Né en 1924 à Paris, Marc Ferro s'est engagé dans la Résistance avant de devenir le grand historien que l'on connaît. Il a beaucoup oeuvré pour rapprocher l'Histoire du cinéma et les téléspectateurs l'ont découvert à travers son émission Histoire parallèle (Arte).
Son domaine d’étude couvre l’ensemble du XXème siècle avec plus de 40 ouvrages. Il est l’auteur d’une biographie de Pétain (Fayard, 1993, 789 p.) qui fait référence sur le rôle joué par le « héros de Verdun » pendant l'Occupation.
Dans ces entretiens inédits qui se sont déroulés peu de temps avant sa mort, le 21 avril 2021, Marc Ferro confronte son expérience personnelle de la guerre avec l’Histoire telle qu’il l’a étudiée et enseignée après coup.
« C’étaient les soldats allemands qui nous donnaient de l’essence… »
Il s’agit d’une vieille histoire ! Dès la crise de Munich en septembre 1938 et jusqu’à la déroute de juin 1940, Pétain a une idée fixe : œuvrer à la réconciliation franco-allemande. En tant qu’ancien combattant des tranchées, il s’imagine être le mieux à même de mener cette réconciliation avec le chancelier Hitler, lui-même ancien combattant des tranchées. De nombreux documents et témoignages en attestent. Par exemple, le compte-rendu de sa réunion avec l’ambassadeur Américain Bullit, le 4 juin 1940, au cours de laquelle il sollicite l’entremise des États-Unis pour favoriser la réconciliation entre les ennemis d’hier. Enterrer la hache de guerre est une véritable obsession chez lui. Selon ses propres termes, « le vrai courage consiste à traiter avec l’ennemi ». Précisons que l’entrevue de Montoire a lieu avant que la France ne découvre les horreurs commises par le régime nazi. À l’époque, l’opinion est surtout focalisée sur d’autres questions comme le sort des réfugiés républicains espagnols par exemple.
Lorsque le Président du conseil, Paul Reynaud, le nomme au gouvernement, la classe politique est unanime à saluer cette décision, y compris à gauche. Il ne faut pas oublier que Pétain jouit d’une réputation de « Maréchal républicain », Léon Blum lui-même le décrit comme « le plus noble et le plus humain de nos chefs militaires ». Pétain bénéficie également d’une importante assise populaire. Du point de vue du Français moyen qui a combattu dans les tranchées à Verdun en 1916, il était le seul général à se soucier de leurs conditions de vie. Il goûtait leur soupe, et pas seulement pour la caméra ! Dans l’entre-deux guerres, il a conservé cette assise puisqu’en 1935, un sondage publié dans le Petit Journal le plaçait en tête des personnalités à appeler à la direction du pays en cas de péril. Le 18 mai 1940, en nommant Pétain dans son gouvernement, Paul Reynaud espère mettre à son profit le soutien populaire dont le Maréchal bénéficie.
Il est déterminé à agir. Il veut contrecarrer l’idée qu’il serait un dirigeant faible, indécis, un « général de tranchées », comme certains chefs militaires l'avaient surnommé pendant la grande guerre, par opposition à son rival Foch, l’architecte des grandes offensives. Pétain est un homme qui s’est senti profondément méprisé par une partie du haut commandement militaire. Non seulement on a attribué la victoire de Verdun au général Nivelle mais en 1918, on l’a privé d’une victoire visible en demandant l’armistice alors qu’il était sur le point de franchir le Rhin. Le 10 juillet 1940, quand l'Assemblée Nationale lui confie les pleins pouvoirs à une très large majorité (569 voix pour et 80 voix contre), Pétain considère aussi cet avènement comme une revanche personnelle. Mais ce ne sera pas suffisant. Il conservera toute sa vie cette rancœur, très profonde, qui contribuera à expliquer son comportement narcissique par la suite.
Il y a un paradoxe dans la collaboration entre la France de Vichy et l’Allemagne d’Hitler : elle est l’œuvre de deux hommes qui n’éprouvent aucune sympathie particulière pour le nazisme. Autrement dit, la raison de la collaboration entre Pierre Laval et Otto Abetz n’est nullement idéologique, elle est stratégique pour l’un, affinitaire pour l’autre. Pierre Laval « croit en la victoire de l’Allemagne » comme il l’écrira d’abord avant d’être rectifié par Pétain qui lui suggérera de préférer son désormais célèbre « Je souhaite la victoire de l’Allemagne ». Jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’au lancement des missiles V1 et V2 en juin 1944, Pierre Laval est persuadé que la puissance de feu allemande emportera la guerre.
Otto Abetz éprouve un réel attrait pour la France. Il parle couramment français, il est marié à une Française et surtout, il se passionne pour la culture française, son cinéma et sa littérature.
À la tête du comité culturel franco-allemand de 1934 à 1939, il a multiplié par cinq le nombre d’ouvrages en langue française traduits en allemand ! Il était par ailleurs l’initiateur de cérémonies, colloques et autres rencontres culturelles, souvent fastueuses, au cours desquelles de grands intellectuels français logeaient dans de magnifiques hôtels en Allemagne. Plutôt que de promouvoir auprès des Français l’idéologie nazie ou les œuvres de la culture aryenne, Otto Abetz préfère mettre à l’honneur la culture de notre pays. Si bien qu’en 1940, il passe pour francophile et c’est très précisément la raison pour laquelle Hitler le choisit ! Le Führer a suffisamment d’intelligence tactique pour mesurer que le plus sûr moyen de faire accepter l’occupation à la France n’est pas l’hostilité frontale mais la séduction. Otto Abetz joue à merveille ce rôle de séducteur, de charmeur, voire d’enchanteur…
C’est exact. L’hostilité à l’égard des Britanniques, ancrée dans la tradition française, s’explique tant par la concurrence que se livrent les deux empires sur le plan colonial que par la mauvaise réputation dont pâtissent les soldats britanniques dans l’opinion publique française. Depuis la Grande Guerre, ils sont perçus comme des « tire-au-flanc », qui « se débrouillent toujours pour se battre avec le sang et l’argent des autres ». Même s’ils ont choisi des voies radicalement opposées, Pétain comme de Gaulle leur reprochent leur moindre engagement au cours de la bataille de France, en mai et juin 1940, et condamnent tous deux l’attaque de Mers-el-Kébir, début juillet. C’est à ce moment-là que le ressentiment à l’égard des Britanniques atteint son paroxysme.
L’attaque de Mers-el-Kébir a rendu la moitié de ma classe de première anglophobe ! À l’inverse, aucun d’entre nous n’étions germanophobes pour la raison que jusque-là, force était de reconnaître que l’armée allemande s’était comportée de façon « correcte ».
Ma famille et mes camarades de classe avons fait l’exode dans les conditions pathétiques que l’on sait : nous fuyions vers le sud sans savoir où aller et à notre retour, c’étaient les soldats allemands qui nous donnaient de l’essence ! Lorsque les enfants n’avaient pas à manger, ils leur distribuaient même des pommes. C’était l’été, ils étaient beaux garçons, ils paradaient en uniforme dans les rues de Paris, ils prenaient des douches sur la Place de la Concorde… Je me rappelle par exemple qu’un jour que nous allions acheter le pain dans notre pâtisserie habituelle du VIIIe arrondissement, nous avons croisé deux soldats de la Wehrmacht qui nous ont offert une partie des gâteaux qu’ils venaient d’acheter. Les soldats allemands, pendant les mois de juillet et août 1940, se sont montrés « charmants », un peu à la manière d’Otto Abetz. Il régnait à leur égard un sentiment de surprise un peu amusée, qui atténuait l’hostilité d’un vaincu pour un vainqueur.
En octobre 1940, l’opinion ne confère pas à Montoire la portée symbolique que l’Histoire lui a accordée par la suite. Quand Pétain décide du renversement d’alliances au profit de l’Allemagne, il le justifie par le précédent de Napoléon à l'entrevue de Tilsit. La rencontre avec Hitler est apparue comme une illustration parmi d’autres de la vieille politique ! Mais au-delà des motivations stratégiques, il est impossible de comprendre le phénomène de collaboration sans se projeter dans le climat de l’époque, celui que je viens de vous décrire. En 1940, la majorité des Français ne souhaitait pas se battre.
Il faut bien comprendre qu’à l’époque, tout le monde ou presque ignore ce qu’est le nazisme, Pétain y compris. Il considère l’Allemagne comme une puissance militaire ancrée dans l’Histoire longue, et ne perçoit pas à cette date le caractère véritable du national-socialisme, dont l’extrême brutalité est une spécificité. Ce n’est que la semaine où il doit rencontrer Hitler qu’il demande à Gillouin, l’un de ses conseillers, de parcourir « Mein Kampf » pour lui en résumer les grands traits… Mais il n’y prête que peu d’attention et ne cesse de sous-estimer Hitler. Tenez, après l’entrevue sur le quai de la petite gare de Montoire, Pétain confie à son chef de cabinet, le général Laure, que le Führer lui a fait l’impression d’un « parvenu gonflé ». À un autre de ses proches, il traite Hitler de « rien du tout ». Non seulement il ne se doute de rien mais, à l’image des classes dirigeantes françaises de l’époque, il sous-estime celui qu’il ne voit que comme un petit caporal autrichien…
À ma connaissance, les premières traces d’hostilité manifestes à l’encontre de l’occupant allemand datent du 11 novembre 1940, avec les manifestations d’étudiants. Pourtant à l’époque, je vous assure que ni moi ni aucun de mes proches n’en avons eu connaissance. Pas plus que de Gaulle, d’ailleurs ! En 1940, rares sont ceux qui entendent son fameux Appel, et l’identification de la figure de l’homme du 18-Juin par l’opinion est tardive, essentiellement pour des raisons de communication.
L'invasion de l'URSS par la Wehrmacht provoque sur le territoire français les premiers actes de terrorisme, selon la terminologie officielle. Ces actes sont principalement le fait de communistes, mais pas uniquement. Le gaullisme émerge dans l’opinion comme cette force non communiste qui espère retourner la situation avec l’aide d’autres puissances : la Grande-Bretagne bien sûr, l’URSS désormais et bientôt les États-Unis. À titre personnel, je me rappelle que le jour où on m’a appris l’entrée en guerre de l’URSS, j’ai instinctivement demandé : « Contre qui ? » L’Allemagne ou l’Angleterre ? Cette question un peu ingénue mais pas totalement infondée (l’Histoire a montré que l’invasion de l'URSS par l’Angleterre avait effectivement été envisagée) témoigne du climat d’incertitude qui règne à l’époque. Le jour de l’invasion de l’URSS, il se produit une coupure dans l’Histoire. Avec le recul, on se représente la période de la Seconde Guerre mondiale comme un bloc. Pourtant, à partir du 22 juin 1941, c’est bien une autre guerre qui commence… [Suite des entretiens]
Grands historiens
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Jacqueline Duhem (07-02-2021 15:41:22)
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt cette interview de Marc Ferro qui est un historien dont j'apprécie beaucoup les recherches et les livres. Cependant je suis obligée d'être en désaccord avec lui t... Lire la suite