Avec une rare prescience, Serge Michaïlof a entrevu dès 2015 le désastre auquel allait conduire l'opération Barkhane au Mali. Précédemment directeur à la Banque Mondiale et directeur des opérations à l'AFD (Agence française de développement), chercheur associé à l'IRIS, il dénonçait les travers de l'aide française à l'Afrique dans un vibrant essai, Africanistan, l'Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? (Fayard, 2015).
Le 2 février 2022, Serge Michaïlof renouvelait dans La Croix sa sévère analyse : « Au Mali, notre fétichisme à l’égard d’une démocratie à bout de souffle a conduit notre diplomatie à ajouter une série de maladresses à l’erreur initiale commise par le président Hollande de transformer l’opération Serval, aux objectifs clairs et limités, en une opération Barkhane aux objectifs flous et inatteignables. Notre armée a brillamment arrêté le rezzou djihadiste qui aurait sans doute pu conquérir Bamako en 2013. Mais lui demander ensuite avec Barkhane de détruire le terrorisme au Mali était lui confier une mission impossible. »
Pendant que l'Europe se confinait l'an dernier dans la terreur de la pandémie, l'Afrique sahélienne basculait de façon quasi-irrésistible dans le chaos.
De l'Atlantique à la mer Rouge, cette bande d'environ sept millions de km2 est depuis plusieurs siècles le lieu d'affrontement entre des éleveurs nomades musulmans à peau relativement claire et des cultivateurs sédentaires à peau noire initialement animistes, aujourd'hui islamisés. En Mauritanie comme au Tchad, ce sont les premiers qui ont pris le pouvoir. Au Mali, ce sont les seconds... Au Soudan, l'affrontement a abouti à une scission du pays en 2011. L'Éthiopie voisine, protégée des incursions islamiques par ses hauts plateaux, a pu conserver sa culture chrétienne d'origine.
Toute cette région connaît la croissance démographique la plus forte du monde et ses indicateurs de fécondité (de l'ordre de 5 à 6 enfants par femme en moyenne) ne fléchissent quasiment pas depuis trente ans. Il s'ensuit le doublement de la population tous les vingt ou trente ans. Inutile de parler planning familial, les gouvernants et les populations elles-mêmes n'en veulent pas ! « À eux seuls, le Niger, le Mali, le Burkina Faso et le Tchad vont passer de 67 millions à plus de 200 millions d'ici 2050 », note Serge Michaïlof.
Dans ces conditions, le développement économique relève d'un pur fantasme, d'autant qu'au défi démographique s'ajoutent une insécurité endémique et l'absence de structures étatiques viables. L'Éthiopie elle-même (100 millions d'habitants tout de même !) faisait figure il y a quelques années de « Lion africain » et paraissait sur le point de décoller grâce à l'arrivée massive d'investisseurs asiatiques. Mais l'instabilité politique et la guerre civile entre les autonomistes du Tigré et le pouvoir central ont renvoyé le pays aux pires heures de son Histoire.
Les discours lénifiants de nos dirigeants, des institutions internationales et des ONG sur le développement, la démocratie, etc. apparaissent en complète opposition avec la réalité humaine de cette Afrique, celle que décrit Serge Michaïlof, riche d'une expérience d'un demi-siècle en Afrique. Autant dire qu'il n'y a rien à attendre du mini-sommet organisé à Paris ce mercredi 16 février 2022, entre le président Macron et les chefs d'État de Mauritanie, du Tchad et du Niger, sinon la reconnaissance de la faillite de l'opération Barkhane au Mali. Rien à attendre non plus du sommet organisé à Bruxelles entre l'Union européenne et l'Union africaine les 17 et 18 février.
Enchaînement fatal au Mali
Qui aurait pu penser il y a dix ans que le Mali, démocratie modèle, basculerait dans le chaos ? En mars 1991, le général Amadou Toumani Touré (ATT) avait déposé le président-dictateur Moussa Traoré, coupable d'avoir réprimé dans le sang une révolte à Bamako. Le général avait là-dessus rendu le pouvoir aux civils avant de se faire lui-même élire en 2002, de façon on ne peut plus régulière.
Mais au nord du Mali, la minorité touareg supportait mal la domination des sédentaires Bambara. Regroupés au sein du MNLA (Mouvement national pour la libération de l'Azawad), les Touaregs voulurent profiter des troubles dans la Libye voisine. Le 17 janvier 2012, ils se soulevèrent avec le soutien complice de quelques groupes de djihadistes venus de Libye.
Le 22 mars 2012, alors qu'il se disposait à quitter le pouvoir, le président ATT fut brutalement renversé par des militaires qui lui reprochaient son inaction et ses compromis avec les djihadistes. Le 6 avril, s'étant emparés de Tombouctou et Gao, les Touaregs du MNLA proclamèrent l'indépendance de leur État, l'Azawad. Mais leurs espoirs furent vite noyés par les djihadistes qui se retournèrent contre eux et les chassèrent de Gao le 27 juin 2012.
Dès lors, l'armée malienne n'existant pour ainsi dire plus, les djihadistes n'avaient plus à parcourir que 200 km d'une route asphaltée pour aller de Ségou à Bamako. La capitale malienne compte 3 millions d'habitants, y compris 6000 Français. Le président Hollande et son ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian eurent vite fait de dépêcher quelques centaines d'hommes au secours du gouvernement malien dans le cadre de l'opération Serval.
Mais ainsi que le déplore Serge Michaïlof, le ministre Jean-Yves Le Drian crut bon de maintenir la présence militaire française sur place sous le nom de Barkhane. De 2013 à 2021, pas moins de 16000 soldats et officiers maliens passèrent entre les mains des instructeurs français, allemands, espagnols, tchèques, irlandais ou autrichiens. Sans résultat. Se défaussant sur la France du soin d'assurer leur protection, le nouveau président Ibrahim Boubacar Keïta et les généraux de son armée d'opérette eurent vite de revenir à leurs petits trafics, tout en rendant l'ancienne puissance coloniale responsable de tous les maux du pays ainsi que de l'incapacité de l'armée malienne à ramener l'ordre dans les régions sécurisées par Barkhane.
En France, le nouveau président Emmanuel Macron cherche à sortir de la nasse. Faute de pouvoir impliquer l'Union européenne, il convainc quelques pays européens (Estonie, République tchèque, Danemark...) d'envoyer un petit contingent au Mali dans le cadre d'une force baptisée Takuba et destinée à remplacer Barkhane. Mais pour l'heure, on en est loin...
Le Mali se trouvant dans l'impasse, des officiers sous la conduite du colonel Assimi Goïta renversent le président le 18 août 2020 et installent à sa place un vieux général galonné, en fait un homme de paille. Serge Michaïlof souligne une nouvelle erreur du gouvernement français, avec cette fois Emmanuel Macron à l'Élysée et Jean-Yves Le Drian aux Affaires étrangères : « Au lieu de négocier avec le nouveau régime militaire notre soutien sur une base de realpolitik contre une transition acceptable à leurs yeux, nous nous sommes bruyamment associés aux condamnations de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Or la Cedeao est aussi un syndicat de chefs d’États soucieux de ne pas se faire renverser par un colonel. »
Le nouveau président malien se targue alors de gouverner seul et tente d'écarter les colonels qui l'ont installé au pouvoir. Ceux-ci prennent la mouche et le renversent le 24 mai 2021. Cette fois, le colonel Goïta s'affiche aux commandes du pays. Mais il sait sa situation fragile car le gouvernement français réclame des élections en bonne et due forme et menace le pays de sanctions économiques et financières ! Faute de mieux, Goïta entame des négociations en sous-main avec les groupes armés du nord, touaregs ou djihadistes, que combattent les troupes de Barkhane. À Bamako et dans les autres capitales du Sahel, les manifestations anti-françaises se multiplient.
Le gouvernement malien commence à réclamer le départ de Barkhane et, pour assurer sa propre sécurité, fait appel à quelques centaines de mercenaires de la société russe Wagner, lesquels ne s'embarrassent de « moraline » et de « droitdelhommisme ». Il interdit aux Européens de Takuba l'accès à ses casernes et même l'usage de drones. Il expulse aussi le contingent danois. Le point d'orgue est atteint le 31 janvier 2022 avec l'expulsion de l'ambassadeur de France à Bamako ! Une mesure d'une violence inouïe à l'égard d'un État venu défendre l'intégrité du Mali au prix de la vie de ses soldats.
Dans le même temps, le Burkina Faso voisin est à son tour déstabilisé. Djihadistes et autres bandits de grand chemin attaquent et brûlent les villages. Le 24 janvier 2022, le président burkinabé est renversé par un lieutenant-colonel. Sans doute celui-ci aura-t-il soin, à son tour, de faire appel à Wagner. Tels des condottiere italiens, les mercenaires russes se louent aux plus offrants. Les chefs d'État africains n'hésitent pas à leur offrir de grosses rémunérations en échange de leurs services.
Faute de mieux, le président Macron prépare le transfert de Barkhane et Takuba dans le Niger voisin, lequel n'est guère plus stable que le Mali et le Burkina Faso. Et déjà la rébellion gagne le nord du Bénin, un État du golfe de Guinée jusque-là réputé pour être l'un des plus stables du continent.
Quant à la République centrafricaine, autre État de la bande sahélienne, elle a aussi fait l'objet en 2013 d'une agression par la Séléka, un agglomérat de bandes venues du Soudan et du Tchad voisins. Après la faillite de l'intervention française et de la force d'interposition africaine (Minusca), le gouvernement a là aussi fait appel à des mercenaires russes de Wagner pour assurer sa propre sécurité, en les rétribuant grassement avec les recettes tirées de l'exportation des pierres précieuses et minerais locaux.
La Libye, à son tour, s'est détournée des Européens. Le gouvernement d'union nationale a fait savoir en 2020 à la mission de soutien aux frontières, Eubam Libya, qu'il n'avait plus besoin de son aide et s'est tourné vers la Turquie ! En Somalie enfin, le gouvernement fédéral a refusé de renouveler aux navires européens l'autorisation accordée en 2008 d'entrer dans ses eaux pour lutter contre la piraterie...
Serge Michaïlof craint que les classes moyennes africaines ne soient bientôt poussées à fuir vers la France et l'Europe. Si cela devait advenir, ce serait la lointaine conséquence du discours de La Baule (juin 1990). S'exprimant devant ses homologues africains, le président François Mitterrand avait alors conditionné l'aide de la France au respect des règles démocratiques, une contrainte irréaliste dans le cadre africain, où les votes s'expriment avant tout sur des bases ethniques.
Le chercheur de l'IRIS regrette à ce propos que l'Afrique post-coloniale ne se soit pas davantage inspirée du modèle suisse, avec ses cantons à l'échelle d'une ethnie, plus proches des réalités africaines. Il déplore surtout l'inefficacité de l'aide occidentale, tant celle des États que celle des ONG. Mettant en avant les grands projets, qualifiés d'« éléphants blancs », elle ignore l'agriculture vivrière familiale, propose aux jeunes Africains des formations sans rapport avec les besoins de leur pays et parfois même contribue à détruire l'industrie locale, par exemple en inondant les marchés locaux avec des fripes venues d'Europe, au détriment des textiles fabriqués sur place.
Vos réactions à cet article
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Gomez (17-02-2022 16:09:55)
Excellente anlayse, mais j'aurais aimé voir citer le nom de Bernard Lugan , l'Africaniste honni de la bien -pensance , qui développe ces thèses ethno centrées depuis des années. pour le suivre... Lire la suite
arouldug (17-02-2022 09:54:23)
Il serait quand même bon de préciser qu'il existe des accords militaires entre la France et le Mali et que c'est le Président Touré qui a actionné cet accord sachant que la France avait tout intÃ... Lire la suite
beemkaa (16-02-2022 22:44:53)
Je constate que vos articles ont tendance ces derniers temps à prendre de plus en plus souvent une coloration polémique. Ce n'est pas ce que j'attendais d'une site qui s'annonce comme "le média de... Lire la suite