« Nous sommes tous les enfants de la presse. » C'est Émile Zola qui dresse ce constat dans Le Figaro en 1881. Selon lui, les meilleurs écrivains de son temps ont été façonnés par le journalisme ou se sont fait connaître en publiant leurs œuvres dans les journaux.
C'est vrai : l'Âge d'or de la presse (1830-1930) commence avec la collaboration régulière des romanciers du XIXème siècle aux gazettes. Il s'inscrit dans le cadre d'un modèle économique innovant inventé par Émile de Girardin, sous le règne du « roi-bourgeois » Louis-Philippe Ier. Il durera, dans ses grandes lignes, jusqu'à la fin du XXème siècle.
Honoré de Balzac donne la mesure de la presse en la qualifiant pour la première fois d'une expression qui fera florès : le « quatrième pouvoir », à côté du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaires théorisés au siècle précédent par Montesquieu. Dans une chronique publiée dans La Revue parisienne, en août 1840, le romancier écrit :
« La presse est en France un quatrième pouvoir dans l'État : elle attaque tout et personne ne l'attaque. Elle blâme à tort et à travers. Elle prétend que les hommes politiques et littéraires lui appartiennent et ne veut pas qu'il y ait réciprocité ».
« La littérature industrielle »
Lorsqu'il lance La Presse, le 1er juillet 1836, Émile de Girardin s'appuie sur une analyse simple : compte tenu de coûts techniques incompressibles, le développement des journaux ne peut résulter que d'une augmentation de leur prix.
Or celui-ci est déjà élevé. En effet, en 1828, par exemple, l'abonnement au Journal des Débats coûte 80 francs par an, soit l'équivalent de plus de 400 heures de travail d'un ouvrier. Un prix prohibitif pour la très grande partie de la population.
Seule solution pour favoriser l'essor de la presse : l'augmentation des recettes de publicité en faisant miroiter un plus gros tirage. Elle a pour avantage de réduire le coût de l'abonnement, principale entrave à la progression des ventes. Tel est le calcul de Girardin.
Afin d'attirer de nouveaux lecteurs, il a une idée qui s'avèrera de génie : le recours au roman-feuilleton.
Ce pari audacieux, il le tente en publiant alors La Vieille fille de Balzac, puis un récit sicilien d'Alexandre Dumas, Pascal Bruno, ainsi qu'une nouvelle de Scribe. Et ça marche !
Le prix de l'abonnement est divisé par deux. Girardin récolte 20 000 abonnés en dix-huit mois ! Les annonces publicitaires affluent parallèlement à l'accroissement du lectorat, ce qui permet au journal d'engranger des bénéfices.
Le Siècle, l'autre grand journal de l'époque, utilise le même procédé. Son tirage passe de 11 000 en 1837 à 37 500 en 1841. Le mécanisme de ce que Sainte-Beuve appellera la « littérature industrielle » est enclenché.
Alors que la part de la rubrique politique est réduite dans les publications qui s'engagent dans cette voie, le roman-feuilleton offre un centre d'intérêt nouveau et attire une cible supplémentaire de lecteurs. D'autant plus que la population ressent une forte appétence pour la presse.
Dès 1832, le docteur Sylvain Eymard écrit : « Magistrat, artisan, curé, bonne femme, écolier, tout le monde est affamé de nouvelles. On assiège les cercles, les cabinets littéraires et autres lieux où se lisent les feuilles publiques (…) Les journaux arrivent-ils ? On se précipite sur la table qu'ils surchargent ; on les mêle, on les fouille, on se les arrache » (note).
Ce témoignage contient sans doute une part d'exagération, mais il ne faut pas oublier que, deux ans plus tôt, la liberté de la presse remise en cause par Charles X a constitué une des causes de la révolution des Trois glorieuses fatale au roi.
Les écrivains, eux, voient dans le journal un vecteur supplémentaire pour faire connaître leurs œuvres et accroître leur notoriété. Tout le monde est gagnant !
Zola qui fut chroniqueur littéraire, dramatique, parlementaire et diffusera en feuilleton des œuvres des Rougon Macquart, écrira en faisant allusion au Petit Journal, la grande réussite de la presse populaire de la deuxième partie du XIXème siècle : « Je sais quel niveau cette feuille occupe dans la littérature mais je sais aussi qu'elle donne à ses rédacteurs une popularité bien rapide. »
Le retentissement phénoménal des Mystères de Paris d'Eugène Sue, publié en feuilleton dans le Journal des Débats de juin 1842 à octobre 1843, restera comme un des événements marquants des histoires littéraire et sociale.
Roman de mœurs et d'aventures mettant en scène ces « classes laborieuses, classes dangereuses », cette œuvre habilement découpée en épisodes haletants introduit le peuple dans la littérature. Et le peuple s'y reconnaît.
La bourgeoisie se passionne également pour un monde qu'elle ignore.
L'engouement pour les Mystères de Paris est tel que Théophile Gautier écrit : « Tout le monde les a dévorés même les gens qui ne savent pas lire : ceux-là se les font réciter par quelque portier érudit et de bonne volonté (...) Toute la France s'est occupée pendant plus d'un an des aventures du Prince Rodolphe, avant de s'occuper de ses propres affaires. Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris; le magique « la suite à demain » les entraînait de jour en jour... »
Lectures collectives
Ce prodigieux succès traduit en plusieurs langues est suivi d'un autre, le Juif errant, ouvrage également à caractère social, publié dans le Constitutionnel en 1844 et 1845. Il fait croître le nombre des abonnés de 3 600 à plus de 40 000... Nouvelle preuve éclatante de l'apport des romans-feuilletons à la diffusion de la presse.
Écrivain prolifique, Alexandre Dumas collabore également aux journaux. Le 20 octobre 1847, il commence la publication du Vicomte de Bragelonne sous forme de feuilleton dans Le Siècle ; elle durera jusqu'au 12 janvier 1850.
En 1848, il passionne les lecteurs de La Presse, avec Joseph Balsamo. Sa popularité est telle que Le Siècle utilise son nom et ses œuvres en guise de produits d'appel.
Le 1er janvier 1848, le journal indique : « Toute personne qui s'inscrira pour un abonnement à l'édition du Siècle aura droit à faire prendre gratuitement dans nos bureaux les 18 volumes des Trois mousquetaires et de Vingt ans après réunis en un seul. »
Quasiment tous les grands écrivains du XIXème siècle signeront des romans-feuilletons dans des quotidiens, soit dans le cadre de récits écrits au jour le jour spécifiquement pour le journal, soit en préalable à l'édition de leurs romans. « Balzac, Sand, Barbey d'Aurevilly, Zola, Maupassant, ont contribué à la vitalité du genre tout autant que les tâcherons de la plume, dont les meilleurs ont émergé, tout en se revendiquant écrivains populaires », écrit Jean-Pierre Brèthes (note).
En 1841 Balzac publie 100 feuilletons… Écrit en deux temps, le roman Béatrix voit sa publication suivre le rythme de sa conception espacée. Une première partie alimente les colonnes du journal Le Siècle en 1839, la seconde se retrouve dans Le Messager… en 1845.
De même, des parties de Splendeurs et misères des courtisanes sont publiées par L'Époque en 1846 avant que La Presse ne prenne le relais en 1847… L'ogre littéraire Balzac se taille un territoire à sa mesure dans les journaux !
Il n'est pas le seul. Émile Zola commencera sa carrière de romancier en rédigeant Les Mystères de Marseille dans La Provence avant qu'il ne publie les romans de sa saga des Rougon-Macquart dans différentes gazettes. Ponson du Terrail rendra populaire son personnage Rocambole, héros de L'Héritage mystérieux publié par La Patrie en 1857.
Romans maritimes, romans noirs, romans historiques, romans exotiques, c'est toute une palette d'univers qui fait rêver ou émeut les lecteurs des journaux. Mais cette intégration du roman feuilleton à la presse implique une technique narrative qui tienne le lecteur en haleine.
Coups de théâtre, rebondissements, action, émotions, sensationnalisme, constituent les ressorts de ces récits au centre desquels domine souvent un héros justicier.
« C'est surtout dans la coupe, Môsieur, que le vrai feuilletoniste se retrouve. Il faut que chaque numéro tombe bien, qu'il tienne au suivant par une espèce de cordon ombilical, qu'il inspire, qu'il donne le désir, l'impatience de lire la suite. Vous parliez d'art tout à l'heure ; l'art le voilà. C'est l'art de se faire désirer, de se faire attendre », enseigne le rédacteur en chef d'un quotidien au malheureux héros du journaliste Louis Reybaux, Jérôme Paturot (note).
Il en va de la fidélité du lecteur et donc de la pérennité des ressources du journal. Les résultats de ces innovations économiques et éditoriales sont palpables : la Monarchie de Juillet connaît un spectaculaire essor de la presse puisque le tirage global de la vingtaine de quotidiens parisiens, bien qu'il reste modeste, passe de 73 000 à 148 000 exemplaires entre 1836 et 1845 pour un lectorat essentiellement constitué par la bourgeoisie qui commente l'actualité dans les salons littéraires et les cercles.
Dans les grandes villes, les milieux populaires accèdent également aux journaux par le biais d'abonnements ou des lectures collectives dans les cafés. La formule du « sous-abonnement » permet aux moins fortunés de payer un sou pour pouvoir lire le journal pendant quelques heures. Le nombre de lecteurs dépasse le tirage. La presse joue alors un rôle de lien social.
L'influence du contexte politique
Mais la vitalité des journaux dépend aussi du contexte politique. La révolution de Février 1848 fait éclore une multitude de feuilles bien souvent éphémères mais qui contribuent au bouillonnement politique de cette année sanglante. On en dénombrera 450 environ dans les premiers mois de l'année.
Elles sont lancées en grande partie par des prolétaires instruits, des groupes d'ouvriers, des socialistes, des féministes, parfois même des conservateurs. Certaines font référence à la révolution de 1789 comme Le Vieux Cordelier (seulement six numéros) ou comme Le Journal des sans-culottes (7 numéros).
Le Père Duchêne (10 avril-24 août 1848) atteint un tirage de 60 000 à 80 000 exemplaires avant d'être suspendu. L'une des réussites les plus pérennes est La République, journal auquel collaborent Pierre Leroux et Agricol Perdiguier, qui existera jusqu'au coup d'État bonapartiste du 2 décembre 1851.
Dans l'espoir que suscite la révolution de 1848, des écrivains s'engagent la plume au poing et n'hésitent pas à fonder des journaux. Gagné par la fièvre révolutionnaire, Charles Baudelaire, aperçu derrière une barricade le 24 février, s'empresse de publier Le Salut public, fugace journal de… deux numéros, les 27 février et 2 mars, qui s'arrête faute de moyens et de lecteurs.
Plus sérieuse et durable s'avère l'expérience d'Alexandre Dumas. Il choisit une périodicité moins contraignante en fondant Le Mois qui se veut « le résumé mensuel et politique de tous les événements, jour par jour, heure par heure-entièrement rédigé par Alexandre Dumas ».
En bon républicain, il stipule à la une : « Alexandre Dumas ayant voulu faire un journal à la portée de tous a mis le prix de ce journal à quatre francs par an. » Fort de sa notoriété et de sa vitalité, il maintiendra en vie sa publication jusqu'en décembre 1850.
Quant à George Sand, après s'être impliquée dans cette révolution en rédigeant Les Bulletins qui véhiculent la propagande du ministère de l'Intérieur dirigé par son ami Alexandre Ledru-Rollin, elle fonde La Cause du peuple qu'elle finance sur ses deniers personnels avant de mettre fin à cette expérience de presse au bout du troisième numéro, faute de lecteurs et d'abonnés.
De ce foisonnement, Victor Hugo ne pouvait être absent. Il fait entendre sa voix puissante et généreuse à travers L'Evénement créé le 1er août 1848, dirigé par ses fils, mais dont il est le vrai inspirateur en sous-main.
Le tour de vis de Napoléon III
Sous le Second Empire, une série de décrets de 1852 restreint la liberté de la presse. La création d'un journal et le changement de son propriétaire ou de son rédacteur en chef nécessitent une autorisation du gouvernement ; le timbre et le cautionnement sont maintenus, exception faite pour les journaux non politiques.
Il est interdit de rendre compte des séances des assemblées politiques, sauf en reproduisant les procès-verbaux officiels. Les communiqués de l'autorité administrative doivent être insérés de manière gratuite et obligatoire. Enfin, en cas d'infraction, un avertissement est infligé.
Au bout de deux avertissements en deux mois, la suspension intervient. Quant à la suppression pure et simple, elle est possible en fonction des exigences de sûreté générale. En clair, au lendemain de son coup d'Etat, Louis-Napoléon muselle la presse, marchant en la matière sur les traces de son oncle Napoléon Ier…
Le pouvoir utilise aussi d'autres moyens pour mettre au pas la presse : attributions des annonces légales et des subventions aux journaux favorables au régime, rachat de titres par des financiers proches des hommes du gouvernement.
Ainsi Le Constitutionnel passera sous le contrôle du duc de Morny, le demi-frère de Napoléon III. En 1856, La Presse d'Émile de Girardin revient à l'homme d'affaires Moïse Millaud, puis au banquier Félix Solar.
On pourrait croire que cette domestication de la presse au début du Second Empire nuisît à son développement. « Cependant la prospérité impériale enrichit la petite et moyenne bourgeoisie urbaine ou rurale, ce qui stimule les ventes des journaux. La mise en place du réseau ferré étend aussi considérablement le nombre des points de diffusion », écrit Christophe Charle (note).
À Paris, malgré toutes les entraves qu'elle doit affronter, la presse d'opposition enregistre une augmentation de son tirage qui, en 1861, devient supérieur à celui de la presse non bonapartiste et de la presse officielle. En province, la diffusion est plus médiocre et tourne à l'avantage des journaux favorables au pouvoir.
La relative libéralisation politique du régime, autour de l'année 1860, favorise la création de nouveaux titres de toutes tendances politiques.
Fondé en 1863, Le Petit Journal, qui accorde la priorité aux romans-feuilletons et aux faits divers au détriment de la politique, annonce les débuts de la presse quotidienne à grand tirage avec ses 400 000 exemplaires en 1870.
Mais la répression de la presse n'en disparaît pas pour autant dans la deuxième partie du Second Empire. « Le public, en revanche, soutient les journaux et les journalistes attaqués en faisant masse dans les procès ou en souscrivant aux collectes pour aider tel ou tel titre menacé de faillite par une amende », observe Christophe Charle dans Le Siècle de la presse(note).
La presse est bel et bien l'objet d'un attachement de la part de ses lecteurs. Mais c'est sous la Troisième République, après le soubresaut de la Commune, que son essor connaîtra une dynamique plus puissante encore avec le développement de l'instruction, des techniques, l'Âge d'or de journaux populaires, et l'influence d'une vie politique trépidante et parfois violente qui fera de la presse une actrice de l'Histoire (à suivre).
Mensonges
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Margane (02-10-2016 17:18:26)
Très intéressant, merci pour toutes ces précisions ,mais la presse reste un problème ! Comment expliquer son engagement abusif permanent ? La gauche nous entube avec le politiquement correct, ave... Lire la suite
Margane (02-10-2016 17:18:26)
Très intéressant, merci pour toutes ces précisions ,mais la presse reste un problème ! Comment expliquer son engagement abusif permanent ? La gauche nous entube avec le politiquement correct, ave... Lire la suite