Peintre discret de la riche Hollande du XVIIe siècle, Vermeer aurait été étonné de découvrir l’engouement que ses toiles suscitent aujourd’hui. Pour comprendre d’où lui vient cette gloire, partons à sa rencontre à Delft et surtout, laissons parler ses œuvres...
La drôle de famille du Renard
Nous sommes le 31 octobre 1632 et les membres de la petite famille Vos (« le Renard ») s'empressent vers la Nieuwe Kerke, la Nouvelle Église de Delft, symbole du calvinisme. Ils y sont attendus par le pasteur pour célébrer le baptême de leur garçon, un enfant peu pressé puisqu'il est né 12 ans après sa sœur Gertruy. Mais ses parents, Reynier et Digna, l'accueillent chaleureusement et lui donnent le prénom de son grand-père paternel, Johannes.
On préfère oublier l'autre grand-père, Balthasar, un artiste pourtant, mais qui eut la mauvaise idée de mettre son talent au service de la fabrication de fausse monnaie... Ses deux complices en perdirent la tête sur l'échafaud ! On n’a pas oublié également qu’une de ses grands-mères organisait des loteries truquées.
La famille cherche donc à se refaire une virginité morale en travaillant durement dans l'auberge que le couple tient depuis quelques années et que Reynier a subtilement appelée Le Renard volant.
Tisserand de caffa (mélange de soie et coton), le père de famille est en effet aussi aubergiste et profite des murs de son établissement pour développer, comme il s'est fait enregistrer auprès de sa guilde (sorte de syndicat professionnel), un petit commerce de « marchand d'art ».
Cet homme touche-à-tout a été surnommé Ver Meer, « l'homme de la mer », patronyme qu'il adopte définitivement dans les années 1640, pensant peut-être qu'il fait plus sérieux que celui de « Renard ». En 1641, nouveau déménagement du côté de la place du Marché dans la belle auberge Mechelen fréquentée par le gratin de la bourgeoisie mais aussi par des peintres et collectionneurs de tableaux.
C'est donc dans un milieu à la fois très vivant et artistique que le petit Johannes grandit. Mais nous n'en saurons pas plus : la formation du futur virtuose reste un mystère complet. A-t-il découvert sa vocation à la suite d'une rencontre ? Quel atelier a-t-il fréquenté ? Le fils du Renard se fait déjà discret.
Merci, belle-maman !
1653 est décidément une belle année pour les Vermeer. Johannes a réussi à convaincre Catharina Bolnes de le prendre pour époux, malgré les doutes de sa future belle-mère, fière de ses vieilles origines bourgeoises et catholiques.
Comment peut-elle faire confiance à cette petite famille d'artisans et d'aubergistes à la morale douteuse ? Ne dit-on pas que le père a donné un coup de couteau à un homme pendant une banale échauffourée ? Et surtout, comment accepter de se lier à des protestants ?
Finalement, belle-maman Maria passe outre ses hésitations lorsque Johannes lui promet de se convertir, chose faite peu de temps après la cérémonie du 20 avril.
Le jeune couple, qui allait donner vie à quinze enfants, s'installe rapidement chez Maria, dans un quartier de Delft où les jésuites sont fort influents.
C'est donc vers la peinture religieuse que va d'abord se tourner Vermeer, officiellement enregistré comme artiste indépendant dans la guilde de Saint-Luc en décembre de cette même année.
À 22 ans, il est d'ailleurs fort jeune pour avoir déjà droit à un tel honneur, ce qui prouve sans contexte un talent précoce et reconnu. Il a certainement profité de l'ambiance stimulante qui règne alors à Delft, quatrième ville de Hollande déjà célèbre pour ses manufactures de faïences.
Mais la cité paisible connaît le 12 octobre 1654 un drame qui va marquer l'histoire de l'Art : ce jour-là, la grande poudrière explose, détruisant près de 200 maisons et faisant de nombreuses victimes dont le génial Carel Fabritius, ancien élève de Rembrandt.
« Ainsi périt ce phœnix pour notre malheur,
Au milieu, au plus haut point de sa gloire,
Mais, par bonheur, ce même feu nous a donné en revanche
Vermeer, qui magistralement suivit ses traces »
écrit quelques années plus tard le poète Arnold Bon, soulignant l'influence du créateur du célèbre Chardonneret sur son jeune continuateur.
En attendant la gloire, Vermeer s'installe avec chevalets et pinceaux au premier étage de la maison de sa belle-mère. Il est temps de trouver un style.
De la débauche à la sérénité
Le troisième tableau de Vermeer est un coup de maître : fini, les scènes mythologiques et religieuses des premières œuvres, place aux scènes de genre ! Et il ne va pas chercher l'inspiration très loin, puisqu'on sait que sa belle-mère avait orné ses murs de quelques toiles bien choisies, dont une représentation d'une courtisane par Dirck van Baburen.
Elle devient sous le pinceau de Vermeer une Entremetteuse (1656), s'inscrivant dans cette mode des scènes de genre qui ont fait le succès d'un Jan Steen : tavernes ou maisons closes deviennent les décors de réunions grivoises censées faire passer un message moralisateur au spectateur.
Mais Vermeer va s'éloigner rapidement de ces représentations pleines de vie pour adopter le style plus sobre de Gerard Ter Borch, un de ses amis présent à son mariage.
Celui-ci a en effet vite abandonné la représentation de la trivialité pour lui préférer des épisodes plus austères de la vie quotidienne.
Les personnages, banals, sont isolés dans des intérieurs à la fois cossus et quasiment vides où l'artiste les piège dans des moments intimes qui nous resteront mystérieux : à quoi pense ce géographe qui vient de relever la tête de ses travaux ? que contient cette lettre qui semble émouvoir cette jeune femme ?
Pour répondre, on peut se faire enquêteur et rechercher les indices : une mer tourmentée représentée sur un tableau, dans le fond de la toile, et la passion se fait houleuse ; une perle qui apparaît sous un turban, et la jeune fille en devient toute innocente. Il suffit d'une porcelaine chinoise posée sur une table pour évoquer la puissance maritime du pays, et quelques bobines de fil appellent à la patience et la modestie.
Pour les maîtres de « la manière fine » de l'école de Leyde, Gérard Dou, Gabriel Metsu ou encore Frans van Mieris, il faut associer la précision de la technique, proche de la sophistication, à la banalité apparente du sujet pour mieux obliger le spectateur à observer et s'interroger. Avec ce choix d'une peinture intimiste, Vermeer s'inscrit pleinement dans l'air du temps mais va mener cet art à une perfection fascinante.
Dans ce roman, Tracy Chevalier imagine les circonstances de la création de La Jeune fille au turban. Griet, une jeune servante, accepte de servir de modèle pour le nouveau tableau de son maître, Vermeer...
Fouillant dans toutes ces étoffes, il en sortit une bande longue et étroite d'étoffe bleue.
« Je voudrais malgré tout que vous essayiez ceci. »
Je regardai le tissu. « Il n’y en a pas assez pour me couvrir la tête.
- Alors, prenez aussi ce morceau-là. » Il ramassa un bout de tissu jaune bordé du même bleu et me le tendit. J’emportai à contrecœur les étoffes dans la réserve et, debout devant le miroir, j’essayai à nouveau de m’en faire une coiffure. Je nouai le tissu bleu sur mon front, puis j’enroulai le jaune plusieurs fois autour de mon crâne, jusqu’à ce que celui-ci soit entièrement couvert. Je rentrai l’extrémité sur le côté, j'arrangeai quelques plis, lissai la bande bleue sur mon front et retournai dans l'atelier.
Il était en train de lire, aussi ne me vit-il pas me rasseoir. Je repris la même pose. Au moment où je tournai la tête pour regarder par-dessus mon épaule gauche, il leva les yeux. Au même instant, l'extrémité du tissu jaune se défit et tomba sur mon épaule. « Oh ! » murmurai-je, craignant que l'étoffe en glissant ne laissât voir mes cheveux.
Elle resta en place. Seule l'extrémité de l'étoffe jaune pendait. Mes cheveux restèrent cachés.
« Bien, dit-il alors. C'est parfait, Griet. Parfait. » (Tracy Chevalier, La Jeune fille à la perle, 1999)
La caresse du pinceau
Le « mystère Vermeer » vient-il de l'absence de sources sur son savoir-faire ? On n'a en effet aucune trace écrite, croquis ou lettre, qui permettrait d'éclairer sa technique. On sait qu'il peignait sur des toiles en lin sur lesquelles il disposait certainement une première ébauche à la craie, comme on le voit dans L'Art de la peinture.
Ne pouvant employer un apprenti par manque de moyens, il préparait lui-même ses couleurs à base de pigments et d'huile de lin, couleurs où le bleu (à partir de lapis-lazuli) et le jaune dominaient, mis en valeur sur des fonds neutres. De façon très exceptionnelle, l'artiste eut recours à des feuilles d'or pour rehausser les clous de la chaise de la Servante assoupie (1656).
Sa palette, très lumineuse, doit beaucoup à Fabritius et donc à Rembrandt avec l’usage du clair-obscur. Il adopte une transition douce entre les intensités de lumière, celle-ci étant délicatement répercutée sur les objets et personnages.
Plus énigmatique reste la question de la perspective que l'on peut observer dans ses toiles. Pourquoi par exemple les objets disposés au mur, derrière la laitière, semblent-ils plus nets que ceux qui occupent le premier plan ?
Aurait-il utilisé cette fameuse camera obscura (chambre noire) dont Léonard de Vinci décrit ainsi les effets : « En laissant les images des objets éclairés pénétrer par un petit trou dans une chambre très obscure tu intercepteras alors ces images sur une feuille blanche placée dans cette chambre [...] mais ils seront plus petits et renversés » ?
Ces images présentent également des « gouttelettes », une impression de flou que l'on retrouve sur plusieurs œuvres de Vermeer, comme La Dentellière (1671). Proche d'Antoni van Leeuwenhoeck, grand spécialiste du microscope, notre peintre s'est intéressé de près aux mécanismes de l'optique et à leur application dans le domaine de la perspective.
Mais plus que la camera obscura, fort chère, ce sont peut-être de simples aiguilles qui lui ont permis, en reliant quelques fils, de définir précisément les points de fuite qui sont à la base de ses compositions. Ne trouve-t-on pas sur la moitié de ses toiles de petits trous très stratégiquement situés ?
Dans L'Oeil écoute, Paul Claudel rend hommage à la façon dont le peintre de Deflt a su regarder le monde, trois siècles avant l'invention de la photographie.
« Ce qui me fascine, c'est ce regard pur, dépouillé, stérilisé, rincé de toute matière, d'une candeur en quelque sorte mathématique ou angélique, ou disons simplement photographique, mais quelle photographie ! En qui ce peintre, reclus à l'intérieur de sa lentille, capte le monde extérieur. On ne peut comparer le résultat qu'aux délicates merveilles de la chambre noire et aux premières apparitions sur la plaque du daguerréotype de ces figures dessinées par un crayon plus sûr et plus acéré que celui de Holbein, je veux dire le rayon de soleil ! La toile appose à son trait une espèce d'argent intellectuel, une rétine-fée. Par cette purification, par cet arrêt du temps qui est l'acte du verre et du tain, l'arrangement extérieur pour nous est introduit jusqu'au paradis de la nécessité » (L'Oeil écoute, 1946).
Le sphinx et le boulanger
Entouré de sa famille, Vermeer s'installe dans la routine d'une vie de peintre tranquille. Pour lui, pas de voyage en Italie à la rencontre des maîtres, pas de scandale, pas de procès retentissant comme en a connu Rembrandt.
Poursuivant certainement l'activité de négociant en art de son père, il profite pleinement de la folie d’achat de la riche bourgeoisie qui dit-on, aurait permis à un millier de peintres de vivre.
La concurrence est donc rude ! Lui-même parvient à trouver un mécène fidèle dans la personne de Pieter van Ruijven qui commence par lui prêter de l'argent, avant de lui acheter deux ou trois tableaux par an.
Le peintre peut aussi compter sur l'obligeance intéressée d'un boulanger et prêteur sur gages, Hendrick van Buyten, que le diplomate Balthasar de Monconys a rencontré en 1656 : « À Delphes [Delft], je vis le peintre Vermer [sic] qui n'avait point de ses ouvrages ; mais nous en vîmes un chez un boulanger, qu'on avait payé 600 livres, quoiqu'il n'y eût qu'une figure, que j'aurais cru trop payer de 6 pistoles ».
La gestion du quotidien n'est donc pas toujours facile pour Vermeer qui peint fort peu, au grand maximum trois toiles dans une année faste, en général des commandes pour lesquelles il prend tout son temps et dépense fort cher en couleurs, notamment pour acquérir le fameux bleu outremer.
Il s'approvisionne chez un apothicaire mais peut aussi confectionner lui-même ses pinceaux, ce qui expliquerait leur mauvaise qualité : on a en effet retrouvé sur ses toiles nombre de fragments de poils.
Mais s'il a l'habitude de travailler seul, celui qui a été surnommé le « Sphinx de Delft » ne vivait pas comme un ermite : les amateurs d'art, nous l'avons vu, connaissaient son nom et venaient visiter celui qui sera élu à deux reprises président de sa guilde, en 1662 et 1670, preuve du respect de ses pairs.
Les objets du peintre
« Vous m'avez dit que vous aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté […] ». Comme le remarque ici Marcel Proust (La Prisonnière, 1925), une rapide comparaison des toiles permet de comprendre que meubles et accessoires étaient ceux qui entouraient Vermeer dans son cadre de vie.
On a par exemple trouvé mention dans l'inventaire effectué après son décès de la cruche en vermeil présente dans La Femme à l'aiguière (1658) et du crucifix d'ivoire disposé dans L'Allégorie de la Foi (1670-1674).
Arrêtons-nous également sur les cartes géographiques qui remplissent les arrière-plans de cinq de ses œuvres : elles étaient alors à la mode dans la bourgeoisie qui y voyait avec fierté le symbole de la toute jeune nation hollandaise et de ses succès commerciaux.
Elles contenaient donc un message, comme celle de L'Art de la peinture qui représente les 17 provinces des Pays-Bas telles qu'elles existaient en 1636 et qui ne sont plus que souvenir 30 ans plus tard, au moment de la réalisation de l'œuvre.
Faut-il pour autant y voir une critique de la division de ce pays ? Une sixième carte aurait dû apparaître, comme le révèlent les radiographies effectuées sur La Laitière (1658-1660) mais l'artiste a préféré la faire disparaître, ne laissant malicieusement sur le mur que quelques traces de clous...
Très appréciés, les tapis d'Orient étaient eux aussi considérés comme signes de richesse, preuves des nombreux échanges effectués avec les pays les plus exotiques.
Chez Vermeer chaque détail compte : les fruits abandonnés dans une assiette (La Jeune fille au verre de vin, 1659), le balai posé dans un coin (La Lettre d'amour, 1669) tout comme les bijoux en perles ne sont pas là uniquement pour attirer l'œil mais aussi pour souligner le danger guettant la femme qui délaisse ses occupations pour rêver à l'amour...
Des personnages si proches...
L'un se peint, l'autre pas : si Rembrandt, qui crée sa Ronde de nuit (1642) l'année des 10 ans de Vermeer, adorait se mettre en scène, ce ne fut pas du tout le cas de son benjamin. Son seul « autoportrait », L'Art de la peinture, le montre malicieusement de dos !
Certes, certains comme André Malraux, auraient aimé reconnaître les traits du maître dans ceux du musicien de L'Entremetteuse, mais rien ne le prouve si ce n'est la tradition pour les peintres de se représenter ainsi, dans les tableaux d'histoire, légèrement en retrait, observant le spectateur.
Est-ce aussi, comme on l'affirme, l'ami van Leeuwenhoek qui représente la figure du savant dans L'Astronome (1668) pour réapparaître l'année suivante dans Le Géographe (1669) ?
Les personnages féminins de La Femme au collier de perles (1664), La Dame en jaune écrivant (1665), La Maîtresse et sa servante (1667) et La Lettre d'amour (1669), fort semblables physiquement, ont-ils autre chose en commun que le célèbre manteau jaune bordé d'hermine ? Il faut plutôt voir ici l'archétype de la femme sensuelle mais encore vertueuse qui risque à tout instant de céder à la tentation.
Peintre du beau sexe, Vermeer a aussi su rendre omniprésent l'Homme, symbolisé par l'arrivée subite d'une lettre ou par un instrument de musique abandonné. N'oublions pas l'intermédiaire indispensable, celle qui se cache dans ces scènes galantes, cette servante traditionnellement représentée paresseuse mais qui apparaît dans La Laitière comme une jeune femme au regard baissé, attentive à sa tâche.
Vermeer rend ainsi hommage à celle qui joue un rôle si important pour les Hollandais dans l’équilibre familial, puisqu’ils considéraient la maison comme un sanctuaire qui se devait d’être toujours impeccable.
Finalement rares, les portraits réalisés par Vermeer ne peuvent aujourd'hui être associés au nom d'un commanditaire, laissant possible l'hypothèse que tous ces sourires appartenaient à sa femme ou ses sept filles.
Mais alors, La Jeune fille au turban (1665) est-elle Cornelia ou sa sœur Beatrix ? Laquelle a accepté de se couvrir les cheveux à la façon des Turcs qui fascinaient alors l'Europe ? Et si, finalement, la Joconde du Nord n'était qu'une de ces tronies, ces « têtes d'expression » qu'adorait le marché de l'Art ?
À l'occasion de l'inauguration de l'exposition consacrée au peintre au musée de l'Orangerie à Paris, André Malraux, ministre des Affaires culturelles, fait des suppositions sur l'identité des personnages des tableaux de Vermeer.
Il est sorti, enfin !
Casanier, Vermeer l'était certainement. Lorsqu'il se décide enfin à quitter son cher atelier en 1657, c’est pour aller créer deux chefs-d’œuvre, avant de retrouver le toit chaleureux de sa belle-mère. Veut-il s'essayer lui aussi aux vedute, ces vues de villes, genre encore récent que tend à populariser Pieter de Hooch avec ses représentations des arrière-cours de Delft ?
Mais s'il élargit son décor, Vermeer n'en perd pas pour autant ses habitudes : son cadrage de la Ruelle est resserré, il joue avec les perspectives, il intègre des personnages absorbés par leurs travaux quotidiens.
Peut-être rassuré par ce premier essai sur un petit format, il se lance quelques années plus tard dans une Vue de Delft (1661) plus ambitieuse.
Reprenant la tradition des représentations de villes, il donne une image assez fidèle de sa propre cité, permettant à chacun d’en reconnaître les principaux monuments. Qu'importe si quelques maisons ont rétréci pour mieux s'intégrer dans l'ensemble !
C'est avant tout l'harmonie qui est recherchée, l'impression de paix et d'immobilité qui caractérisait ce petit matin où le peintre a pris place dans un bâtiment face au fleuve. Il était 7h10, comme l'indique l'horloge de la porte de Schiedam. Seul véritable paysage du peintre qui nous soit parvenu, ce tableau qui préfère mettre en valeur le ciel plutôt que la ville aurait une fonction politique.
Vermeer s'est en effet attaché à faire tomber la lumière sur la Nieuwe Kerke (l'Église Nouvelle), à gauche, abritant le tombeau de Guillaume Ier d'Orange qui conduisit la marche vers l'indépendance des Provinces-Unies, jusque-là soumises à la couronne espagnole.
Subjugué par ce qu'il considérait comme « le plus beau tableau au monde », Marcel Proust avait fait part de son admiration à son ami le critique d'art Jean-Louis Vaudoyer qui nous propose cette analyse du charme étrange produit par l'œuvre :
« Vous revoyez cette étendue de sable rose doré, laquelle fait le premier plan de la toile et où il y a une femme en tablier bleu qui crée autour d’elle, par le bleu, une harmonie prodigieuse ; vous revoyez les sombres chalands amarrés ; et ces maisons de brique, peintes dans une matière si précieuse, si massive, si pleine, que vous en isolez une petite surface en oubliant le sujet, vous croyez avoir sous les yeux aussi bien de la céramique que de la peinture » (L'Opinion, 14 mai 1921).
En 1921, Marcel Proust adresse une supplication à son ami Jean-Louis Vaudroyer : « Je ne me suis pas couché ce matin pour aller voir Ver Meer et Ingres. Voulez-vous y conduire le mort que je suis et qui s'appuiera sur votre bras » ? (Correspondance). Ils se rendent donc au musée du Jeu de Paume pour admirer une exposition sur la peinture hollandaise. S'approchant de la Vue de Delft de Vermeer, l'écrivain a une crise d'asthme et se sent mourir. Frappé par cet épisode, il le retranspose dans son roman La Prisonnière où le narrateur relate la mort de l'écrivain Bergotte. Proust lui-même succombera quelques mois plus tard, en 1922. Selon la légende, il aurait la veille retravaillé justement ce passage... Les experts se déchirent toujours pour situer, sur le tableau de Vermeer, le désormais célèbre mur jaune !
« Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. "C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune".
Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. "Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition."
Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit "C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien." Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort » (Marcel Proust, La Prisonnière, 1923).
La dernière touche
Après les années 1670, la situation devient de plus en plus difficile pour Vermeer qui a déjà produit le meilleur de son œuvre. A-t-il perdu cette sérénité qui se reflétait dans ses toiles ? Pour faire vivre sa nombreuse famille, il continue son activité d'expert d'art en se rendant en 1672 à La Haye pour étudier des Raphaël et autres Michel-Ange, preuve de la confiance que les spécialistes mettaient dans son appréciation.
Mais la politique européenne le rattrape : en mai, la France de Louis XIV entre en guerre contre les Provinces-Unies. Le pays commence à être envahi et pour contrer l'avancée ennemie, on n'hésite pas à inonder des régions entières en ouvrant les digues. C'est ainsi que les fermiers qui travaillaient pour la belle-mère de Vermeer ne purent plus envoyer cet argent qui constituait la base stable des revenus de la famille.
La crise économique s'installe, il n'est plus question pour les riches marchands de penser à orner leurs murs de tableaux. Le rampjaar (« l'année désastreuse ») est une catastrophe pour les artistes qui doivent souvent, comme Vermeer, faire appel à des créanciers pour des sommes impossibles à rembourser.
Cette déroute finit par pousser Vermeer dans la tombe à l'âge de 43 ans, ainsi que l'expliqua sa veuve : « Pour cette raison [la guerre] et à cause des grandes dépenses occasionnées par les enfants et pour lesquelles il ne disposait plus de moyens personnels, il fut si affligé et s'affaiblit tellement qu’il en perdit la santé et mourut en l’espace d’un jour et demi ».
Le lendemain, le 16 décembre 1675, il est inhumé dans la Oude Kerke (Vieille Église) de Delft. C'est son ami van Leeuwenhoek qui est chargé d'administrer ses biens. Il laisse derrière lui 11 enfants encore mineurs et une trentaine de toiles dont une vingtaine comportant une signature, souvent fluctuante. C'est désormais aux historiens de l'Art de sauver Vermeer.
« Tableaux d'une excellente facture, parmi lesquels 21 pièces peintes d'une manière extraordinairement vigoureuse et délicate par le feu J. van der Meer, représentant des scènes variées, le meilleur de tout ce qu'il a réalisé ». Publié en 1696 à l'occasion de la vente de l'imprimeur Jacob Dissius, gendre du mécène Pieter van Ruijven, ce catalogue précieux décrit en quelques mots les toiles et précise les prix de vente, réservant quelques surprises : pour La Laitière, vendue 175 florins, il est question d' « une servante versant du lait, extraordinairement bien exécutée » tandis que La Dentellière, « une jeune femme à ses travaux d'aiguille », n'est estimée qu'à 28 florins ! Quant aux 36 florins demandés pour acquérir une « tronie dans une robe antique », on s'accorde aujourd'hui que ce prix était une affaire pour qui voulait La Jeune fille au turban.
Une gloire par hasard
Dans les deux siècles suivant sa mort, Vermeer continue à bénéficier d'une bonne réputation mais sans vraiment se distinguer de ses collègues de la même époque. Les experts d’autrefois préfèrent souvent associer d’autres noms à ses toiles, n’hésitant pas à recouvrir sa signature.
Il faut attendre le XIXe siècle et l'intérêt de l'extravagant Théophile Thoré-Bürger pour que le Sphinx de Delft devienne auprès des experts et du public un peintre incontournable. En 1842, le journaliste, en visite au musée Mauritshuis de La Haye, tombe en arrêt devant une toile : « cette peinture étrange me surprit autant que La Leçon d'anatomie et les autres Rembrandt, très curieux, du musée de La Haye. Ne sachant à qui l'attribuer, je consultai le catalogue : Vue de la ville de Delft […]. Tiens ! En voilà un que nous ne connaissons pas en France, et qui mériterait bien d'être connu ! » Et voilà notre Thoré-Bürger remuer terre et ciel pour traquer les Vermeer, inciter les riches amateurs à les collectionner et organiser des expositions.
L'obstination de l'ancien avocat est telle qu'il inspire Marcel Proust et devient le modèle du personnage de Swann, censé mener une étude sur Vermeer au grand désespoir de son amie Odette : « Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n'avais jamais entendu parler de lui, vit-il encore ? Est-ce qu'on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez ? » (Du Côté de chez Swann, 1913).
Dès lors, Vermeer devient à la mode, les Impressionnistes l'adorent, et ses tableaux se multiplient étrangement. Ce n'est pas jusqu'au directeur du Mauritshuis, Abraham Bredius, qui ne cède à la folie et attribue au Sphinx nombre d'œuvres réalisées par d'autres. Mais en 1937, il en est sûr : ces Pèlerins d'Emmaüs est « le chef-d’œuvre de Johannes Vermeer » !
Il vient en fait de tomber dans le piège d'un des plus grands faussaires de l'Art, Han van Meegeren, qui parviendra même à vendre un de ses faux Vermeer à Göring, jaloux de L'Astronome qu’Hitler a volé à la famille Rothschild. Cette œuvre, ainsi que L’Art de la peinture, sera retrouvée par l’équipe des Monuments Men (note à la fin de la guerre dans la mine de sel d’Altaussee, en Autriche.
Aujourd'hui, si on estime que seulement 35 ou 37 tableaux de Vermeer sont répertoriés, ses œuvres sont partout, y compris sur nos pots de yaourts, et ne cessent d'inspirer de nouvelles parodies. La rançon de la gloire !
Les peintres, bien sûr, se sont interrogés sur le charme étrange des tableaux de Vermeer. Voici l’analyse de Vincent van Gogh : « Ainsi, connais-tu un peintre nommé Vermeer qui, par exemple, a peint une dame hollandaise très belle, enceinte [La Femme en bleu lisant une lettre]. La palette de cet étrange peintre est : bleu, jaune citron, gris perle, noir, blanc. Certes, il y a dans ses rares tableaux, à la rigueur, toutes les richesses d'une palette complète ; mais l'arrangement jaune citron, bleu pâle, gris perle, lui est aussi caractéristique que le noir, blanc, gris, rose l'est à Vélasquez. » (Lettre à Émile Bernard, 29 juillet 1888).
Mais c’est une fois de plus Salvador Dali qui se fait remarquer en consacrant une œuvre à son idole, intitulée Le Fantôme de Vermeer de Delft, pouvant être utilisé comme table (1934). Poursuivant dans la provocation, il va jusqu’à utiliser La Laitière comme une cape de toreador d’un genre nouveau !
Bibliographie
Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, catalogue de l'exposition du musée du Louvre, éd. Somogy / Louvre, 2017,
L'ABCdaire de Vermeer, Flammarion, 1996
Beaux-Arts (hors-série), « Vermeer et les maîtres de la peinture hollandaise », fév. 2017
Le Figaro (hors-série), « Vermeer, le monde du silence », fév. 2017
La Revanche de Vermeer, vidéo, 2017, Arte France/le musée du Louvre.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
lesuisse (02-04-2020 11:04:55)
l'exposé concernant VERMEER est absolument merveilleux, lecture très agréable et vivante, accompagnée de reproductions nombreuses et judicieusement choisies. Les articles publiés dans Herodote.... Lire la suite
Be (16-04-2017 19:24:04)
Article passionnant avec les reproductions.la bibliographie est un peu courte il y a eu des essais récents sur Vermeer Yan Blanc cité de les émissions remarquables de france culture consacrées Ã... Lire la suite
michel (22-03-2017 18:56:46)
Magnifique article dont les tableaux illustrés sont une merveille de sélection , surtout pour celui qui n'aura pas la chance ,comme moi, de pouvoir visiter l'exposition . Un grand Merci à l'auteu... Lire la suite
mmazet (22-03-2017 15:01:07)
Erreur dates de naissance et mort de Vermeer à corriger 1632-1675. Meerci