Parmi les grands fleuves du monde, le Nil a toujours été considéré comme « le plus noble de ceux que la nature étale aux yeux de l'homme » (Sénèque).
C'est grâce à lui que la vie a prospéré dans une partie de l'Afrique de l'Est, grâce à lui encore que des civilisations parmi les plus prestigieuses de l'Histoire s'y sont développées, à commencer par la plus ancienne et la plus longue de toutes (trois millénaires) : l'Égypte des pharaons.
Trait d'union entre l'Afrique et le monde méditerranéen, voie de passage probable des Homo sapiens vers l'Eurasie, le bassin du Nil a vu naître aussi le premier État historique et accueilli quelques-uns des plus anciens royaumes de la chrétienté.
Où en serions-nous sans lui ?...
Vieux comme le monde... ou presque
Le Nil est né d'une gigantesque déchirure de la Terre. C'est en effet à une faille créée par le chevauchement des plaques tectoniques que l'on doit la naissance des hauts plateaux africains et de leurs grands lacs.
De là se sont élancés, il y a environ 30 millions d’années, les cours d'eau qui allaient former le Nil.
Le plus important de ces cours d’eau est le Nil blanc. Il sort du lac Victoria, au milieu de la forêt équatoriale, puis est rejoint par le Bahr-el-Gahzal au Soudan du sud (ou Sud-Soudan), formant avec son affluent un immense bassin marécageux.
Le Nil blanc gagne ensuite la savane et retrouve à Khartoum (« La Trompe de l'éléphant ») le Nil bleu, descendu en trombe du lac Tana, dans les hauts plateaux tempérés d’Éthiopie.
Grossi un peu plus loin par les eaux de la rivière Atbara, le fleuve pénètre dans une région franchement désertique.
Entre Khartoum au sud et Assouan au nord, le Nil est barré par six zones de rapides nommées cataractes. Elles sont numérotées du nord vers le sud, la première constitue, au niveau de la ville moderne d’Assouan, la frontière naturelle de l’Égypte, au sud. La sixième est située à moins de 100 km au nord de Khartoum. Plus qu’un point précis, les cataractes sont des zones de courants qui peuvent faire plusieurs dizaines de kilomètres de longueur. Dangereuses à cause de rapides et d’écueils, elles sont des zones de rupture de navigation et constituent autant de frontières naturelles à l’intérieur du territoire. La deuxième cataracte a aujourd’hui totalement disparu sous les eaux du lac Nasser. La première de ces cataractes a longtemps constitué la frontière méridionale de l’Égypte.
En dépit de ces cataractes, au Soudan, le cours du Nil est régulier et permet la naissance de quelques plaines agricoles très fertiles comme à Dongola et à Kerma, au sud, ou à Aniba, plus près de l’Égypte. C’est souvent là que, depuis la fin de la Préhistoire, se concentrent les populations les plus nombreuses ; c’est encore le cas aujourd’hui.
Après Le Caire, enfin, le fleuve prend ses aises sur 150 km dans un vaste delta marécageux en forme de papyrus, sa plante d’élection, et se jette dans la Méditerranée après 6 800 km dont 1/3 sans apport d'eau d'aucun affluent.
Quel voyage ! Rien ne semble pouvoir arrêter ce monstre : ni les frontières des dix États traversés, ni les milliers de kilomètres de déserts, ni les rapides ou cataractes qui perturbent son cours, ni les barrages qui tentent de l'apprivoiser, de celui d'Assouan à celui de la Renaissance éthiopienne, mis en eau en juillet 2020...
À l’origine de l'humanité
À ses sources, le Nil a comme voisin une particularité géographique qui joua un rôle essentiel dans l'apparition de l'Homme : la vallée du grand Rift. Bloquant l'arrivée des perturbations atlantiques sur sa face orientale, cette faille de l’écorce terrestre aurait obligé quelques primates évolués à adopter la position debout pour mieux repérer leurs ennemis dans la savane selon l’hypothèse du paléontologue Yves Coppens.
Situé à peine à 500 kilomètres de la vallée de l'Omo qui a donné tant de fossiles d'hominidés, le lac Tana était déjà à l'époque un lieu de vie pour nos ancêtres. Certains prirent la route il y a 2 millions d’années pour se lancer à la conquête du monde. Suivirent-ils le Nil pour rejoindre le Moyen-Orient ?
En tous cas, ces homo erectus laissèrent des exemples de leur outillage sophistiqué au sud du Caire.
Ils se sont aussi établis dans les forêts à proximité du lac Victoria où leurs descendants s'adonnaient à la pêche au harpon, il y a 6 000 ans, avant de défricher les forêts grâce à leur maîtrise du fer. Plus au nord, une longue période humide (de 10 000 à 7 000 avant J.-C.) conduisit les habitants du Fayoum, alors vaste étendue d'eau, à cohabiter avec des crocodiles ou girafes dont ils gravèrent le profil sur les rochers.
Entre 6 000 et 3 000 ans avant J.-C. eut lieu une raréfaction des pluies de mousson tropicale, peut-être a la suite d’une variation des températures dans l’hémisphère Nord.
Le Sahara autrefois très vert s’assécha progressivement, entraînant la métamorphose d’une région remplie de forêts, savanes et prairies en un désert aride. Ses habitants gagnèrent ses périphéries et se concentrèrent dans les rares oasis et vallées fertiles, en premier lieu sur les bords du Nil où la nécessité de gérer les crues conduisit à la naissance d’un État fortement administré, le premier État de l’Histoire, l’Égypte.
L'Égypte et le Nil, une belle histoire d'amour
« L'Égypte est un don du Nil » : les Anciens, à l'instar du voyageur Hérodote, n'en doutaient pas : la civilisation égyptienne s'est entièrement construite grâce et autour de son fleuve nourricier.
Elle lui doit non seulement l'eau indispensable à la vie mais aussi ce limon fertile que le Nil déposait sur les terres, chaque été pendant ses deux mois de crue. C'est cet engrais naturel, charrié par le Nil bleu depuis les montagnes éthiopiennes, qui a fait l'Égypte et lui a donné son nom, Kemi, « la terre noire ».
Le Nil est aussi à l'origine de l'unité du pays qui s'est construit sur ses rives : il permet une navigation aisée en suivant le courant fluide, du sud au nord, tandis qu'un vent contraire permet de redescendre les 900 km de Thèbes à Memphis en 2 semaines à l'aide d'une simple voile triangulaire.
Riche de nombreuses espèces animales, il est aussi un terrain de chasse et de pêche idéal pour qui sait manier boomerang ou harpon.
Il a surtout permis à tout un peuple de se nourrir et se développer grâce à la mise en place d'un système d'irrigation basé sur un réseau de canaux et de bassins de rétention fermés par des digues.
Sous Sésostris II (2 000 avant J.-C.), on vit même les choses en grand en aménageant la dépression du Fayoum, nourrie par un bras du Nil : grâce à la création d'un grand réservoir artificiel, la voici devenue une région non plus redoutée mais prospère.
Quelques années plus tard, le fils de ce même pharaon entreprit de relier le Nil et la mer Rouge par un canal long de « quatre journées de navigation » (Hérodote), ouvrage qui sera restauré tour à tour par Darius, Alexandre, Cléopâtre ou encore Trajan, jusqu'à son abandon au VIIe siècle. C'est ainsi qu’au fil des siècles et des avancées techniques, le Nil a été apprivoisé et que ses grandes inondations sont passées du statut de catastrophes à celui de bénédictions.
Transport en gros
Experts en navigation mais aussi en construction navale, les Égyptiens n'avaient pas moins de 89 noms pour désigner leurs embarcations. La diversité des bateaux allait de la simple pirogue en papyrus à la barque royale de 43 mètres de long de Khéops, retrouvée en kit devant sa grande pyramide. Ce puzzle géant n'était en fait pas inhabituel puisque démonter les navires était une technique courante dans l'antiquité pour répondre à la rareté du bois.
Hérodote, au Ve siècle av. J.-C., l'avait déjà noté : « Les Égyptiens taillent dans ce bois d'acacia des pièces de bois longues d'environ deux coudées (100 cm environ), les assemblent comme des briques et en construisent une coque de bateau [...] ; à l'intérieur, les joints sont calfatés avec du papyrus. Il y a un seul gouvernail, qui passe à travers la [quille] ; le mât est fait d'acacia ; les voiles, de papyrus » (Histoires). Simple et solide ! D'ailleurs, on n'hésitait pas à utiliser la voie fluviale pour transporter les matériaux les plus lourds, comme les blocs de calcaire de 2 tonnes destinés à la construction des pyramides. Embarqués aux carrières de Toura, dans la banlieue du Caire, ils étaient débarqués à proximité du plateau de Gizeh qu'ils rejoignaient grâce à un système de digues. Le Nil sera d'ailleurs remis à contribution des siècles plus tard lors du transport des obélisques destinés à Rome puis Constantinople et Paris.
Un dieu ? À peine...
On l'a vu, le Nil a tout donné à l'Égypte, et pourtant ses habitants peu reconnaissants n'en ont pas fait une divinité majeure de leur panthéon. Pas de culte à grands renforts de statues et de temples, pas de baignades rituelles comme dans le Gange... Le fleuve dut se contenter d'un représentant un peu fade nommé Hâpi qui, avec sa poitrine féminine et son gros ventre, symbolisait uniquement la période des crues. On pensait qu'il se cachait à la première cataracte, près de l'île Éléphantine où les prêtres étaient chargés de surveiller le nilomètre, outil fort utile pour calculer le montant des impôts en tablant sur les récoltes à venir.
Une fois par an, Hâpi s'emparait de deux cruches dont il versait le contenu dans le fleuve, déclenchant ces crues tant attendues qui ne manquaient jamais d'avoir lieu. C'est peut-être à cause de cette régularité d'ailleurs, parce que ce dieu n'avait pas à être craint et choyé, que les Égyptiens l'ont quelque peu délaissé. Notons cependant que c'est sur une embarcation semblable à celles que l'on croisait sur le Nil que les morts partaient pour leur long voyage, preuve s'il en faut de l'importance du fleuve dans l'imaginaire du pays.
Ce texte daté du Moyen Empire rappelle les bienfaits apportés par le Nil.
« Salut à toi, Hâpy, issu de la terre
venu pour faire vivre l’Egypte,
Dont la nature est cachée, ténèbre en plein jour,
pour qui chantent ses suivants ;
Qui inondes les champs que Rê a créés
pour faire vivre tous les animaux,
Qui rassasies la montagne éloignée de l’eau
- ce qui tombe du ciel est sa rosée ; [...]
Viens en Égypte, toi qui produis la paix,
qui fais verdir les Deux Rives !
Sois vert et tu viendras, sois vert et tu viendras,
Hâpy, sois vert et tu viendras !
Toi qui fais vivre hommes et troupeaux
de tes produits champêtres » (extrait traduit par Bernard Mathieu).
Plus tard, les Grecs divinisèrent les cours d'eau majeurs (potamoi), dont ils firent les fils de l'Océan. Le Nil se trouva ainsi entouré d'une belle fratrie où se côtoyaient Rhin, Tigre et Indus, entre autres. Dans la Bible, le fleuve apparaît dans l'histoire de Moïse abandonné sur ses flots, puis lors de l'épisode des 12 plaies de l'Égypte : « Je vais frapper les eaux du Nil avec le bâton que j’ai dans la main, et elles se changeront en sang. Les poissons du Nil crèveront, le Nil s’empuantira et les Égyptiens ne pourront plus boire l’eau du fleuve » (Exode). Heureusement, le prodige ne dura pas !
Au pays des pharaons noirs
Carrefour entre la toute-puissante Égypte et l'Afrique noire, la Nubie (en partie au Soudan actuel) a longtemps joué un rôle essentiel dans le commerce de la région. C'est par elle que transitaient ivoire, ébène et esclaves. Le Nil aurait donc pu y être le principal axe d'échanges si ses cataractes et ses interminables méandres ne rendaient pas le transport par caravanes plus simple.
Cela n'empêcha pas les Nubiens d'y créer le grand royaume de Koush. Il devint dès le XVIe siècle avant J.-C. un sérieux concurrent du Nouvel Empire égyptien. Ayant adopté la culture de son puissant voisin, il finit au milieu du VIIIe siècle par étendre sa domination sur une bonne partie de l'ancienne Égypte pharaonique. On vit alors les souverains de la civilisation dite de Napata (du nom de la capitale du royaume de Koush) se déclarer pharaons égyptiens, adopter le culte d'Amon, rétablir les rituels anciens et ériger des pyramides pour y reposer après leur mort.
Cet empire, qui s'étendait de Khartoum à la Méditerranée, fut démantelé au VIIe siècle lors de l'invasion assyrienne. Mais cette défaite ne marqua pas la fin de la grandeur nubienne puisqu'au IIIe siècle une nouvelle période de prospérité permit à la nouvelle capitale, Méroé, plus au sud, de s'affirmer. Pour accueillir les dépouilles des dignitaires, ce ne sont pas moins de 200 pyramides qui furent alors construites, davantage que dans toute l'Égypte. Par la suite le pouvoir central allait peu à peu s'affaiblir, permettant au royaume d'Axoum voisin de s'établir facilement dans la région.
Ce passage de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile montre à quel point les Nubiens (appelées ici « Éthiopiens ») s'étaient appropriés la civilisation égyptienne :
« Les Éthiopiens disent que les Égyptiens sont une de leurs colonies qui fut menée en Égypte par Osiris. Ils prétendent même que ce pays n'était au commencement du monde qu'une mer mais que le Nil entraînant dans ses crues beaucoup de limon d'Éthiopie, l'avait enfin comblée et en avait fait une partie du continent. On voit aux embouchures du Nil une particularité qui semble prouver que toute l'Égypte est un ouvrage du fleuve. Après l'écoulement des eaux on peut remarquer tous les ans que la mer a poussé contre les rivages de gros amas de limon et que le terrain s'est augmenté. Ils ajoutent que les Égyptiens tiennent d'eux, comme de leurs auteurs et de leurs ancêtres, la plus grande partie de leurs lois. C'est d'eux qu'ils ont appris à honorer leurs rois comme des dieux et à ensevelir leurs morts avec tant de pompe ; la sculpture et l'écriture ont pris naissance chez les Éthiopiens ». (Bibliothèque historique, Ier siècle avant J.-C.).
Quand religions et richesses suivaient le Nil
L'Égypte, qui avait selon la Bible accueilli la Sainte Famille fuyant le massacre des Innocents, fait partie des premières régions à avoir adopté la religion chrétienne. Ce serait en effet l'évangéliste Marc qui y apporta la nouvelle foi et présida à la création des premières communautés. Au IVe siècle se multiplient les ermitages, les Pères du désert préférant s'éloigner de l'agitation de la vallée du Nil pour s'adonner à la prière, à l’image de saint Antoine le Grand, le plus célèbre d’entre eux. À la même époque, alors que l'Église copte s’apprête à rompre avec Byzance suite au concile de Chalcédoine (451), le christianisme se répand le long du Nil pour aboutir à la création des royaumes chrétiens de Nubie et surtout d'Éthiopie.
Le fleuve ou plutôt sa source, le lac Tana, va jouer un rôle majeur dans la diffusion de la nouvelle religion en accueillant sur ses principales îles des monastères. On peut encore y voir aujourd'hui les peintures très colorées relatant les principaux épisodes bibliques, peintures qui sont un des trésors artistiques de l'Église orthodoxe éthiopienne.
La Nubie elle-même devient un important centre chrétien. Trois royaumes y ont forme sur les ruines du royaume de Méroé, au IVe siècle. Christianisés par des missionnaires envoyés par l’empereur byzantin Justinien, ils réussissent au VIIe siècle à repousser les Arabes qui viennent de s'emparer de l’Égypte. Commence alors une période fastueuse pour la Nubie chrétienne et sa nouvelle capitale, Dongola.
Mais au XIIe siècle, les musulmans s’imposent dans le pays. Ces habiles marchands vont permettre au commerce de se développer entre la vallée du Nil et les rives de la mer Rouge : ivoire, or, ambre et esclaves prennent ainsi le chemin des Indes lointaines et de l’Orient. En tant que moyen de communication, le fleuve allait dès lors jouer pendant des siècles un rôle capital dans les échanges entre l’Afrique subsaharienne, la Corne de l’Afrique, le monde méditerranéen et l’Orient, même si la présence des cataractes restait un obstacle important pour son exploitation.
Afrique, que d'Histoires !
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