À l'époque romaine, les communautés juives de la diaspora se sont peu à peu partagées entre deux traditions fondées sur des pratiques différentes, voire opposées, du judaïsme ; l'une, ashkhénaze, centrée sur l'Europe centrale, l'autre, séfarade (ou sépharade), centrée sur la péninsule ibérique.
Au terme de luttes longtemps indécises, la majorité de Juifs vont finalement se réunir autour d'une observance commune des lois léguées par Moïse...
Le témoignage du « Livre des disputes »
Avec l'expansion arabo-musulmane à partir de 634, les deux grandes traditions du judaïsme, celle de la terre d’Israël et celle de Babylone (Mésopotamie), se retrouvent dans le même ensemble politique. Il s'ensuit en Babylonie un premier courant d’immigration (alya) vers la terre d’Israël, semblable au mouvement sioniste moderne.
Il ne s'ensuit pas pour autant une fusion des deux traditions juridiques qui ont donné naissance aux communautés ashkénazes (Europe centrale) et séfarades (monde méditerranéen). À preuve le « séfer ha hiloukim » ou « Livre des disputes entre les gens de Babylone et les enfants de la terre d’Israël », un ouvrage publié vers l'an 700 par un rabbin anonyme.
Dans cet ouvrage, l'auteur détaille 56 disputes qui opposent les communautés de chaque tradition. C’est un document qui permet de comprendre les différences existant alors entre les deux coutumes et comment certaines ont pu se perpétuer. En 1938, Mardochée Margaliot, un chercheur de l’Université hébraïque de Jérusalem, a détaillé ces évolutions parfois divergentes dans l'interprétation de la loi hébraïque.
Prenons quelques exemples pour l’illustrer :
L’utilisation du vin dans la liturgie, notamment dans le cadre du foyer familial, est demeurée importante dans la pratique du judaïsme jusqu’à nos jours. Le « Livre des disputes » précise que les Juifs babyloniens doivent couper le vin avec de l’eau, tandis que les Juifs d’Israël le boivent pur.
L’origine de la dispute se trouve dans la cherté du vin suivant les endroits, mais dès la période du Talmud (200 à 500), elle s’est transformée en deux traditions qui opposent sur ce sujet gens d’Israël et Babyloniens.
Au Moyen Âge et dans la période moderne, la dispute demeure entre rabbins séfarades et ashkénazes. On peut penser qu’il s’agit là de détails triviaux. Mais c’est oublier que pour le judaïsme, le devoir du Juif est de sanctifier le monde, de rendre hommage au créateur à travers chaque geste et chaque moment quotidien. Et de le faire de la bonne manière, celle que la loi rabbinique a décidé.
Citons le livre des disputes : « les gens de l’est interdisent aux Cohanim (les descendants des prêtres du Temple) de bénir s’ils ont la tête découverte, et les enfants d’Israël bénissent alors qu’ils ont la tête découverte ». Au début du VIIIe siècle, les Juifs n’avaient donc pas la tête couverte, même pas à la synagogue. Mais en Babylonie, à cause du statut de sainteté attribué aux descendants de prêtres, ils devaient se couvrir la tête au moment de l’exercice de leur fonction, bénir l’assemblée rassemblée.
En Orient, la respectabilité se mesurait en effet par le fait de garder la tête couverte. En terre d’Israël, par contre, comme dans le monde romano-chrétien, se découvrir la tête était la manière de montrer son respect pour l’endroit et le moment. C’est pourquoi, jusqu’à ce jour, il est d’usage d’enlever son couvre-chef lorsque l’on entre dans une église.
Avec les années, les rabbins décisionnaires séfarades vont exiger le port permanent d’un chapeau ou d’un autre couvre-chef à tout moment. La domination de plus en plus grande des coutumes et de la loi séfarades va entraîner un alignement des communautés ashkénazes et la généralisation du port universel de la kippa ou d’autre couvre-chef chez les Juifs.
Détail piquant : les sources rabbiniques montrent au début du XIIIe siècle que les dernières communautés à négliger cette tradition étaient celles de France.
Depuis l’époque du second Temple, l’habitude était de lire le samedi matin dans les synagogues une section de la Torah (le Pentateuque). En Israël, la lecture complète de la Torah était ainsi réalisée en trois ans ou trois ans et demi.
L’important était de terminer deux ou trois lectures complètes de l’ensemble du Pentateuque sur sept ans, afin d’observer à l’automne, après l’année sabbatique de jachère (qui a lieu tous les sept ans), la fête de « hakel », « du rassemblement », mentionnée dans le Pentateuque, une fête de la joie de la Torah au moment où commence un nouveau cycle sabbatique.
En Babylonie, l’anarchie qui régnait dans le rythme de lecture de la Torah en Israël (on pouvait trouver dans une ville deux synagogues qui lisaient le même jour deux sections différentes) posait problème aux autorités rabbiniques.
Dispersés au milieu d’autres peuples, il était important de montrer à la population juive un Judaïsme unifié dans ses pratiques. C’est pourquoi on avait institué un cycle de lecture de la Torah sur un an, et toutes les synagogues marquaient à l’automne chaque année une fête de la joie de la Torah, avec le début du nouveau cycle annuel.
A partir du VIIIe siècle, les pressions des Babyloniens sur les gens de la terre d’Israël se firent croissantes pour étendre à toutes les communautés le cycle de lecture sur une année.
Au XIe siècle, une série de tremblements de terre, puis la conquête de la Terre sainte par les croisés, entraînèrent la fin de l’activité spirituelle et communautaire des Juifs en terre d’Israël. Au XIIe siècle, un témoignage mentionne encore deux synagogues en Égypte qui pratiquaient le cycle trianuel. Depuis lors, les communautés juives à travers le monde n’observent plus que la lecture babylonienne sur un an, qu’elles soient séfarades ou ashkénazes.
L’étude du « séfer hahiloukim » montre que ce sont plutôt les habitudes séfarades qui ont influencé les habitudes ashkénaze que l’inverse. Il en est de même de l’évolution des livres de prières, bien que le monde ashkénaze ait su conserver une partie de ses spécificités.
Menaces sur le judaïsme rabbinique
Les divergences juridiques entre ashkénazes et séfarades dans l'interprétation de la loi judaïque manquent entraîner l'implosion du judaïsme rabbinique au Xe siècle.
En 765, un certain Anan Ben David, qui avait de fortes rancœurs personnelles contre les rabbins du judaïsme babylonien (« les Gaons »), déclenche un mouvement de pensée, le Karaïsme, qui remet en cause les principes mêmes sur lesquels reposent le judaïsme rabbinique et son autorité.
Le terme karaïsme vient d’une racine hébraïque qui signifie « lecture ». Anan Ben David et ses successeurs contestent la « sainteté » qui s’attacherait aux commentaires rabbiniques sur lesquels le judaïsme s’est appuyé depuis des siècles dans son développement, et nient toute valeur réelle à la « torah orale » issue du Talmud. Ils réclament le retour au texte originel, la Bible, et à la possibilité pour chacun de la commenter à sa manière.
Le Karaïsme se développe comme une traînée de poudre à travers nombre de communautés, témoignage du ras-le-bol existant chez une partie du public juif vis-à-vis des élites rabbiniques et de leur domination, aussi bien sociale que financière.
Bien entendu, la propagande karaïte utilise souvent les disputes d’interprétations entre rabbins de la terre d’Israël et gaons de Babylonie pour démontrer aux populations juives que ces désaccords sont le signe que les interprétations rabbiniques n’ont pas de caractères sacrés mais sont humaines et circonstancielles.
Au début du Xe siècle, près de la moitié des Juifs de l’est du bassin méditerranéens seraient ainsi devenus karaïtes.
Or, en 921, éclate une querelle entre le centre d’Israël et le centre de Babel sur un sujet fondamental pour le bon fonctionnement du judaïsme : la fixation du calendrier. La décision de 359 de déterminer désormais le calendrier par l’observation astronomique (au lieu du témoignage humain du renouvellement de la lune) n’avait pas réglé tous les problèmes. La fixation exacte du début du mois lunaire restait influencée par le moment exact où la lune devient visible dans le ciel en terre d’Israël. Des traditions différentes pour ces calculs complexes existaient entre les maisons d’études de Babylonie et celles de la terre d’Israël.
En 921, les calculs des uns et des autres aboutissent à une différence de deux jours entre les calendriers. La yeshiva (maison d’étude) principale d’Israël s’appuie sur la tradition conférant à la terre d’Israël une supériorité spirituelle pour exiger des diasporas influencées par elle (Égypte, Italie, Allemagne) de valider son calendrier. Les gaons de Babylonie font de même avec les diasporas du monde musulman (Irak, Afrique du Nord, Espagne). Personne n’est prêt à un compromis, et les communautés karaïtes se moquent de ce chaos, ce d’autant plus qu’en 922 et en 923 la différence de deux jours entre les calendriers se répète.
Même si les tensions s'apaisent par la suite, l’image du judaïsme rabbinique sort écornée de cette dispute. Des événements imprévus au siècle suivant provoquent le déclin du centre d’Israël (tremblements de terre, crise économique, invasion des Turcs seldjoukides et enfin arrivée des croisés en 1099). Le centre de Babylonie triomphe, mais déjà de nouveaux centres concurrents apparaissent à travers la Diaspora, qui, suivant leurs implantations géographiques, seront soit séfarades, soit ashkénazes.
Deux mondes parallèles
Au cours des siècles suivants, les différences de lois et de coutumes, mais également de modes de vies, continuent à s’approfondir, au gré des aléas de leurs fonctionnements autonomes au sein des pays d’accueil. Les grandes vagues d'expulsions à l'encontre des juifs, par exemple en Angleterre et en France pour les ashkénazes, en Espagne pour les séfarades n’empêchent pas la poursuite du développement de la Loi (la Halakha) ou de la pensée philosophique et mystique dans les différentes communautés.
Au XVIe siècle, des rabbins s’inquiètent de l’éparpillement des connaissances et des comportements, notamment en matière juridique, et envisagent de reprendre l’idée d’un code de lois connu de tous, idée qui avait été tentée dans les siècles précédents dans le monde séfarade, notamment par Maïmonide. C’est un rabbin de Safed, en Galilée, né en Espagne avant l’expulsion des juifs de 1492, qui réalise ce projet.
Joseph Karo est un spécialiste de la loi juive et a déjà rédigé une vaste étude érudite sur l’évolution des conceptions juridiques du judaïsme. L’idée lui vient de résumer cette œuvre afin de la rendre abordable par chacun sans qu’il ait besoin d’être un spécialiste de la Halakha. C’est un véritable vade-mecum dans lequel chaque juif peut trouver la manière de se comporter pour appliquer la loi divine, de l’aube jusqu’au coucher. C’est pourquoi Karo l’a nommé « la Table dressée » (shoulkhan arouch) et sa première édition imprimée date de 1565.
Son grand défaut : Joseph Karo étant séfarade, il n’a mentionné dans son livre que les décisions et les traditions de ce courant. Le « shoulkhan arouch » reçoit immédiatement un accueil enthousiaste en terres séfarades, mais il est boudé parmi les diasporas ashkénazes.
À la même époque vit à Cracovie, en Pologne, le rabbin Moshé Isserles (le Rama), l’une des sommités du judaïsme ashkénaze. Lui également a eu l’idée de composer un guide érudit des lois ashkénazes (Darké Moshé), mais après la parution du livre de Karo, il décide de composer un complément de « la Table dressée », précisant tous les points où la halakha diffère en monde ashkénaze. Il le nomme « Hamappa », la nappe, celle qui vient compléter la table déjà dressée par Karo !
À partir de 1570, toutes les éditions du « shoulkhan arouch » comportent les gloses du Rama, et cet ouvrage devient ainsi un pont reliant judaïsmes ashkénaze et séfarade. Ces deux mondes parallèles reconnaissent désormais l’existence légitime de l’autre et tolèrent les différences, pourvu que chacun puisse suivre sa propre pratique dans sa synagogue.
Le développement du sionisme, puis la création de l’État d’Israël en 1948, ont suscité de nouveaux défis à l’existence parallèle de ces deux courants, amplifiés par la confrontation entre juifs natifs demeurés en Palestine à l'époque ottomane, pionniers askhénazes arrivés avant 1940 et séfarades expulsés du monde arabe après 1948. Parallèlement apparaissent de nouvelles générations issues d'unions « mixtes » et l’on trouve déjà quelques synagogues dans lesquelles rites ashkénazes et séfarades servent de points de rencontre et non de discorde.
La réunification du peuple juif sur sa terre mettra-t-elle un terme à la querelle entre Israël et Babylone débutée il y a presque 2000 ans ? Nul ne peut encore le prévoir.
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