'Afghanistan actuels, et qui va lui donner son nom. Dès le VIe siècle av. J-C. c'est le grand empire perse des Achéménides, sous le règne de Cyrus II, qui prend le contrôle de cette plaine fertile, ne se doutant pas un instant qu'un jeune Macédonien ambitieux allait venir mettre la région sous influence occidentale.
Mais comment résister à Alexandre le Grand qui, en octobre 331 av. J.-C., s'était fait couronner « roi d'Asie » à Erbil (Irak) après sa victoire sur les Perses ? Choqué par l'assassinat de son rival Darius III, Alexandre lance quelques mois plus tard ses troupes vers l'est à la poursuite du traître Bessos, qui s'est proclamé successeur du Roi des Rois perse et s'est réfugié en Bactriane. Il lui faudra deux ans de lutte et la mort de 30 000 guerriers dans le froid de l'Hindou Koush pour parvenir à fonder les royaumes gréco-bactriens.
En 330 av. J.-C., Alexandre le Grand parvient dans la région des Paropamisades que l'on peut situer aujourd'hui dans les environs de Kaboul...
Pendant ce temps, le roi pénétrait, avec son armée, chez un peuple à peine connu de ses voisins même, avec lesquels il n'avait jamais voulu avoir de commerce, ni entretenir aucune relation. C'étaient les Paropamisades, race sauvage et la moins civilisée de toutes les nations barbares. […] Au milieu de cet isolement d'une nature où rien ne témoigne la présence de l'homme, l'armée, comme perdue, souffrit tout ce qu'on peut endurer de maux : la faim, le froid, la fatigue, le désespoir. […] Le roi parcourait les rangs à pied, relevant ceux qui étaient étendus par terre, et prêtant l'appui de son corps à ceux qui avaient peine à le suivre. Il était partout, à la tête, au centre, aux derniers rangs de l'armée, se multipliant pour la fatigue. Enfin l'on arriva dans des lieux moins sauvages, et où l'armée, avec des vivres abondants, trouva à se refaire » (Quinte-Curce, Histoires, Ier siècle).
Pour les territoires tombés sous le pouvoir d'Alexandre, une nouvelle ère commence, marquée par une forte influence hellénistique. Les villes construites ex nihilo par le conquérant et ses successeurs se parent de monuments dignes du pays natal : agoras, théâtres, temples, gymnases... Pour agrémenter le tout, des statues représentant dieux grecs ou scènes dionysiaques sont érigées, comme dans la ville d'Hadda à des milliers de kilomètres de la mère patrie. La culture n'est pas en reste puisque l'on a trouvé à Aï Khanoum (« Dame Lune ») au nord-est de l'Afghanistan des papyrus couverts de traités d'Aristote. Il faut dire qu'Alexandre avait entraîné avec lui nombre de lettrés, artistes et savants qui s'empressèrent de diffuser leur culture chez les peuples conquis. Ils y arrivèrent d'autant mieux que très vite la langue grecque s'imposa dans l'administration, l'armée et les échanges commerciaux. Le prouvent les édits rupestres que fit rédiger au IIIe siècle du côté de Kandahar (Afghanistan) le souverain Açoka pour inviter ses sujets à suivre les principes bouddhiques : 6 siècles après l'arrivée d'Alexandre, c'est toujours dans un grec très pur que le roi continue à faire graver ses préceptes, même si le peuple ne le parle pas.
À la fin du IIe siècle av. J.-C., c'est sous le règne du roi indo-grec Ménandre que l'on situe la rencontre entre les cultures grecques et bouddhiques. Sa conversion au bouddhisme permet la naissance d'un nouveau type d'art appelé art du Gandhara, du nom de la région où il s'est épanoui.
Alors que le Bouddha était jusqu'alors représenté de façon symbolique, les artistes habitués aux dieux grecs vont lui donner forme humaine en en faisant l'aboutissement de plusieurs influences. Taillé dans du schiste, le Bienheureux hérite d'un visage digne d'Apollon, à l'arcade sourcilière bien disposée dans le prolongement d'un nez droit que soulignent parfois de belles moustaches à l'iranienne.
À l'ondulation de ses cheveux, relevés en chignon, répond la souplesse des drapés caractéristiques de la mode hellénistique. Enfin, sous l'apparence du Bodhisattva (avant l'entrée dans le Nirvana), il apparaît couvert de parures tout droit héritées des populations nomades iraniennes. Cette image, née d'un mariage harmonieux entre Orient et Occident, s'est largement diffusée à travers les siècles puisqu'aujourd'hui encore, c'est avec un profil grec et une toge méditerranéenne que les bouddhas sont représentés.
Si les Grecs avaient le goût de la beauté, ils avaient aussi celui du gigantisme. On l'a oublié mais plusieurs de leurs œuvres aujourd'hui disparues sont passées dans l'Histoire à cause de leur taille : c'est le cas de la statue de Zeus à Olympie, celle d'Athéna, créée par Phidias pour le Parthénon, et bien sûr le Colosse de Rhodes. Cette tradition va traverser les océans pour donner naissance, à 200 km de la ville actuelle de Kaboul à trois bouddhas géants. Érigés entre le IIIe et le VIIe siècle, ils veillaient sur la vallée de Bamiyan, un des plus importants lieux de pèlerinage bouddhique sur la route de la soie puisqu'il a accueilli jusqu'à 3 000 moines dans ses quelque 700 grottes.
Le plus grand des géants, haut de 55 mètres, portait semble-t-il un masque d'or, ce qui expliquerait l'aspect lisse de l'emplacement de son visage. Ses riches vêtements attachés sur le corps provoquaient l'émerveillement : « Leurs couleurs dorées étincellent dans toutes les directions et leurs ornements précieux éblouissent les yeux par leur éclat » (Xuanzang, VIIe siècle). Il était secondé par une autre statue de 38 mètres recouverte de métal et, plus loin, une troisième de 10 mètres de haut. Une quatrième, couchée et longue de « mille pieds » (300 mètres) selon Xuanzang, n'a toujours pas été localisée.
En 632, le célèbre moine bouddhique et grand voyageur chinois Xuanzang visite le site.
« Le royaume de Fan-yen-na [Bamiyan] mesure plus de deux mille li d'est en ouest ; il est situé à l'intérieur des montagnes neigeuses. Au nord-est de la ville royale, à flanc de montagne, se trouve une statue en pierre du Bouddha debout ; elle est haute de cent quarante à cent cinquante pieds, le teint d'or est éclatant et les ornements précieux resplendissent... [...] A l'est, il y a la statue debout du bouddha Sakyamuni, en laiton, qui est haute de plus de cent pieds. Le corps a été fondu par pièces qu'on a réunies pour parfaire et dresser [la statue] [...]. A deux ou trois li à l'est de la ville, dans un monastère, il y a une statue couchée de Bouddha qui entre dans le nirvâna ; elle est longue de plus de mille pieds » (Xuanzang, Rapport du voyage en Occident à l'époque des Grands Tang, VIIe siècle).
De telles réalisations ne peuvent qu'attirer l'attention ! Pourtant si Gengis Khan, en 1222, massacre la population de la vallée, il épargne les bouddhas. Ce n'est pas le cas des visiteurs suivants, notamment un roi perse du XVIIe siècle qui fait tirer au canon dessus. En 1924, l'archéologue de la Croisière jaune, Joseph Hackin, a ce constat amer : « Les musulmans ont volontairement détruit ces images, hérétiques à leurs yeux. Ils ont martelé avec frénésie les visages, enduit de goudron les peintures pour les brûler, puis tiré à bout portant sur les effigies des « Bienheureux ».
La population locale hazara, de confession chiite, quant à elle, considérait ces statues comme un homme et une femme représentant des ancêtres. C'est pourquoi lorsque les talibans, d'origine pachtoune et sunnite, s'installèrent dans la vallée en 1998, les grands bouddhas devinrent un symbole à abattre.
Le 26 février 2001, le mollah Omar, autorité suprême des talibans, ordonne par une fatwa la destruction des statues, ce qui sera fait deux semaines plus tard malgré la mobilisation mondiale. Avec ces géants disparaissent, au nom de la lutte contre l'impureté et par défi contre l'Occident, nombre de chefs-d'oeuvre conservés dans les musées nationaux afghans. C'est toute une partie du passé de ce pays qui part en poussière, et avec elle une bonne part de la mémoire des civilisations gréco-bouddhiques de la région.
Pierre Centlivres, « Vie, mort et survie des bouddhas de Bamiyan (Afghanistan) », Livraison d'Histoire de l'architecture n°17, 2009.
Pierre Dupaigne, Afghanistan, Monuments millénaires, éd. de l'Imprimerie nationale, 2007.
Archéologie sous-marine
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Bernard (05-06-2021 16:43:06)
Il faut les reconstruire, à l'identique.
Sinon la barbarie aura triomphé.
pmlg (02-06-2021 08:53:01)
Et heureusement que certaines sculptures sont toujours conservées au Musée Guimet, au British Museum ou au Metropolitan Museum ... Cela donne à réfléchir sur la façon dont les oeuvres doivent ê... Lire la suite