Le 22 avril 1915, en fin d'après-midi, près du village flamand de Langemarck, dans le secteur d'Ypres, les soldats français de la 45e division et de la 97e division, terrés dans leurs tranchées, voient venir vers eux, en provenance des tranchées allemandes, un épais nuage d'un vert jaunâtre.
Saisis d'affreux suffoquements, ils s'enfuient vers l'arrière. Plusieurs centaines s'effondrent et quelques milliers vont demeurer handicapés à vie ou pendant plusieurs mois. Atteints par le chlore, un gaz suffocant qui agresse les voies respiratoires issu de 5000 cylindres de gaz lâchés par les Allemands d'en face, ils sont les premières victimes de la guerre chimique. Des grenadiers belges appelés en renfort reprennent leur secteur laissé à l'abandon, sur une longueur de huit kilomètres, avant d'être relayés par des Canadiens dont c'est le baptême du feu.
Deux ans plus tard, dans la nuit du 12 au 13 juillet 1917, toujours dans le secteur d'Ypres, la guerre chimique franchit un nouveau seuil dans l'horreur avec l'usage par les Allemands des premiers obus remplis de gaz moutarde. Ce gaz vésicant est ainsi nommé d'après son odeur. On le surnommera aussi très vite « ypérite », en relation avec Ypres. Très agressif, il n'attaque pas seulement les voies respiratoires mais aussi la peau, ce qui complique beaucoup les protections.
Une idée ancienne
L'idée d'utiliser des substances toxiques comme arme de guerre est aussi ancienne que la guerre elle-même. L'emploi de fumées toxiques est relaté avant notre ère dans des traités indiens ou chinois, ou encore dans La guerre du Péloponnèse par l'historien Thucydide. Mais elle est demeurée à l'état expérimental jusqu'à l'aube du XXe siècle et la deuxième révolution industrielle.
Dès avant la Grande Guerre, savants et militaires ont envisagé l'utilisation d'armes chimiques mais ils en ont été empêchés par des scrupules hérités de la religion et du code traditionnel de la guerre « chevaleresque ».
Par les actes de La Haye du 29 juillet 1899, la plupart des nations européennes s'interdisent le recours à des projectiles « qui ont pour but unique de répandre des gaz asphyxiants ou délétères » (note).
À vrai dire, dans le même temps, on s'effraie aussi de l'introduction dans l'artillerie d'obus explosifs à fragmentation qui déchiquètent les chairs d'horrible façon. Un médecin militaire français qui a observé dans les Balkans, à la veille de la Grande Guerre, les ravages des canons français de 75 mm livrés aux Serbes, en demande aussi l'interdiction. Il ne sera pas écouté.
Arme tactique
Quand éclate le conflit en août 1914, tous les stratèges, tant en Allemagne qu'à Paris et Londres, privilégient l'offensive (« La meilleure défense, c'est l'attaque »). Mais à l'épreuve des faits, ils se rendent compte que l'extraordinaire puissance de feu de l'artillerie moderne permet d'arrêter net toute attaque de fantassins. D'autre part, les réseaux ferrés autorisent le transport rapide des troupes d'un lieu à l'autre en fonction des besoins de défense.
Aussi la brutale offensive allemande à travers la Belgique et la Champagne se transforme-t-elle dès octobre 1914 en une guerre de position. Dans un premier temps, chaque armée tente de déborder l'autre par le flanc jusqu'à être bloquée, de sorte que le front s'étire très vite de la frontière suisse à la mer du Nord. Ce mouvement alternatif est faussement qualifié de « course à la mer ».
Les troupes s'enterrent donc dans des tranchées creusées à la hâte. Il s'agit de boyaux sinueux de deux mètres de profondeur, avec, du côté de l'ennemi, un parapet pour l'observation et des échelles pour l'assaut. Des réseaux de barbelés protègent les tranchées de l'assaut ennemi. Quelques dizaines de mètres séparent les ennemis.
Dans les états-majors, cette immobilité est insupportable. Dès lors, on se met en quête d'un moyen de percer le front et l'on songe aux gaz.
L'Allemagne a l'avantage d'être le N°1 mondial de la chimie dans le monde, et de très loin, avec des entreprises comme IG Farben (qui s'illustrera tristement plus tard dans la Shoah), Bayer, BASF... C'est pourquoi elle va avoir le douteux honneur de lancer la première attaque chimique à Langemarck.
L'heureux inspirateur de cette innovation est le savant chimiste Fritz Haber. Il recevra en 1918 le Prix Nobel de chimie en récompense de ses travaux sur la synthèse de l'ammoniac mais pâtira du suicide de sa femme, déprimée par ses infidélités conjugales, et devra s'enfuir en Suisse en 1933 en raison de ses origines juives.
En attendant, il coordonne avec brio les travaux des industriels au sein du Kaiser Wilhelm Institut de Berlin. Il repousse provisoirement l'idée de mettre du gaz dans des obus et préfère le principe des « nuées dérivantes », une jolie expression qui désigne le fait de laisser échapper le gaz au gré du vent. Il fait le choix du chlore, qui a la propriété de se vaporiser à -33°C et d''être plus lourd que l'air.
En dépit de la répugnance de nombreux officiers pour le recours à cette arme « déloyale », on décide de lancer la première attaque à Langemarck en raison de la topographie de plaine et de vents plutôt favorables, orientés vers les tranchées ennemies. L'objectif est de « nettoyer » ces tranchées en vue de percer enfin le front et de reprendre la guerre de mouvement tant prisée des états-majors.
Les soldats allemands du secteur reçoivent donc lesdites bonbonnes de chlore liquide, qu'ils doivent transporter et stocker avec précaution (chacun pèse 80 kilos) en attendant que les vents soient propices. Quand le moment se présente enfin, ils ouvrent ces bonbonnes. Le chlore se vaporise instantanément et s'échappe vers l'ennemi.
Les soldats allemands, tout en se protégeant la bouche et les narines avec un tampon humide, se préparent à l'assaut dans la foulée. C'est un succès total... et sans lendemain. Les soldats britanniques, surpris, désertent immédiatement leurs tranchées et les les Allemands progressent en quelques heures de plusieurs centaines de mètres. Du jamais vu. Mais faute de renforts en nombre suffisant, ils sont bloqués dès le lendemain par la troisième ligne de défense ennemie.
La percée allemande ayant tourné court, la seconde bataille d'Ypres, après celle d'octobre 1914, se solde le 6 mai 1915 par un statu quo. Une nouvelle attaque chimique allemande, dans le même secteur, dans la nuit du 22 au 23 mai 1915, se solde par un échec car les Britanniques, remis de leur surprise, ont déjà pu se doter de tampons protecteurs et faire front à l'assaut.
Sir John French, chef d'état-major britannique, confie à un militaire, le major Charles Foulkes, le soin de préparer la riposte. Avec la foi des néophytes, il encourage les industriels anglais à produire du chlore et prépare à son tour des « nuées dérivantes ». La première attaque britannique a lieu à Loos, près de Lille, le 25 septembre 1915.
Dans les semaines précédentes, 5.500 cylindres de chlore pressurisé sont débarqués sur le Continent et stockés par un millier d'hommes sur le lieu projeté de l'attaque. L'effet de surprise est total et permet en certains endroits aux troupes d'assaut britanniques d'avancer de cinq kilomètres. Mais comme à Langemarck, le résultat final est mitigé.
Pendant les deux années qui suivent, sur le front occidental et, dans une moindre mesure, sur le front russe, les belligérants vont poursuivre les attaques au chlore.
La diffusion est optimisée - si l'on peut dire - avec des projecteurs spéciaux qui propulsent les cylindres directement dans le camp ennemi. La toxicité du gaz est elle-même renforcée par du phosgène, un composé carboné du chlore, inodore et incolore. Dans les tranchées, par ailleurs, les combattants s'accoutument à porter des masques de protection de plus en plus sophistiqués.
Mais les résultats tactiques ne sont pas au rendez-vous et les états-majors se désintéressent peu à peu de cette arme, à l'exception des Britanniques, poussés par le major Foulkes. Au total, ces derniers lanceront environ trois cents attaques au chlore, contre quelques dizaines pour les Français, les Allemands et les Austro-Hongrois.
C'est que les « nuées dérivantes » ne permettent en aucune façon de percer le front. Leur emploi est dangereux, tant pour les ouvrières qui assemblent les cylindres que pour les soldats qui les manipulent. Les attaques sont subordonnées aux conditions météorologiques aléatoires et souvent, trop souvent, par une inversion soudaine du vent, c'est l'attaquant qui est victime des gaz.
Arme d'usure et d'attrition
À défaut de pouvoir être utilisé comme arme tactique, le gaz présente toutefois l'intérêt de déstabiliser l'adversaire. Les soldats, dans les tranchées, doivent garder leur masque à portée de main et craignent plus que tout les « nuées » qui, à la différence des obus, ne leur laissent aucune chance.
Poursuivant leurs recherches, les Allemands reviennent à l'idée d'obus chimiques (T-Stoff en allemand, en hommage à Hans Tapper, qui les a conçus). En 1916, ils mettent au point un gaz vésicant (qui attaque la peau) très toxique, le sulfure d'éthyle dichloré (ou « gaz moutarde »).
Le grand état-major général (OHL, Oberste Heeresleitung) veut ménager l'effet de surprise et attend que les stocks soient suffisants pour l'utiliser. Le moment propice arrive en juillet 1917 et ce sont une nouvelle fois les Britanniques du secteur d'Ypres qui font les frais de l'expérimentation.
L'artillerie allemande déclenche le bombardement chimique pendant la nuit. Sur le moment, les Britanniques ne ressentent rien de plus qu'une légère odeur piquante de moutarde. Mais au lever du jour, ils se réveillent avec des douleurs intolérables et des cloques et brûlures sur tout le corps.
Près de quinze mille fantassins sont atteints, avec des séquelles graves et durables. Un demi-millier succombent. C'est autant que de victimes britanniques des gaz dans l'année précédente.
Malgré l'extrême dangerosité de leur fabrication et de leur manipulation, les obus d'ypérite vont désormais relancer la guerre chimique et en devenir le principal vecteur.
Il ne s'agit plus pour les belligérants de percer le front mais d'user l'adversaire, tant au physique qu'au moral. D'arme tactique, les gaz deviennent une arme d'usure ou d'attrition. Le but est assez largement atteint.
Dans tous les camps, les fantassins se voient contraints de porter à chaque alerte des équipements de protection et des masques qui gênent leurs mouvements et aggravent encore un peu plus leurs conditions de vie. Il arrive que, de lassitude, ils les enlèvent trop tôt après l'alerte, au risque d'être touchés par le gaz. Qui plus est, l'ypérite ne produisant ses effets délétères qu'après plusieurs heures, chacun vit dans l'angoisse d'avoir été touché à son insu au début de l'alerte.
Dans la dernière année de la guerre, sur le front occidental, un tiers des obus allemands ont une composante chimique (pas forcément de l'ypérite). La proportion est moindre chez les Alliés franco-britanniques pour la simple raison que ceux-ci n'ont pas autant de ressources industrielles.
Le bilan humain de la guerre chimique évoqué par l'historien Olivier Lepick est d'environ cinq cent mille tués et blessés sur le front occidental et au moins deux cent mille sur le front russe. C'est environ 3% des pertes totales de la Grande Guerre (dont vingt mille tués, somme toute assez peu).
L'une des victimes, gravement blessée aux yeux en octobre 1917, est un certain caporal bavarois qui a nom Adolf Hitler. Certains historiens présupposent que c'est le souvenir de cette blessure qui l'a dissuadé de recourir à l'arme chimique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Bibliographie
La mise en oeuvre des armes chimiques pendant la Première Guerre mondiale a fait l'objet d'une thèse très complète d'Olivier Lepick, publiée en 1998 sous le titre : La Grande Guerre chimique, 1914-1918 (Puf, Histoires).
L'échec tactique de l'arme chimique et le souvenir de ses horreurs vont conduire les grandes puissances à renouveler son interdiction.
Un « protocole concernant la prohibition d'emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques » est signé le 17 juin 1925, à Genève, dans le cadre d'une conférence internationale sur le commerce des armes. À vrai dire, ce protocole de Genève, sans caractère coercitif, ne va pas avoir d'effet concret.
Le gaz comme arme de terreur est employé, dans des conditions heureusement restreintes, dans la guerre du Rif ainsi que dans la guerre sino-japonaise et l'invasion de l'Éthiopie dans les années 1930.
D'importants stocks d'armes chimiques sont aussi constitués par les belligérants de la Seconde Guerre mondiale sans être utilisés. Il est vrai qu'ils ont mieux à faire avec les recherches sur la bombe atomique, une arme de destruction massive et de terreur autrement plus puissante, qui aboutit à la destruction d'Hiroshima et Nagasaki.
Mais l'arme chimique est employée à nouveau à grande échelle dans la guerre du Vietnam, à l'initiative des États-Unis, dans les années 1960.
Le corps expéditionnaire américain bombarde massivement la jungle et les rizières avec du napalm, qui brûle les habitations, et un défoliant, l'« agent orange », qui détruit la végétation. Il est supposé mettre les combattants ennemis à découvert. Les civils brûlés ou intoxiqués sont les victimes collatérales de ces bombardements.
Dans les années 1980, l'arme chimique refait surface à l'initiative du dictateur Saddam Hussein. Celui-ci l'emploie contre les Kurdes de son propre pays, à Halabja, le 16 mars 1988. L'attaque fait plusieurs milliers de victimes parmi les civils.
Les grandes puissances ne sont pas pour autant troublées, les médias se tiennent coi et l'opinion internationale regarde ailleurs. C'est que l'Irak est le fer de lance de l'Occident et des Soviétiques face à l'Iran auquel il livre depuis huit ans une guerre impitoyable, la plus meurtrière qu'ait connue le Moyen-Orient depuis les Mongols.
Sans doute pris de remords, les représentants de la quasi-totalité des États signent à Paris, le 13 janvier 1993, une Convention sur l'interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l'usage des armes chimiques et sur leur destruction.
Autrement plus contraignante que le protocole de Genève de 1925, cette convention est sciemment violée par le gouvernement syrien, qui bombarde au gaz sarin le quartier de la Ghouta, dans la banlieue orientale de Damas, le 21 août 2013, occasionnant plusieurs centaines de morts dans la population civile.
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Voir les 9 commentaires sur cet article
Stef (22-04-2024 13:46:59)
De même qu'on peut se demander si l'admission d'Hitler à l'Académie des Beaux-Arts n'aurait pas changé le cours de l'Histoire, on peut aussi s'interroger sur les conséquences d'une blessure morte... Lire la suite
JPC (17-04-2018 07:48:12)
Je partage totalement l'avis de H.Gosset. Comme avec l'épisode honteux des armes de destruction massives imaginaires de S.Hussein, on nous a surjoué l'existence de preuves. Mais AUCUNE preuve ne nou... Lire la suite
JPC (17-04-2018 07:46:59)
Je partage totalement l'avis de H.Gosset. Comme avec l'épisode honteux des armes de destruction massives imaginaires de S.Hussein, on nous a surjoué l'existence de preuves. Mais AUCUNE preuve ne nou... Lire la suite