Patrimoine

Faut-il restituer les monuments détruits ?

Pratiquée depuis l'Antiquité, la « restitution » des monuments détruits par les hommes ou abîmés par le temps suscite un intérêt croissant dans le monde, du Japon au Mali en passant par l'Allemagne. Elle n'en fait pas moins l'objet de vives controverses en France.

En 2016, deux projets ont bénéficié d'une ample couverture médiatique : la « restitution » des antiquités de Palmyre et, plus localement, celle de la flèche de la basilique Saint-Denis. Un point complet sur cette question s'impose.

Important : glissez avec la souris sur les illustrations pour lire les légendes et, s'il y a lieu, cliquez pour voir les agrandissements avec leurs variantes.

Palmyre, les restes du  temple Bêl après sa destruction par l’État Islamique en 2015 : la porte d'entrée et des blocs de pierre en morceaux. L'agrandissement montre le temple Bêl en 2014 avant sa destruction.

Un vocabulaire à préciser

Les mots ont des fortunes variables et celui de restitution connaît actuellement une vogue particulière. Qu’il s’agisse de restitution territoriale après un conflit, de restitution d’un texte à moitié perdu ou de restitution d’œuvres spoliées, le terme s’attache systématiquement au fait de rendre quelque chose d’injustement enlevé.

La basilique de Vézelay avant intervention de Viollet-le-Duc avec les travées de la nef plus hautes datant du XIVe siècle. L’agrandissement montre la basilique après restauration. Trois travées ont été reconstruites pour rétablir un état roman idéal de la nef.Restitution architecturale : la définition du mot donnée par le Littré consiste à « rétablir dans son état premier, original, ce qui a subi des altérations ».

Dans l’imaginaire collectif, la restitution est étroitement liée depuis le XIXe siècle au travail de Viollet-le-Duc, qui n’hésitait pas à modifier les monuments pour atteindre « un état complet qui peut n’avoir jamais existé ».

La nef de la basilique de Vézelay, librement restaurée par Viollet-le-Duc, photo : Gérard Grégor pour Herodote.netSon intervention dans la nef de la basilique de Vézelay illustre son approche : il détruisit trois des quatre voûtes d’ogives datant du XIVe siècle pour restituer un état roman idéal. Par la suite, l’évolution des idées a banni cette forme de restitution où la part d’invention dominait le rétablissement d’un état historique.

Reconstruction : ce terme désigne l’« action de reconstruire un édifice, un ouvrage d'art », sans référence à son état initial. Une reconstruction peut donc revêtir un aspect complètement nouveau. Elle peut également reprendre un modèle ou un style ancien, sans toutefois s’y conformer exactement.

Ainsi, la cathédrale d’Orléans, démolie en 1568 par les huguenots lors des guerres de religion fut reconstruite selon un dessin gothique à partir de 1601, sans que son architecture ait suivi un projet antérieur que chacun ignorait.

Cathédrale d’Orléans reconstruite à partir de 1601 dans le style gothique de l’édifice démoli par les Huguenots.

Restauration : toujours selon le Littré, elle consiste dans la « remise en état d'une œuvre artistique, d'un monument ancien, en essayant de respecter l'état primitif, le style ». Contrairement à la restitution, radicale, il s’agit d’une intervention limitée sur un objet qui existe encore.

Dessin de la reconstitution du temple Vesta au premier-plan; derrière, le temple de Castor et Pollux, 1843,  Iginio Gentile, Ricci Serafino, « Trattato generale di archeologia e storia dell'arte italica, etrusca e romana » (Traité général sur l'archéologie et histoire de l'art  italiennes, étrusques et romaines) publié en 1901.

Restituer : un besoin identitaire depuis deux millénaires

L’acte de restituer peut également présenter une portée identitaire et répondre à une véritable actualité sociétale.

Le «Temple du Ciel » à Pékin.Le Temple du Ciel, à Pékin, inscrit depuis 1998 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et présenté comme un chef d’œuvre de l’architecture Ming, a été en fait intégralement restitué après son incendie de 1889.

En Occident, la restitution la plus ancienne et sans doute l’une des plus spectaculaires remonte à l’Antiquité. Au IIIe siècle après J.-C., l’empereur Septime Sévère parcourut l’Égypte jusqu’aux frontières de l’Éthiopie. Lors de ce voyage, Dion Cassius rapporte qu’il « dépensa sans utilité de grosses sommes pour restaurer ou reconstruire des monuments que d’autres avaient bâtis ».

À Louxor, il ordonna la restitution de toute la partie supérieure de l’un des colosses de Memnon, qui s’était effondrée en 27 avant J.-C. Cette restitution est un des témoignages les plus anciens de la prise en charge officielle du patrimoine monumental comme objet de mémoire et comme attraction touristique.

Cathédrale de Bourges. L’extrémité occidentale de la nef fut reconstruite à l’identique après l’effondrement de la tour nord en 1506.

Lorsque la tour nord de la cathédrale de Bourges s’effondra en emportant une partie de la nef en 1506, elle fut reconstruite selon une architecture nouvelle, mais les travées intérieures furent intégralement restituées dans leur état du XIIIe siècle.

À la même époque, toute l’architecture de la Renaissance peut être interprétée comme une tentative passionnée de restitution de l’architecture antique, mais il faut attendre l’époque moderne pour qu’un corpus de textes utilise clairement le mot au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

Au XVIIe siècle, quand la cathédrale d’Uzès fut ruinée par les guerres de religion, elle fut rebâtie sous une forme neuve, mais la tour romane qui en était le symbole – la tour Fenestrelle – fut remontée sur toute sa hauteur avec ses fenêtres géminées médiévales, développant ainsi une véritable restitution du monument ancien.

Tour Fenestrelle de la cathédrale d’Uzès remontée au XVIIe siècle.

Dans un contexte plus apaisé, la tour ornée de hauts pignons médiévaux qui couronnait la croisée du transept de la cathédrale de Strasbourg a aussi suscité un projet de restitution après l’incendie de 1759.

Château du Haut-Koenigsbourg. Afin d’affirmer la germanité de l’Alsace après son annexion à l’Empire en 1871, l’empereur Guillaume II chargea Bodo Ebhardt de sa reconstruction (base numérique du patrimoine d’Alsace)Par la suite, les projets de restitutions se multiplièrent aux XIXe et XXe siècles. Après le rattachement de l’Alsace à l’empire allemand, en 1871, l’empereur Guillaume II voulut affirmer la germanité de la région en ordonnant la réfection du château du Haut-Kœnigsbourg. L’édifice étant ruiné, les travaux commencèrent par des fouilles archéologiques au cours desquelles chaque objet trouvé fut répertorié, localisé et conservé.

Comme à Marienburg au même moment et au nord de l’empire, ces éléments servirent à élaborer une véritable reconstitution du château, qui minimisa la part d’interprétation. Celle-ci se manifesta toutefois dans les décors, comme à travers le fonctionnement du moulin à vent actionné au moyen d’un moteur, mais elle répondait néanmoins à un véritable objectif de restitution.

Campanile Saint-Marc. Amas de ruines provenant de l’effondrement du campanile en 1902.En 1902, l’effondrement du campanile Saint-Marc de Venise aurait pu se traduire par une construction nouvelle qui se serait inscrite dans l’histoire séculaire du monument.

Toutefois, sa haute silhouette figurait sur les principales représentations anciennes de la ville et en constituait presque le symbole.

Cette valeur de mémoire s’imposa lors du débat qui préluda aux travaux, et elle fut défendue avec énergie par le Belge Charles Bulls, qui fut le principal promoteur d’une restitution scrupuleuse du monument. Le campanile fut donc remonté « com’era, dov’era », « comme il était, où il était », avec l’accord général de la population.

La halle aux draps d’Ypres fut reconstruite à l’identique et la tour de ville est aujourd’hui protégée au titre de patrimoine mondial de l’UNESCO parmi les beffrois de Belgique et de France.

Les doctrines de restauration

Alors que le patrimoine monumental avait été entretenu pendant des siècles sans service spécialisé et en reconduisant peu ou prou les dispositions anciennes des ouvrages, les destructions de la Révolution et les profondes mutations sociales du début de l’ère industrielle entraînèrent une prise de conscience nouvelle.

Des voix s’élevèrent contre la disparition de monuments insignes, notamment Victor Hugo qui relança le goût de ses contemporains pour le Moyen Âge et le patrimoine avec Notre-Dame de Paris et publia Guerre aux démolisseurs ! en 1834.

Saint-Sernin de Toulouse, état avant intervention de Viollet-le-Duc et projet de restauration modifiant significativement l’aspect extérieur du monument.Cette mobilisation intellectuelle se traduisit administrativement par la création de la Commission des Monuments historiques, en 1837. Les premières réflexions sur la restauration patrimoniale en découlèrent.

Eugène Viollet-le-Duc préconisa des interventions plus fondamentales, qui allèrent jusqu’à réinventer des parties entières de monuments, comme il le fit à Saint-Sernin de Toulouse et au château de Pierrefonds. Il théorisa son action dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française.

Dès la fin du XIXe siècle, un tel débordement n’était plus d’actualité. En France même, ses excès eurent pour effet de fermer les conservateurs du patrimoine à toute idée de restitution.

Succédant à ces premiers penseurs et porté par une sincère volonté de conservation, Camillo Boito introduisit l’idée qu’une intervention sur des vestiges archéologiques devait être visible, pour éviter toute confusion entre les ouvrages neufs et anciens. Ces notions furent reprises en 1931 par la Charte d’Athènes pour la Restauration des Monuments historiques. C'est le premier document international concernant la restauration des monuments anciens (note).

En 1964, la Charte de Venise la compléta, même si plusieurs de ses affirmations continuaient de faire débat. Le texte reconnaissait l’intérêt de restituer des ouvrages disparus, s’ils étaient correctement documentés, mais il préconisait le remplacement des parties manquantes selon « une intégration harmonieuse à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales ».

Les pays les plus touchés par la guerre, comme l’Union soviétique, l’Allemagne et la Pologne, n’acceptèrent pas un document qui niait à ce point les blessures dont ils venaient d’être victimes. Ils souhaitaient pouvoir reconstruire leur territoire, villes et monuments « com’era, dov’era » afin de retrouver leur histoire et leur identité injustement détruits et effacés. En 1982, la Déclaration de Dresde accepta et même encouragea la reconstruction des monuments détruits par des faits de guerre.

Temple d’Isée au Japon. Tous les trente ans, le temple est reconstruit à l’identique sur le terrain voisin.Rédigée principalement par des Occidentaux, la charte se voulait universelle mais s’inscrivait dans une logique néo-coloniale en ne considérant pas les différences culturelles.

Les Japonais, qui avaient comme tradition de reconstruire à l’identique, tous les vingt ans depuis le VIIIe siècle, un des sanctuaires les plus sacrés du pays, le temple d’Isé, jugèrent à leur tour la Charte de Venise inadaptée. La notion d’authenticité de matière, essentielle aux yeux des européens et dans la Charte de Venise, ne convenait pas à la reconstruction régulière d’un monument, dont l’une des finalités était la transmission des savoir-faires d’une génération à l’autre.

En 1994, le Document de Nara ouvrit une interprétation plus large et plus nuancée de la notion d’authenticité en intégrant notamment la notion d’authenticité de la forme.

Enfin, la Déclaration de Paris, en 2011, redonna aux savoir-faire traditionnels de la restauration une place de premier plan. La Charte de Venise fut donc considérablement renouvelée et enrichie par de nombreux textes additionnels.

Toutefois, en France, le souvenir des interventions abusives de Viollet-le-Duc, encore très présent, empêcha qu'ils soient pris en considération.

Encouragée par les restrictions budgétaires du ministère de la Culture, une surinterprétation de la Charte de Venise finit même par prévaloir, récusant pour des raisons presque morales toute restitution et imposant un traitement contemporain des ouvrages restaurés.

Craignons qu'à trop combattre les restitutions, on en vienne à détruire le lien affectif entre la communauté nationale et son patrimoine, au point de compromettre la conservation de celui-ci.

 

Publié ou mis à jour le : 2019-04-28 17:20:12
GOERIG Bernard (28-02-2024 13:43:43)

si demain on trouve une Bugatti rarissime mais avec une roue qui traîne au fond du garage, on va restaurer cette roue, la remettre à sa place et messe la belle dans un Musée ( par ex à Mulhouse ..... Lire la suite

JP Saels (21-02-2017 07:01:24)

Article très intéressant, j'aurais apprécié l'évocation de la reconstruction de la Grand-Place de Bruxelles après son bombardement par les troupes françaises.
JP

Remo 24 (31-01-2017 16:10:26)

Oui,restituer avec le matériau in situ et à l'identique.

Guyard (30-01-2017 09:23:16)

Bonjour, très intéressant article où se mélangent questions de vocabulaire et réalités de terrain (panorama, utilité du lieu, adéquation à de nouveaux modes de vie etc). A propos de Dresde, ... Lire la suite

Jean-Marie45 (29-01-2017 17:13:44)

Est-ce toujours une bonne chose de "reconstruire à l'identique". Je me souviens qu'il y a 30 ans, je visitais la Turquie. Et nous étions arrivés sur un site que les archéologues n'avaient pas seul... Lire la suite

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