« Et bien, dansez maintenant ! » Ce conseil donné par la fourmi à l'imprudente cigale rappelle qu'au fil des siècles, la danse n'a pas toujours été vue d'un très bon œil...
Activité inutile, trop sensuelle et finalement dangereuse pour les uns, elle est aussi discipline sacrée, école de la maîtrise du corps et quête de la beauté pour les autres. Présente de tous temps sous tous les cieux, elle fait à la fois partie du quotidien des peuples et de leurs arts les plus précieux.
À l'occasion du tricentenaire de l'École de danse de l'Opéra de Paris, enfilons à notre tour pointes ou sabots pour observer comment on se lançait autrefois dans la danse !
Habitué à tout maîtriser, le roi Louis XIV ne pouvait pas laisser la danse, sa grande passion, sans lui donner un encadrement à la hauteur de ses ambitions. Après avoir créé en 1661 l'Académie royale de la Danse, il se penche sur le problème des effectifs, bien décidé à « parvenir à élever des sujets propres à remplir les emplois qui manqueront ».
C'est ainsi que l'École de l'Académie voir le jour le 11 janvier 1713. Gratuite, elle a pour vocation de mener les jeunes danseurs au rang de professionnels.
Tout en veillant sur l'héritage de l'Académie il s'agit de développer, dit l'ordonnance royale, « l'école française fondée sur la primauté de l'harmonie, la coordination des mouvements, la justesse des placements et le dédain de la prouesse », recommandations qui donneront naissance au XIXe s. à la danse classique.
Installée depuis 1987 à Nanterre, près de Paris, l'École française de la danse, plus ancienne école de danse d'Occident, forme la presque totalité des danseurs des ballets de l'Opéra de Paris. Les « petits rats » n'ont pas fini d'user les parquets !
Premiers pas...
Le premier danseur connu ne semble pas avoir cherché l'élégance et la pureté du geste... On trouve le souvenir de sa prestation sur un mur de la grotte de Gabillou, en Dordogne : le visage caché sous une tête de bison, sa position peut faire penser qu'il tournait sur lui-même, certainement pour atteindre le vertige et l'extase.
Les premières danses étaient en effet certainement à caractère religieux : par le tournoiement, on entrait en communication avec les esprits avant de leur rendre hommage de façon collective, notamment par des rondes.
Ces danses rituelles, que l'on trouve encore chez les Amérindiens, chez les peuples africains (Dogons) ou en Turquie avec les derviches tourneurs, font du corps un outil mis au service de la divinité pour créer le contact avec elle.
Mais gageons que nos ancêtres, comme nos enfants et nous-mêmes, aimaient aussi créer des mouvements pour le simple plaisir de bouger...
L'Antiquité sur les demi-pointes
En Égypte aussi, on danse pour les dieux : prêtres et même pharaons enchaînent les mouvements sacrés tandis que des professionnelles se lancent dans des acrobaties spectaculaires.
Un peu plus au nord, en Crète, la danse devient une activité fondamentale qui bénéficie de lieux réservés, comme au grand palais de Cnossos. La Grèce hérite de cette passion et profite de toutes les grandes cérémonies, privées ou religieuses, pour faire des démonstrations de l'art de la muse Terpsichore.
Comme l'indique l'étymologie du mot grec, la danse (« choros »), souvent faite sur demi-pointes, est d'abord l'expression de la joie (« chora » en grec) même si l'on s'en sert aussi pour la formation guerrière, avec les exercices de la pyrrhique exécutés au son de la flûte. Mais le moment le plus attendu est la fête de Dionysos pendant laquelle les Ménades célèbrent par des mouvements vifs le retour des beaux jours.
Étrangement, Rome est restée plus timide et se contente de faire évoluer les danseurs au milieu des jeux du cirque ou des banquets.
« Où il y a danse il y a diable »
L'Église se montre vite méfiante face à ces manifestations qui semblent avoir hérité de la mauvaise réputation de certaines danses païennes. Pourtant, la Bible ne montre-t-elle pas David dansant de joie en accueillant l'Arche d'alliance à Jérusalem ? Il est vrai que c'est aussi en mettant en valeur ses charmes que Salomé séduisit son beau-père le roi Hérode pour obtenir la tête de Jean-Baptiste...
Cette ambiguïté persista au fil des siècles : certes, on fait se trémousser les morts sur les représentations de danses macabres et on pratique la carole (ronde) à l'intérieur des églises, mais on tente aussi d'imposer le chant grégorien, dénué de tout rythme dansant...
Au Moyen Âge, l'aspect festif prend le pas sur le sacré. Le peuple s'adonne à des chorégraphies au rythme simple et aux pas libres tandis que dans les milieux nobles on préfère des compositions plus élaborées.
Pour accompagner les banquets sont organisées des momeries où l'on peut admirer les enchaînements de danseurs déguisés, à l'exemple du roi Charles VI, métamorphosé en splendide « homme sauvage » lors d'un mariage, en 1393. Quel dommage que les costumes de ses compagnons aient pris feu pour faire de cette fête un inoubliable et tragique « bal des Ardent » ! On dit d'ailleurs qu'ils dansaient « avec une frénésie vraiment diabolique » (Chronique de Saint-Denis)...
Les nobles mènent la danse
Ni ce drame ni la frilosité de l'Église ne mirent fin à la passion croissante des nobles pour la danse. À partir du XVe s., celle-ci devient même un élément majeur de la vie de cour...
Pour le pouvoir, c'est l'occasion de briller et d'asseoir son autorité. On ne se contente plus des gestes chorégraphiés des serveurs, on se met désormais soi-même en scène ! Les maîtres à danser, devenus professionnels, deviennent indispensables pour tous ceux qui veulent se faire remarquer par la maîtrise de gestes désormais codifiés.
Pour les membres des ballets, mis à la mode par Catherine de Médicis, l'exigence en matière de technicité s'accroît : ils doivent désormais s'approprier les jetés, battements frappés et autres entrechats décrits dans Il Ballerino de Marco Caroso qui établit ainsi les bases de notre danse classique.
Mais le temps est encore à l'exubérance du baroque qui met ses machineries et son burlesque au service de l'action dramatique. La danse devient en effet expressive, avant de se faire outil de propagande.
Le Soleil entre en scène
En février 1653, dans la salle du Petit-Bourbon, retentissent les premières notes du Ballet de la nuit en présence d'Anne d'Autriche et Mazarin.
C'est l'occasion pour le tout jeune Louis XIV de montrer ses talents de danseur, acquis grâce à des répétitions quotidiennes depuis l'âge de sept ans. Il y gagne aussi son surnom de Roi-Soleil !
Dès lors, cette passion ne le quitte plus : il est partout, face au public bien sûr, mais aussi en amont de la création, choisissant thèmes et mises en scène avec l'aide de Pierre Beauchamp, son maître à danser.
Celui-ci devient logiquement le premier directeur de l'Académie royale de danse, dont la création en 1661 fut décidée avant même celle des belles-lettres ou des sciences.
Mais Beauchamp ne se contente pas de « conférer du fait de la danse » : c'est aussi un théoricien qui codifie les positions de base des jambes, et un créatif qui sait s'entourer des meilleurs talents, comme Molière et ce « coquin ténébreux » qu'est Jean-Baptiste Lully.
Ensemble, ils vont inventer la comédie-ballet où la danse est intégrée à l'action avant de ne redevenir qu'un simple ornement lors des opéras.
De l'action !
Au XVIIIe s., les spectacles de danse n'existent toujours pas : ils servent d'accompagnements, notamment aux fastueux opéras-ballets de Jean-Philippe Rameau comme le célèbre Les Indes Galantes (1735).
On aime alors admirer des figures fondées avant tout sur la virtuosité des mouvements que l'on enseigne grâce à la méthode d'écriture inventée par Raoul Feuillet dans Chorégraphie ou L'Art d'écrire la danse (1700).
Mais c'est surtout Jean Noverre qui va révolutionner le genre en montant des « ballets en action » où les artistes sont libérés des masques et perruques mais aussi de l'obligation de multiplier les figures spectaculaires : place à la pantomime et à l'expressivité !
En 1781, il supprime même de ses Caprices de Galathée toutes les parties chantées : le ballet vient de naître pour, nous dit Noverre, « exprimer toutes les passions et les affectations de l'âme ».
Si aujourd'hui, certains danseurs vont dans le plus simple apparat, leurs prédécesseurs ont eu souvent à se battre avec des costumes pour le moins encombrants ! C'est le cas notamment des poulaines en vogue au XVe s., dont on devait relier le bout à la cheville par une chaîne pour ne pas marcher dessus.
En 1669, l'Académie royale tente de simplifier les lourds habits : ce sera jupe courte pour les hommes et robe à panier pour les femmes. Et pour tous, des chaussures à talons, bien sûr.
C'est au XIXe s. que les sylphides, à la suite de Marie Taglioni, acquièrent la liberté de mouvement en adoptant une tunique de mousseline blanche que l'on raccourcit vite au-dessus du genou pour éviter toute rencontre inopportune avec les feux de la rampe.
C'est la naissance du tutu, qui, dit-on, doit son nom à la déformation du mot « tulle »... ou à la familiarité des abonnés de l'Opéra, familiers du « panpan-tutu » ! Notons que le « caleçon de précaution », pour ces dames, ne date que du XVIIIe siècle...
Mais le costume ne serait pas complet sans les fameuses ballerines qui profitent de la possibilité nouvelle de mettre en valeur les mouvements des pieds. Finies les demi-pointes, il faut maintenant monter sur les pointes !
D'abord simple chausson rempli de bourre de coton, il est rapidement renforcé par une demi-semelle de métal. Ne manque que le petit chignon qui a remplacé les épaisses perruques du XVIIIe s. Cheveux libres, collants, tenues de tous les jours... les costumiers ont le choix !
Marcher « sur les calices des fleurs sans en courber la tige »
La Révolution ne rejette pas la danse, au contraire : n'a-t-on pas vu Robespierre lui-même, en 1794, conduire tout un cortège convié à célébrer l'Être suprême en tournoyant ?
Mais la véritable révolution qui bouleversa cet art eut lieu en 1832, lors de la première de La Sylphide de Filippo Taglioni : les ballerines, enfin débarrassées de leurs costumes encombrants et chaussées de pointes, semblent voler ! Le créateur de l'oeuvre a en effet prévenu sa fille, Marie, qui incarne le personnage-vedette : il la tuerait s'il l'entendait danser !
Le style se veut dépouillé, à la recherche d'une harmonie vaporeuse et non plus de l'effort physique. Nous sommes en plein romantisme, l'expression des sentiments doit en effet primer sur tout.
Aidés par le nouvel éclairage au gaz qui permet de créer des effets d'ambiance, les artistes virevoltent pour évoquer le mystère, la passion et la mort dans Giselle (1841) ou plus tard Le Lac des cygnes (1877). Le ballet classique s'envole à la conquête du monde !
« J'ai vu mademoiselle Taglioni , après une leçon de deux heures que venait de lui donner son père, tomber mourante sur le tapis de sa chambre où elle se laissait déshabiller, éponger et rhabiller sans avoir le sentiment de ce qu'on lui faisait. L'agilité et les bonds merveilleux de la soirée étaient achetés à ce prix .
Or l'exemple de mademoiselle Taglioni est rigoureusement suivi par les autres danseuses. Il y en a même qui, par leur nature, ayant plus de difficultés à vaincre, se martyrisent elles-mêmes avec une barbarie plus féroce. Vous souvenez-vous de Nathalie Fitzjames ? Et bien ! Nathalie avait imaginé une nouvelle méthode de se tourner et de se casser tout à la fois.
Elle se couchait par terre, le visage tourné du côté du parquet, et les jambes étendues horizontalement. Puis elle faisait monter sur elle sa femme de chambre, lui ordonnant de peser, de tout son poids, sur cette partie du corps où, comme le dit ce farceur d'Arnal, le rein change de nom » (Albéric Second, Les Petits mystères de l'opéra, 1844).
Le renouveau vient de l'Est
C'est un Marseillais, Marius Petipa, qui donne à la fin du XIXe s. un nouveau souffle au ballet : installé à Saint-Pétersbourg, il apporte à l'école russe un style unique fait d'élégance française, de technique italienne et de lyrisme slave mis en musique par Piotr Tchaïkovski dans La Belle au bois dormant (1890) puis Casse-Noisette (1892).
La mutation se poursuit avec Serge Diaghilev qui fonde les Ballets russes en 1909.
Cet ambitieux n'est pas un artiste, comme il le reconnaît lui-même : « Je suis : 1. Un charlatan, d'ailleurs plein de brio. 2. Un grand charmeur. 3. Un insolent ».
Mais, amoureux des arts, il a bien l'intention de rassembler sur scène peinture, musique et chorégraphie d'un nouveau genre.
Pour cela, il choisit les plus grands talents : Michel Fokine et Léonide Massine pour la chorégraphie, Pablo Picasso et Henri Matisse pour les décors et les costumes, Igor Stravinsky, Claude Debussy, Maurice Ravel et Erik Satie pour la musique.
Sous les projecteurs, Paris découvre un danseur d'exception : Vaslav Nijinski. Après le passage du « Dieu bleu », le monde de la danse ne sera plus tout à fait le même...
Un XXe siècle en roue libre
Si le faune Nijinski bouscule tout sur son passage, il n'est pas le seul à faire tomber les barrières de la danse.
En ce début du XXe siècle, les avant-gardes suédoises et allemandes ont déjà remis en cause l'héritage classique, tout comme les américaines Loïe Fuller et Isadora Duncan : la première, « la fée électricité », joue des éclairages sur sa robe en forme de papillon tandis que la seconde, « la danseuse aux pieds nus », préfère revenir à l'antiquité et au naturel.
De son côté, la technicienne Martha Graham lance la Modern dance qui fait de l'ensemble du corps, bien ancré dans le sol, le reflet de l'émotion.
À sa suite naîtra après la Seconde guerre mondiale la danse contemporaine, marquée notamment par les expériences de l'allemande Pina Bausch, désireuse de montrer sur scène la difficulté de la condition humaine.
Côté français, les ballets de Roland Petit puis Maurice Béjart parviennent à devenir populaires tout en proposant des œuvres profondément personnelles. Aujourd'hui, la danse continue à chercher de nouvelles voies pour s'exprimer, notamment en se nourrissant de la rue. Le spectacle continue…
On ne compte plus les étoiles qui ont fait la légende de la danse ! Les spectateurs ont en effet toujours su rendre hommage à ceux qui se doivent d'être à la fois des sportifs et des interprètes.
Déjà, sous Auguste, les foules se déchiraient pour les mimes Bathylle et Pylade, au point que l'on dut interdire leurs spectacles pour éviter les affrontements... Au XVIIIe siècle, voici le premier « dieu de la danse », désigné à l'unanimité : Louis Dupré qui comptait parmi ses admirateurs tout le Parlement anglais, capable de suspendre ses séances pour aller l'admirer !
Beaucoup plus tard, Sylvie Guillem suivit à son tour les traces de la grande Marie Taglioni, sans cependant atteindre la popularité internationale de certains danseurs masculins. Il est loin en effet le temps où ils n'étaient que les « supports » de leur partenaire !
Le XXe siècle a ainsi vu les noms de Rudolf Noureev, Mikhaïl Barychnikov et Patrick Dupont entrer dans l'Histoire au côté des plus grands artistes. Parions qu'à l'école des petits rats, la relève se prépare !
Du salon à la rue
La danse comporte autant de variétés qu'il y a de groupes humains. Une infinité ! En occident, elle a su rester populaire en se diversifiant, du salon (valse, cha-cha-cha...) aux lieux spécialisés (danses des cabarets, guinguettes, night-clubs...) et à la rue (hip-hop). La grande richesse de ces variétés est leur capacité à s'influencer les unes les autres.
Ainsi les émigrés irlandais arrivant aux États-Unis se découvrirent un point commun avec les esclaves noirs : le plaisir de taper du pied !
Au début du XXe s., les claquettes montent sur scène avant d'envahir les écrans sous la forme de comédies musicales. Si certaines danses sont désormais pratiquées dans le monde entier, elles n'en n'ont pas perdu pour autant leurs racines et sont parfois devenues les symboles de leur pays d'origine : qui ignore où sont nés le tango, le flamenco et... le french cancan ?
Sources bibliographiques
Katerine Delobbe, La Danse, éd. Pemf (« Histoire d'un art »), 2001.
André et Vladimir Hofmann, Le Ballet, éd. Bordas, 1981.
Gérard Mannoni et Catherine Ianco, La Danse. Histoire, ballet, coulisses, étoiles, éd. Milan, 2005.
Jean-Pierre Pastori, La Danse, éd. Gallimard (« Découvertes »), 1996-1997.
Le romantisme
Vos réactions à cet article
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dominique (09-05-2013 10:22:43)
Article très clair, pédagogique, tout en étant plaisant, merci. Peut-être une allusion à la célèbre leçon de danse du "Bourgeois Gentilhomme" aurait-t-elle été bienvenue, pour mont... Lire la suite
Lorenzini (07-05-2013 07:13:16)
"Et bien dansez maintenant !". Je croyais que ce conseil avait ete donne par la FOURMI a l'imprudente Cigale non pas l'inverse !